Par Bernard Valluis, Président de la Fédération européenne des banques alimentaires
La faim dans le monde est un scandale dont l’humanité a pris toute la dimension, et cette conscience collective est alimentée par les agences spécialisées des Nations Unies qui publient régulièrement les chiffres de la part de la population souffrant de la faim. Dans son dernier rapport sur le sujet, la FAO1
évalue à 735 millions le nombre de personnes atteintes par le fléau de la sous-nutrition. Dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme de l’ONU, l’article 25 stipule bien que « toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ». Mais la situation économique d’une large part de l’humanité qui
vit sous le seuil de pauvreté ne lui permet pas de prétendre à exercer ce droit fondamental. Aussi, la faim dans le monde est une grande cause qui mobilise les instances multinationales, en particulier le Programme alimentaire mondial, les institutions nationales d’aide alimentaire des pays riches à destination des pays pauvres et nombre d’ONG qui œuvrent à lutter contre la faim.
Cette situation inacceptable au titre des droits humains est malheureusement très largement sous-estimée. En effet, la FAO dans le dénombrement de ceux qui souffrent de la faim applique à une soixantaine de pays en développement une méthodologie multicritère de recensement à laquelle échappe une partie de l’humanité. Le scandale de la faim s’étend bien au-delà des populations qui ne disposent que de l’équivalent d’1 à 2 dollars par jour pour vivre. Pourtant, cet impensé des institutions internationales représente pour les pays les plus riches une part qui varie entre 10 à 15 % des 1,2 milliard de leurs habitants. Et effectivement, c’est un scandale encore plus inacceptable que des sociétés qui disposent globalement de ressources agricoles et alimentaires suffisantes, qui paraissent en gaspiller un tiers, ne puissent satisfaire les besoins alimentaires essentiels d’une partie de leur population. Tout récemment le ministère américain de l’Agriculture, qui consacre 80 milliards de
dollars de son budget au financement de chèques alimentaires, a lancé un cri d’alarme en révélant que 18 millions de familles, soit 13,5 % des foyers américains souffraient d’insécurité alimentaire. Ce n’est donc pas par hasard que le mouvement des banques alimentaires ait trouvé naissance aux États-
Unis en 1947, dans la société la plus riche du monde, mais traversée par de très fortes inégalités économiques et sociales.
“Eurostat a établi pour 2023 que 9,5 % de la population de l’UE n’était pas en mesure d’accéder à une alimentation journalière satisfaisante, soit une détérioration par rapport à 2022 pour laquelle ce taux atteignait déjà 8,3 %.”
L’Europe n’échappe pas plus aux maux de la précarité alimentaire et de l’exclusion sociale. Dans une première approche, l’évaluation du taux de risque de pauvreté avant transferts sociaux, qui selon les pays n’est pas synonyme d’un moindre niveau de vie, fait apparaître une forte hétérogénéité dans
l’Union européenne. Selon les données de 2021, alors que le taux moyen est de 16,5 % dans l’UE 27, la Bulgarie, l’Espagne, l’Estonie, l’Italie, la Lettonie, la Lituanie et la Roumanie affichent des taux supérieurs à 20 %, quand les autres pays se situent sous la moyenne européenne. La crise sanitaire de la Covid-19 et les conséquences du conflit russo-ukrainien se sont traduites par une forte inflation
générale touchant plus particulièrement les produits alimentaires avec des taux d’inflation alimentaire supérieurs à 20 % annuels dans de nombreux pays de l’Union. Ainsi, Eurostat a établi pour 2023 que 9,5 % de la population de l’UE n’était pas en mesure d’accéder à une alimentation journalière
satisfaisante, soit une détérioration par rapport à 2022 pour laquelle ce taux atteignait déjà 8,3 %. L’actualisation des données du taux de risque de pauvreté indique la même détérioration inquiétante, soit 22,3 % en 2023 contre 19,7 % en 2022 et 16,5 % en 2021. En termes de population en situation de risque de pauvreté, cela représenterait 100 millions de citoyens européens, dont 42,6 millions ne pouvant accéder à une alimentation suffisante.
