Par Christian Pierret, Ancien Ministre délégué à l’Industrie, aux PME, au Commerce, à l’Artisanat et à la Consommation
La fondation originelle de la construction européenne en témoigne : l’objectif des futurs pays membres était bien de constituer un ensemble politique cohérent dans un monde bipolaire, partagé entre deux blocs, autour des États-Unis et de l’Union soviétique. Deux entités dont l’affrontement, succédant à la victoire commune sur le nazisme, semblait inéluctable à terme. Ainsi, du côté occidental, placé sous la protection des États-Unis, présents militairement en Europe, après l’échec de la Communauté européenne de défense, le marché commun eut, en 1957, l’ambition d’aller plus loin que la CECA dans l’intégration économique progressive de l’Europe des Six pour, selon la méthode pragmatique des pères fondateurs, affirmer à chaque progrès de l’intégration une dynamique politique nourrie des valeurs démocratiques communes, qui tranchait avec la dictature soviétique et qui s’accordait avec l’idéal démocratique de l’Amérique. Ce qui devait devenir l’Union européenne (UE), quelques années plus tard, reposait donc sur de fortes convictions politiques de liberté, de respect de l’État de droit, de sécurité collective et de progrès social. Lorsque l’Europe croit en elle-même, c’est qu’elle s’appuie sur une Histoire fondatrice qui n’est pas seulement celle de ses progrès économiques, mais aussi de son corpus universel de valeurs.
Aujourd’hui, avec la crise de l’Alliance atlantique provoquée par la régression populiste de la présidence de D. Trump, l’Union européenne, confrontée par ailleurs à l’agression russe sur son territoire, doit réaffirmer son identité et renouer avec une démarche plus politique pour retrouver sa cohésion. En effet, voilà plusieurs décennies qu’on ne voulait voir ses avancées, très réelles, qu’à travers le prisme économique, tandis que le sous-jacent politique, pourtant décisif, était relégué loin de l’avant-scène des grandes décisions.
Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, c’est que l’UE est la première puissance économique mondiale. Avec ses 450 millions d’habitants, l’Europe s’est inscrite avec succès dans la mondialisation, depuis trois quarts de siècle. Elle a créé un marché unique, une monnaie unique, une banque centrale européenne et des régulations institutionnelles, créant ainsi un ensemble cohérent et puissant, adapté aux crises successives, qui ont affecté la planète : la crise de 2008, la Covid, la crise énergétique et le changement climatique.
“L’Europe dispose des ressorts de son rebond existentiel : outre la puissance de sa monnaie – qui s’impose peu à peu face au dollar – et l’efficacité de son économie dans la plupart des secteurs mondiaux, elle a su promouvoir des politiques intégrées de cohésion…”
En second lieu, alors qu’elle s’adonnait au « tout marché », plaçant la concurrence bien régulée comme l’objectif commun central, où l’économie était le seul horizon, l’Europe a négligé la construction sociale qu’une telle puissance économique aurait exigée. Et elle a oublié que ses combats étaient avant tout ceux des valeurs démocratiques et universalistes qui avaient formé à la Libération sa raison d’être. Aveugle aux coups de semonce, qu’elle a reçus des États-Unis sous la présidence Bush puis celle d’Obama avec le premier glissement américain vers l’Asie, le désintérêt pour la guerre en Yougoslavie, l’attitude de retrait en Irak et en Syrie, la passivité lors de l’annexion de la Crimée par la Russie, le retrait d’Afghanistan, la réduction des effectifs militaires en Europe, tout l’annonçait, même si nous ne le discernions pas encore : nous étions seuls, comme en 1939. Le coup de timbale dans la symphonie allait être donné par D. Trump, dans le salon ovale, avec l’humiliation de V. Zelensky, Président d’une nation souveraine, dont l’intégrité territoriale avait été solennellement garantie par les puissances, y compris la Russie.
L’aboutissement de ce changement de cap se lit comme un bouleversement des alliances, sans précédent : l’abandon mercantile de l’Ukraine par la « diplomatie des deals » confirme le tragique de la situation pour l’Europe. La boussole européenne s’affole lorsqu’aux Nations unies, le représentant américain vote avec celui de Poutine…
Toutefois, dans les premiers temps de sa solitude, l’Europe dispose en elle-même des ressorts de son rebond existentiel : outre la puissance de sa monnaie – qui s’impose peu à peu face au dollar – et l’efficacité de son économie dans la plupart des secteurs mondiaux, elle a su promouvoir des politiques intégrées de cohésion, qui permettent à tous ses États membres, quelles que soient leurs dates d’adhésion, de bénéficier de l’élan commun. Même les États membres, qui se révèlent réticents, lorsqu’ils sont atteints par le populisme, à converger avec la dynamique majoritaire, doivent reconnaître combien l’Union leur est bénéfique ; ils devront admettre à très court terme qu’ils ne peuvent s’opposer, sans dommage, aux évolutions politiques, institutionnelles, de défense, que nécessite la situation inédite dans laquelle la guerre en Ukraine nous a plongés. Le temps n’est plus où, à la suite de l’échelonnement des dates d’adhésion, il existait « plusieurs visions du monde » chez les nouveaux venus au sein des 27. L’axe de l’Europe se bornait à n’être qu’un marché dans la plus pure tradition libérale pour les uns ; ils y ajoutaient une intervention modérée de l’État, soit pour encadrer le marché par des normes monétaires économiques ou environnementales, soit pour garantir des avancées sociales pour les plus modestes. Pour d’autres, la conciliation était nécessaire entre libéralisme économique et intervention de l’État ; c’est cette dernière vision qui, depuis plus de soixante ans, représente le point d’équilibre du Parlement européen entre la social-démocratie et la démocratie chrétienne. Au moment où l’autoritarisme affecte gravement la vie démocratique des États-Unis, ou la vie politique des dictatures russe et chinoise, il convient de décourager leurs émules en Europe qui n’hésiteraient pas, s’ils n’en étaient empêchés, à altérer la liberté de la presse, l’indépendance des juges et d’autres atteintes graves à la démocratie.
