Jad ARISS
Directeur des Affaires publiques et de la Responsabilité d’entreprise du Groupe AXA
Trois questions à Jad Ariss, directeur des Affaires publiques et de la Responsabilité d’entreprise du Groupe AXA.
Le 30 mars prochain, l’Union européenne doit faire face à la sortie du Royaume-Uni, une date qui marque un séisme dans le fragile édifice européen. Quel regard en tant qu’acteur du monde de l’assurance portez-vous sur ce départ et les conséquences qui en découleront pour la France et l’Union européenne ?
Jad Ariss : le Brexit marque indiscutablement la fin d’une époque pour le projet européen. Ce dernier était animé par une double dynamique : l’élargissement à de nouveaux membres d’une part, leur intégration toujours plus étroite de l’autre. Ces deux moteurs sont essoufflés. La poursuite de l’élargissement fait l’objet de controverses, comme en témoignent les débats actuels autour de la candidature des pays balkaniques. Le socle de valeurs communes qui justifiait notre rapprochement est ébranlé par la question migratoire et plus largement par des conceptions divergentes de la souveraineté et de la démocratie.
Face à ce constat, nous avons en tant qu’assureur deux types de réponses.
La première réponse est d’ordre technique. Le choix du Royaume-Uni est souverain et nous nous y adaptons pour servir au mieux les intérêts de nos clients des deux côtés de la Manche. Mais nous savons que l’industrie financière, dans laquelle la place de Londres tenait une place si éminente, devra désormais composer avec un univers plus fractionné, engendrant des coûts frictionnels supplémentaires. Tant le Royaume-Uni que l’Union seront perdants.
La seconde réponse est de l’ordre de « l’entreprise citoyenne ». Nous sommes une entreprise mondiale qui s’est d’abord construite en Europe. Cette histoire marque notre mission et notre culture d’entreprise. En tant qu’assureur, nous croyons que l’existence d’amortisseurs face aux chocs de la vie est essentielle pour protéger chacun et pour garantir la cohésion de nos sociétés. Ces amortisseurs, qu’ils interviennent seuls ou en complément des dispositifs publics, doivent bénéficier au plus grand nombre. Nous croyons également, pour nos clients et nos salariés, en une société ouverte qui donne à chacun les moyens de réussir et de s’épanouir, quel que soit son genre, son origine, son orientation sexuelle, son handicap.
Au-delà de ces réponses institutionnelles, j’ai en tant que citoyen européen une conviction personnelle. Le défi auquel l’Union est confrontée est immense car c’est une crise existentielle. Plutôt que de savoir qui peut faire partie du club ou comment le club doit être organisé, il va falloir répondre au « pourquoi ». C’est l’identité de l’Union qu’il faut repenser. Il appartient à nos élus de proposer un nouveau récit aux citoyens pour se représenter cette Union et se projeter collectivement vers l’avenir. J’ai la conviction personnelle que la dimension spirituelle ne peut pas être absente de ce récit ; je crains que le fait de ne pas faire référence dans le projet de Constitution européenne aux racines chrétiennes de l’Europe ait été un mauvais signal. Quand on ne sait pas d’où l’on vient, on ne sait pas où l’on va.
Les défis auxquels la nouvelle Commission européenne va devoir faire face appellent à un nouveau mode de développement conciliant des objectifs qui semblent contradictoires : le social et l’écologie, les enjeux de long terme et les questions de court terme… Comment le groupe AXA aborde-t-il ces thématiques ? Et quelles devraient être selon vous les priorités de la nouvelle Commission ?
J. A. : Notre métier d’assureur est à la fois de répondre à des situations d’urgence – des inondations, des accidents, etc. – et de protéger nos clients sur le long terme, notamment à travers les métiers d’assurance-vie et d’épargne-retraite. Notre capacité à nous projeter à des horizons temporels différents fait partie de notre ADN et nous n’avons pas pour habitude d’opposer le court terme et le long terme.