Face à ce gouffre de la faim, de plus en plus large et profond, les citoyens européens sont nombreux à participer et, depuis longtemps, à remédier à cette situation. Le mouvement des banques alimentaires a démarré en France en 1984, et dès 1986 était créée la Fédération européenne des banques alimentaires (FEBA). Aujourd’hui, la FEBA réunit 30 pays, dont 22 sont membres de l’Union européenne et 5 en cours de négociations d’adhésion (Albanie, Serbie, Moldavie, Macédoine du Nord et Ukraine). En 2023, les 352 banques alimentaires membres de la FEBA ont distribué 840 000 tonnes
d’aliments qui ont bénéficié à 12,8 millions de personnes en situation de précarité alimentaire. Il s’agit du plus important réseau d’aide alimentaire européen qui agit grâce à la mobilisation de 44 374 organisations charitables chargées de la distribution directe des produits collectés et réunis par les
banques alimentaires. Celles-ci fonctionnent avec le concours de 98 662 personnes dont 94 % sont des bénévoles. Et au-delà de l’engagement volontaire de ces bénévoles qui œuvrent quotidiennement à la collecte de surplus ou des dons de produits alimentaires des agriculteurs, des industriels de l’agroalimentaire et du commerce, avec une part conséquente de la grande distribution, les citoyens consommateurs participent aux opérations annuelles, voire bisannuelles de collecte nationale qui consistent à des dons de produits lors des achats en grande surface.
Alors que les banques alimentaires ont contribué efficacement à la lutte contre les pertes et le gaspillage, elles pâtissent aujourd’hui du succès des politiques publiques qui ont incité les filières agroalimentaires à réduire leurs pertes, ce qui conduit à restreindre les surplus disponibles pour l’aide
alimentaire. Aussi, face au défi de l’augmentation du nombre des bénéficiaires potentiels de l’aide alimentaire et de la réduction des ressources, les banques alimentaires doivent procéder à des achats de denrées qui ne sont rendus possibles que par la mobilisation des donateurs. Les entreprises et les citoyens répondent à ces appels traduisant leur engagement pour réduire le mal de la précarité alimentaire.
Qu’il s’agisse des bénévoles ou des donateurs en nature ou en espèces, les citoyens européens sont bien parties prenantes de l’aide alimentaire. Ils le sont aussi indirectement comme électeurs avec les financements consentis par les institutions de l’UE pour conduire les opérations relatives aux actions sociales. L’action du réseau des banques alimentaires ne se réduit pas à la distribution d’aliments, car elle s’inscrit dans l’accompagnement social (éducation, emploi, logement…) et pour cela a été reconnue
par les instances européennes. Le Fonds européen d’aide aux plus démunis (FEAD) a mobilisé 3,8 milliards d’euros sur la période 2014-2020, dont une partie cofinancée à hauteur de 15 % par les États membres, a servi les réseaux d’aide alimentaire. Pour la période en cours 2021-2027, le FEAD a été
agrégé au Fonds social européen (FSE+) qui représente un budget total de 90 milliards d’euros, dont un minimum de 3 % doit être dédié aux soutiens en nature. Au sein du FSE+, le programme pour l’emploi et l’innovation sociale (EaSI) représente un budget de 762 millions d’euros. Les dotations nationales abondées par les budgets des États constituent un socle essentiel pour le bon fonctionnement des banques alimentaires européennes. L’efficacité de cette politique publique se mesure par l’effet de levier qui permet de dégager une action en valeur jusqu’à dix fois supérieure à l’euro public investi.
Si le défi de la pauvreté doit interpeller tous les citoyens européens, leur fort engagement doit se poursuivre sous toutes ses formes pour remédier à la précarité alimentaire et à l’exclusion sociale.
(1) FAO, Food and Agriculture Organization of the United Nations.