Le rapport Draghi à l’aune de la transition écologique

Par Jean-Baptiste Vaujour, Professor of Practice, EmLyon Business School

Elise Retailleau, Chargée d’Affaires Transition Energétique

Alexandre Denis, Consultant Energie-Climat

Lucas Gigli, ISAE SUPAERO et Institut Polytechnique de Paris

Le rapport sur la compétitivité de l’Europe porté par Mario Draghi cristallise les paradoxes de la situation politique contemporaine. Dans une volonté d’inviter à l’action, le texte s’ouvre sur un avertissement : si l’Europe ne veut pas sacrifier la prospérité, la soutenabilité ou la paix, elle va devoir restaurer sa compétitivité économique. Le diagnostic est lucide et le décrochage par rapport aux Etats-Unis et à la Chine indiscutable. Un certain nombre de questions sont pourtant éludées et il n’est pas évident que les priorités identifiées ne soient pas au moins partiellement contradictoires. 

Nos sociétés, à l’échelle globale, sont confrontées au même problème : le paradigme économique qui a prévalu depuis la révolution industrielle conduit au dépassement de toutes les limites planétaires, le changement climatique n’étant que la plus médiatisée d’entre elles. Penser la compétitivité à long terme et la prospérité matérielle ne peut cependant se faire raisonnablement qu’en fournissant une vision à long terme sur son inscription dans un cadre compatible avec la survie du système Terre. 

Le rapport répond aux enjeux du présent mais s’inscrit résolument dans un scénario de transition non coopérative à l’échelle mondiale, avec une concurrence accrue sur les moyens et ressources et un alignement implicite sur un paradigme où l’innovation technologique permettra de surmonter les défis environnementaux et de maintenir la croissance. La non-formulation explicite et la non-discussion des conséquences environnementales (et donc in fine économiques et sociales) de ces hypothèses amène à prendre des décisions sous-optimales au sens économique du terme, car n’intégrant pas l’intégralité des informations à notre disposition.

Nous nous proposons donc d’examiner trois points saillants du rapport à travers les prismes environnementaux, économiques et sociaux afin d’alimenter une conversation indispensable et qui devrait être ouverte à nos partenaires extra-européens.

La complexité administrative

Le rapport Draghi pointe la complexité administrative lorsqu’il évoque les freins à la productivité européenne et appelle de ses vœux une simplification normative à destination du secteur privé, en particulier des réglementations ayant trait à la protection de l’environnement.

Sur le principe, il peut sembler discutable de remettre en question des textes dont l’entrée en vigueur n’est pas encore complète et dont le coût administratif est difficile à estimer. De plus, ces réglementations s’intègrent au sein d’une “cohérence polyphonique” dont le but est de faire émerger un langage commun sur la mesure et la réduction de l’impact environnemental. Par exemple, la taxonomie européenne est devenue la pierre angulaire d’un ensemble de directives européennes telles que la CSRD (vise à mieux encadrer les rapports extra-financiers des entreprises). Elle a aussi inspiré de multiples juridictions à travers le monde, et le principe « Do No Significant Harm » a ainsi été adopté par l’ASEAN, ce qui pose les premières pierres d’une convergence réglementaire au-delà des frontières de l’UE. D’autre part, la multiplication des régulations et frameworks vise souvent à décliner une ambition transverse à des situations spécifiques, plutôt qu’à se superposer les unes aux autres. 

Il est par ailleurs utile de rappeler que de nombreuses normes s’appliquant aux entreprises résultent de démarches volontaires, que ce soit en matière de reporting, avec par exemple le Carbon Disclosure Project (CDP), ou en matière de cibles climatiques, avec l’initiative Science Based Target (SBTi) …

Il faut cependant reconnaître que ces normes, notamment en matière de reporting, sont peu adaptées à la réalité de l’essentiel du tissu économique européen qui ne dispose pas des ressources pour les mettre correctement en œuvre. Les PME / ETI ont bien le sentiment d’être proportionnellement désavantagées dans cette course à la conformité et que leurs particularités sont insuffisamment prises en compte. L’approche consistant à introduire des seuils de taille à partir desquels les obligations s’appliquent crée un fardeau disproportionné pour celles qui en sont le plus proche.

Le rapport propose donc de relever les seuils d’applicabilité et d’introduire un régime de proportionnalité pour les PME / ETI dans les réglementations existantes et futures. Il suggère aussi de décaler dans le temps l’application des réglementations contraignantes (voire de les supprimer) lorsque leur coût administratif dépasse les bénéfices attendus. Il évoque enfin l’idée de tirer profit des avancées de l’IA pour mieux naviguer dans ce maquis administratif. 

De manière complémentaire, c’est l’approche derrière les normes qu’il faudrait modifier. La plupart des textes se sont concentrés jusqu’ici, soit sur la transparence et la communication, soit sur des interdictions et contraintes, ce qui a conduit le régulateur à être « piégé » dans une perspective restrictive. Cette approche doit évoluer vers une vision plus prospective, incitative et axée sur une innovation raisonnée, en encourageant et en récompensant les entreprises les plus ambitieuses en la matière. Cela supposerait d’engager un travail européen autour de la définition de Futurs Durables.

Les investissements

La mesure phare du rapport est un plan d’investissement ambitieux de 750 à 800 milliards d’euros par an, soit 5 % du PIB de l’UE, dont plus de la moitié serait dirigée vers la transition écologique. Le premier objectif serait la décarbonation du mix électrique, menant à la baisse du prix de l’électricité. Cette transition serait aussi l’occasion de renforcer la position de l’Europe dans les « clean tech ». Les transports et le numérique sont les autres secteurs majeurs d’investissement. Dans le premier, l’objectif est de développer la multimodalité et la connectivité du réseau de transport européen, tout en garantissant la souveraineté de l’UE en matière de propulsion électrique. Pour le second, l’investissement vise à rattraper le train de l’intelligence artificielle et à exploiter ses bénéfices potentiels pour la transition écologique.