On le voit, la diversité de l’Histoire de chaque peuple, si elle a fait du puzzle européen un îlot de prospérité économique, n’en a pas moins laissé perdurer des contradictions politiques qu’il nous faut résoudre dans cette période de tensions mondiales, sans doute prémonitoires de graves désordres, voire de nouveaux conflits guerriers. Il faut donc renforcer les institutions démocratiques, en particulier le Parlement européen dans ses pouvoirs de contrôle, mais surtout dans ceux d’impulsion et d’audace – la lutte pour le climat, par exemple, où les parlementaires sont plus sensibles à cette problématique politique – qu’on ne peut abandonner ni à la Commission ni au Conseil des ministres.
Plus précisément, il faut accepter que, sur des politiques qui engagent l’avenir, voire l’existence même de l’Union, on avance avec quelques États sans rechercher nécessairement l’accord unanime, car on ne peut pas se satisfaire des situations, que l’on a connues, où les avancées se monnaient à quelques milliards au profit de l’un ou de l’autre des pays réticents. Refusons résolument cette conception du « deal » trumpien, qui n’est pas digne du projet politique de l’Union.
Quelques programmes urgents permettraient à l’UE de reprendre la main sur la scène mondiale : pour accompagner une stratégie commune de défense, pilier européen de l’Alliance atlantique, il faut créer une BIDT (Base industrielle de défense et de technologie) afin, notamment, de surmonter le fractionnement des industries de défense qui, selon le rapport d’E. Letta, coûterait plus de 100 milliards d’euros par an. C’est dire qu’il faut très rapidement sortir du dogme de la concurrence comme alpha et oméga de la politique, pour laisser s’opérer des rapprochements d’entreprises et toutes les fusions nécessaires pour constituer des groupes européens de taille intermédiaire capables de produire des armements de hautes technologies en masse. Plus généralement, ignorée par le projet constitutionnel de 2005, et combattue vivement par les États ultralibéraux, qui le regrettent aujourd’hui, une politique industrielle européenne se révèle comme une nécessité existentielle pour que nos industries atteignent la taille critique et rationalisent leur appareil de production. Dans cet esprit, deux autres politiques intégrées doivent être mises sur pied.
D’abord, en rapprochant la R&D de plusieurs États membres en pointe dans ce domaine, par exemple sous la forme d’un MIT, comme l’avait proposé l’ancien Président Barroso, qui devra relever le défi mondial de la tech et du traitement des data, bien au-delà des quelques centaines de millions d’euros acquis aujourd’hui… Des miettes par rapport aux financements chinois ou américains, dans des programmes éclatés qui, timides, n’atteignent pas la taille critique, parce qu’ils résultent de négociations difficiles entre États membres dont certains n’acceptent pas les politiques coordonnées.
Ensuite, en mettant fin à l’absurde politique énergétique qui, au nom de la mise en concurrence, a livré – de fait – la lutte climatique aux énergies fossiles (le gaz importé) et a empêché l’UE de bénéficier d’un avantage comparatif sur le prix de l’énergie avec les EnR et le nucléaire. L’attractivité de l’UE exige une énergie stable, abondante, à prix compétitif, c’est dire l’impératif de sortir d’une taxonomie ambigüe et dogmatique où il faut se cacher pour affirmer l’évidence que nous avons besoin du nucléaire.
Les contraintes de cette réorientation politique sont réelles que l’on évoque le temps nécessaire pour la mettre en oeuvre et l’inscrire au maximum dans les cinq ou six ans à venir, étant donné la menace qui pèse sur l’Europe, ou que l’on mesure les efforts des entreprises et de leurs salariés, des services publics, des administrations et des agences gouvernementales des États membres. Cette orientation reposera sur une priorité accordée à l’investissement et sur une attention vigilante que la BCE devra porter sur le niveau des taux d’intérêt, puisque ces investissements seront financés par de la dette. Les efforts exigés sont immenses, il ne faut pas se le cacher, car nous partons de très loin par rapport à ces objectifs. Aujourd’hui, il n’y a ni accord politique sur la stratégie européenne autour du noyau des quatre ou cinq pays – y compris le Royaume-Uni – qui sont en mesure de la définir, ni accord sur les instruments financiers mutualisés et beaucoup plus importants que ceux annoncés par U. von der Leyen, nécessaires pour lancer ces politiques avec crédibilité.
C’est donc, une fois encore, un leadership politique de quelques États clés qui pourra provoquer le déclic pour catalyser les énergies et vaincre la mollesse attentiste des dix dernières années. Au carrefour de son existence, comme grande puissance inachevée, l’Union européenne, dont la population recommence à croire sérieusement à ses valeurs, est confrontée à un choc des cultures où la violence et les politiques brutales qui lui sont opposées, et à l’est et à l’ouest, ne peuvent être dépassées que par l’affirmation de la mesure et de la raison. La bataille des valeurs ne fait que commencer.
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