Dame Rosalind Marsden
Chercheure associée
à l’Institut Royal des Relations Internationales de
Chatham House (Londres). Elle fut représentante
spéciale de l’Union européenne pour le Soudan
et le Soudan du Sud, de 2010 à 2013
Les migrants, qui risquent leur vie pour atteindre l’Europe, viennent de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan, mais aussi de la Corne de l’Afrique. L’Union européenne a, en 2014, lancé le « processus de Khartoum » afin de lutter contre les migrations illégales au départ de cette région. Ce projet de coopération mené avec un régime, que certains tiennent pour responsable des migrations illégales et du trafic d’êtres humains, suscite des débats.
L’Union européenne fait face à un afflux sans précédent de réfugiés et de migrants en provenance d’Afrique et du Moyen-Orient. Des centaines de milliers de personnes risquent leur vie pour débarquer sur les côtes européennes et échapper à des conflits violents, aux persécutions et à la pauvreté, en quête d’un avenir meilleur. L’ampleur de la crise des réfugiés syriens est telle qu’elle a monopolisé l’attention des médias occidentaux ces derniers mois. Ceux-ci se sont concentrés sur les migrants originaires de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan, qui traversent la Turquie. Pourtant, des dizaines de milliers de réfugiés et de migrants du Sahel et de la Corne de l’Afrique continuent d’entreprendre le long et dangereux voyage en mer de la Libye vers l’Italie. Le fait que la Libye soit utilisée comme point de départ signifie qu’il existe également un risque d’infiltration par des extrémistes.
La première réaction de l’Union européenne face à la crise migratoire a été de se concentrer sur les manifestations du problème plutôt que de s’attaquer à la racine du mal.
L’accent a été mis sur le renforcement des frontières, l’élargissement des opérations maritimes, la répartition des quotas de réfugiés et l’augmentation des expulsions. Sur le plan extérieur, la crise des migrants a suscité un regain d’intérêt de l’Europe envers les pays voisins du Sud et a fortifié les relations avec les pays de transit comme la Turquie. Ce qui est moins clair, c’est la manière dont l’Union européenne coopérera avec certains régimes répressifs d’Afrique et du Moyen-Orient, dont les politiques sont justement à l’origine de l’exode de réfugiés et de migrants.
Lutter contre le trafic d’êtres humains
L’initiative pour la route migratoire Union européenne-Corne de l’Afrique, plus connue sous le nom de « processus de Khartoum », en est un bon exemple. Ce processus a été lancé lors d’une conférence ministérielle à Rome en novembre 2014 sous la forme d’un forum de dialogue politique et de coopération entre les pays d’origine, les pays de transit et les pays de destination. L’objectif étant de lutter contre les migrations irrégulières, le trafic d’êtres humains et de migrants dans la Corne de l’Afrique. D’après le Haut- Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), la Somalie, le
Soudan, le Sud-Soudan et l’Érythrée étaient, en 2014, quatre des dix principaux pays d’où provenaient les réfugiés. Le processus de Khartoum, ainsi que le processus de Rabat lancé il y a plusieurs années pour l’Afrique du Nord, de l’Ouest et du centre, seront soutenus par un Fonds de secours. Les 11 et 12 novembre, les dirigeants d’Europe et d’une douzaine de nations africaines se sont réunis à La Valette pour discuter de l’enjeu des migrations, y compris des objectifs, des règles et des procédures de ce Fonds de secours.
Crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide
Dans le cas d’un pays comme le Soudan, qui fait l’objet de sanctions et dont le chef d’État a été mis en accusation par la Cour pénale internationale pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide, l’approche axée sur la coopération, adoptée par l’Union européenne sur les questions de migration, a suscité un débat animé. Selon les défenseurs du processus de Khartoum, à l’heure où le problème des migrants est devenu la priorité numéro un de l’Union européenne, il n’y a pas d’autre choix que d’avancer dans ce processus de coopération. Car le Soudan représente une voie de transit majeure, en particulier pour les jeunes Érythréens qui tentent d’échapper à des années de conscription militaire et de pauvreté. L’Union européenne espère qu’un tel engagement permettra de trouver des moyens de s’attaquer aux causes profondes des migrations. La récente introduction d’une législation contre le trafic d’êtres humains au Soudan et le projet de conférence sur ce thème qui doit se tenir dans l’Est du Soudan sont perçus comme des « mesures à effet rapide ». Les pays voisins, notamment l’Égypte, font pression sur Khartoum pour qu’un meilleur contrôle soit exercé aux frontières, car ils craignent l’infiltration d’extrémistes. Entamer le dialogue avec le Soudan sur la question des migrations n’est pas une nouveauté en soi. Des réunions de travail sont organisées depuis plusieurs années entre les officiels soudanais et l’Agence des Nations Unies pour les Réfugiés, en particulier au sujet du traitement des Érythréens dans les camps de réfugiés de l’Est du Soudan. Ce qui est nouveau, c’est que ce dialogue ait été élevé au niveau ministériel et ait pris une dimension régionale. Les migrations et les déplacements forcés revêtent désormais une priorité beaucoup plus importante pour l’Union européenne, comme en témoigne l’adoption du Plan d’action régional pour la Corne de l’Afrique par les ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne, le 26 octobre 2015.
S’attaquer aux causes profondes des migrations illégales
Les sceptiques, quant à eux, soutiennent que le processus de Khartoum risque de légitimer le gouvernement du Soudan et d’améliorer sa résistance à la pression internationale, en le considérant comme un partenaire dans la lutte contre les migrations illégales et le trafic d’êtres humains, alors que sa politique est l’une des principales causes du problème et que les responsables des services de sécurité soudanais sont soupçonnés de se rendre complices de ce trafic.
Le processus de Khartoum dépeint le Soudan comme un pays de transit plutôt qu’un pays d’origine des migrants. Ce faisant, il minimise le rôle du Soudan, qui est le quatrième pays au monde qui compte le plus grand nombre de réfugiés. Il ne faut pas oublier qu’une grande partie des personnes qui tentent la traversée depuis la Libye ou se retrouvent dans des camps à Calais sont originaires du Darfour. Fin 2014, on comptait 666 000 Soudanais réfugiés dans d’autres pays suite aux conflits internes dans les régions du Darfour, du Kordofan du Sud et du Nil Bleu, sans parler des millions de personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays. L’initiative minimise également le rôle de la mal-gouvernance, de la corruption largement répandue chez les officiels et de l’effondrement économique du Soudan dans le départ en masse des jeunes Soudanais. Certains d’entre eux ne vivent pas dans des zones de conflit, mais vont chercher ailleurs un avenir meilleur.
La déclaration ministérielle du 28 novembre 2014 sur le processus de Khartoum parle de s’attaquer aux causes profondes des migrations illégales en éradiquant la pauvreté et en favorisant le développement durable, mais elle n’évoque pas la nécessité de traiter d’autres facteurs sous-jacents entraînant ces déplacements forcés, comme la prolongation des conflits, la mal-gouvernance et la corruption. Dans le cas du Soudan, le dilemme est terrible : le processus de Khartoum a pour objectif de renforcer la capacité de l’État en matière de gestion des migrations et des frontières, mais le soutien budgétaire de l’Union européenne accordé aux structures publiques est limité.
Son efficacité sera véritablement mise à l’épreuve au moment d’évaluer s’il a un impact durable sur le terrain. Pour rassurer les sceptiques, il faudrait que l’Union européenne garantisse une transparence maximale sur le contenu du dialogue avec Khartoum et sur le choix des projets soutenus, et insiste sur la nécessité d’enquêter et d’engager des poursuites contre les réseaux de trafiquants et les officiels potentiellement impliqués dans ces trafics. Il faudrait que l’Union défende de meilleures possibilités d’emploi et de formation pour les réfugiés érythréens qui vivent depuis de nombreuses années dans des camps de réfugiés à l’Est du Soudan, et démontre qu’un dialogue sur les migrations ne limitera en aucun cas les efforts diplomatiques déployés pour aboutir à une solution politique globale aux problèmes du Soudan (fin des conflits violents, avancées en matière de démocratisation et de respect des droits de l’homme…). Il n’existe pas de solution miracle aux problèmes des déplacements forcés et des migrations illégales, mais c’est à leurs causes profondes que nous devrions nous attaquer.
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