La promesse se résume ainsi : investir massivement afin d’augmenter la productivité, notamment dans des domaines où l’UE est en retard, tout en soutenant une transition écologique ambitieuse en investissant dans les technologies d’avenir. Cette vision a le mérite d’être proactive et porteuse d’espoir en opposition avec le refus de l’effort porté par les tenants  du populisme.

Cependant, l’hypothèse sous-jacente reste que l’économie européenne parviendrait à allier croissance économique et respect des limites planétaires, dans un découplage fort entre production et consommation de ressources environnementales. Si les prémisses d’un découplage d’avec les émissions de CO2 semblent s’opérer, rien à ce stade ne permet d’affirmer que celui-ci suffira pour atteindre la neutralité carbone et les autres limites planétaires sont, elles, toujours plus dégradées. A ce titre, l’absence de réflexion sur une trajectoire de prix du carbone qui enverrait un signal clair aux acteurs privés, pose problème.  Cela empêche de concevoir la priorisation des investissements proposés en fonction de leur contribution environnementale effective alors même que le marché carbone est le principal instrument européen de lutte contre le changement climatique.

Au-delà de réussir à mobiliser des montants d’investissements inédits, c’est réussir à trouver l’équilibre entre des injonctions contradictoires qui semble être le plus grand défi politique de la feuille de route de Mario Draghi. L’Europe est prise dans un trilemme entre sécurité, soutenabilité et prospérité dans lequel la poursuite active d’un des objectifs implique de rogner sur les deux autres.

Le portage politique (ou son absence)

Si le plan de Mario Draghi peut être questionné, il met en exergue la nécessité d’une mobilisation sans précédent pour réussir la décarbonation de l’Europe. Ursula von der Leyen a annoncé s’inspirer des propositions présentées pour définir le nouveau “Clean Industrial Deal”, priorité de son début de mandat, mais le portage politique de ce plan par les dirigeants européens semble difficile alors que la situation politique est relativement instable dans de nombreux États membres. 

Des désaccords importants devront en outre être dépassés, notamment concernant les financements dans un contexte budgétaire complexe. Certains pays, comme l’Allemagne, ne souhaitent pas recourir de nouveau au mécanisme de la dette commune, contrairement à la préconisation de M. Draghi, d’autres font face à un déficit élevé les rendant réticents à augmenter les investissements.

Pourtant, au-delà de la question européenne, à l’échelle mondiale, des investissements sont indispensables. Sans accélération des politiques de réduction des émissions, un réchauffement moyen de 3,2°C d’ici 2100 devrait être atteint. Cela sera l’enjeu de la COP29 qui va bientôt s’ouvrir, avec le financement des politiques climatiques comme aspect central. Il y a un paradoxe à surmonter entre les investissements proposés en Europe et la difficulté à trouver des financements pour soutenir les pays en développement à se décarboner, pourtant essentiels pour une transition juste.

A l’échelle nationale aussi, les efforts doivent être accélérés. La mise à jour des stratégies de long-terme de lutte contre le changement climatique des pays européens en 2025 devra être l’occasion de redéfinir des politiques climatiques ambitieuses et coordonnées indispensables pour respecter les objectifs climatiques mondiaux et européens. Là encore, des investissements publics importants sont nécessaires pour accompagner les entreprises et les particuliers dans la transition. 

Mario Draghi le reconnaît lui-même, les réformes nécessaires ne peuvent être durables et ambitieuses que si elles bénéficient d’un soutien démocratique fort. Cet enjeu est d’autant plus crucial que les politiques climatiques font face à une opposition croissante dans les rangs des populistes.

Une des solutions pour favoriser l’acceptabilité sociale de ces politiques pourrait être de promouvoir des approches “‘bottom-up”. Une plus grande implication des citoyens à travers des mesures comme des conventions citoyennes pour associer toutes les couches de la société à la définition des politiques environnementales favoriserait la transition. Un autre exemple est celui des projets EnR citoyens, portés par une association de collectivités, citoyens et entreprises locales qui permettrait d’accélérer la décarbonation du mix énergétique tout en favorisant la participation des acteurs locaux et la dynamisation des territoires. Le soutien de ce type d’initiative paraît indispensable pour une décarbonation démocratique de l’UE. 

Conclusion
La transition écologique entre désormais dans sa phase cruciale. Les impacts environnementaux commencent à se matérialiser à grande échelle, comme la tempête Boris en Europe centrale le souligne douloureusement. Dans le même temps, les efforts demandés à l’économie génèrent les premières oppositions violentes, comme les Gilets Jaunes ou les mouvements d’agriculteurs l’ont illustré. Il y a là un problème démocratique de fond, la transition ne pourra pas se faire sans l’adhésion des populations. 

A rebours de la méthodologie du rapport Draghi, typique de la manière technocratique dont l’Union européenne s’est construite et a opéré depuis sa création, il devient indispensable de faire émerger une nouvelle approche commune, permettant des itérations entre la rigueur analytique, la prise de recul de l’administration et l’appropriation citoyenne, pour l’instant trop absente de l’approche européenne. Il est pour cela nécessaire d’une part de développer la connaissance des outils et moyens à disposition des acteurs de l’économie pour qu’ils puissent s’emparer de la transition et participer plus activement au débat et d’autre part, l’heure n’étant plus aux demi-mesures comme le souligne justement Mario Draghi, il est indispensable que l’Europe change radicalement et accepte de se politiser. 

Article-Gregory-Glamoc

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