Le secteur de l’assurance européen compte parmi les plus développés au monde ; il constitue le premier investisseur institutionnel de la région. Par son modèle économique, c’est un secteur naturellement porté sur le long terme. C’est là un grand atout pour l’Europe quand il s’agit de relever les défis auxquels sont confrontés nos modèles actuels comme le financement des systèmes de santé ou de retraite dans un contexte de pression croissante sur les finances publiques. C’est aussi un atout pour penser les protections et les investissements nécessaires dans le monde de demain : faire face aux nouveaux risques comme le risque cyber ; financer l’innovation, les infrastructures et la transition écologique.
L’Europe a un rôle naturel à jouer dans l’émergence de ces solutions, non seulement en raison de son pouvoir normatif, mais aussi parce qu’elle constitue un espace pertinent, qu’il s’agisse de la constitution d’un marché des capitaux unifié ou de celle d’un espace numérique commun fondé sur la protection des données personnelles et des libertés individuelles.
La mobilisation effective des acteurs sur ces sujets ne doit pas nécessairement passer par davantage de réglementation. Il y a là un premier axe de réflexion pour la nouvelle Commission, dans le prolongement du projet Better Regulation conduit par la Commission sortante ; c’est un point d’autant plus important que la concurrence mondiale se durcit férocement avec les autres géants que sont les États-Unis et la Chine, et que les États-Unis se sont lancés dans un mouvement de déréglementation dont il ne faudrait surtout pas croire qu’il serait une parenthèse transitoire liée à la présidence de Donald Trump. La priorité de la prochaine Commission et des États membres doit être de penser l’Europe dans un monde ouvert et extrêmement compétitif, et d’en tirer les conséquences quant à l’opportunité d’élaborer de nouvelles normes. Sans appeler à une déréglementation massive, il est clair que l’Europe s’est dotée au cours des dernières années de nombreuses nouvelles règles, sans toujours mesurer pleinement les conséquences sur sa propre compétitivité et sur la capacité de ses acteurs économiques à les absorber tout en continuant de remplir leurs missions au service de leurs clients et des citoyens. Une vision macroéconomique exhaustive et cohérente doit présider à l’effort réglementaire pour ne pas entamer la capacité de l’Europe à lutter à armes égales dans le monde de demain.
Des consultations citoyennes sur l’Europe se sont tenues en 2018 dans les 27 États membres avec des succès très contrastés et une participation fortement disparate d’un État à l’autre, mais ces conférences-débats ont mis en lumière la nécessité d’associer la société civile au futur de l’Union européenne. Les entreprises sont un des grands acteurs de la société civile organisée. Dans ce cadre, quel pourrait/devrait être le rôle d’un groupe comme AXA ?
J. A. : Avec vous, nous constatons cette aspiration légitime de la société civile à une plus grande participation au projet européen. Nous l’accueillons bien sûr positivement, et nous en sommes un acteur, en particulier à travers les différents processus européens de consultations publiques ou de groupes d’experts. AXA participe ainsi aux groupes d’experts de la Commission sur l’innovation et sur l’intelligence artificielle ; nous avons été très impliqués dans les travaux sur la finance durable.
Au-delà de ces forums institutionnels, nous nous efforçons de sensibiliser activement les différents acteurs de la société aux causes d’intérêt général qui nous tiennent à cœur. Je pense à la lutte contre le réchauffement climatique, à la protection de la biodiversité, à la lutte contre le tabac – première cause de décès évitables dans le monde. Nous partageons nos convictions, nous les étayons grâce aux travaux des chercheurs que nous soutenons à travers le Fonds AXA pour la Recherche, notre initiative de mécénat scientifique ; depuis 2008 nous avons engagé 230 millions d’euros pour financer la recherche scientifique dans quatre grands domaines : environnement et changement climatique ; santé ; nouvelles technologies ; risques socio-économiques ; nous avons à ce jour financé plus de 500 projets dans une trentaine de pays, principalement en Europe. Il s’agit là d’une initiative unique dans le monde.