LE POPULISME COMME PATHOLOGIE DU POUVOIR EN DÉMOCRATIE

Par Theodor Paleologu (1), Directeur de la Fondation Paleologu et enseignant, auteur du livre Les Pathologies du pouvoir – Pensées d’un convalescent (Les Éditions Ovadia)

Si tout pouvoir implique le risque de donner lieu à des pathologies du pouvoir, il est évident que la démocratie comme pouvoir du peuple est aussi sujette à de tels maux. De nos jours, on parle volontiers de populisme, mais la chose est bien plus ancienne que le mot. Les Grecs nous ont légué
le terme de démagogie. Y aurait-il une différence entre démagogie et populisme ? Prenez le discours que Thucydide prête au démagogue Créon dans le troisième livre de La Guerre du Péloponnèse. Vous croirez entendre les populistes d’aujourd’hui : dénonciation des élites, des intellectuels et beaux parleurs, prétention à incarner le peuple et à dire la vérité qu’on lui cache, appel aux passions les plus violentes et surtout au désir de domination tyrannique envers les cités étrangères – bref, « let’s make
Athens great again » au prix de la brutalité la plus extrême. Platon, à son tour, nous avertit dans La République et Gorgias que le démagogue est le futur tyran et qu’il est possible à tout moment de glisser de la démocratie à la tyrannie. Les leçons des Anciens sont fort appropriées pour penser la crise actuelle de nos démocraties.

Ce n’est pas étonnant : certains de leurs problèmes sont aussi les nôtres. En fait, ce que j’appelle « pathologie du pouvoir » leur était connu sous le nom d’« hybris ». Et Bias de Priène, l’un des sept sages de la Grèce ancienne, avait déjà tout compris : « le pouvoir révèle l’homme », ce qui veut dire que le pouvoir amplifie des traits de caractère préexistants et fait surgir des désirs enfouis au plus profond de l’inconscient. Cela explique pourquoi la pathologie du pouvoir est, pour paraphraser Descartes, « la chose du monde la mieux partagée ». Elle n’est pas réservée seulement aux grands de ce monde. Il existe aussi des pathologies du petit pouvoir. Donnez à quelqu’un un badge, un uniforme ou un tampon, et il se peut que vous ayez déjà fait un petit tyran. Si ce n’est pas encore le cas, donnez-lui plus de pouvoir et vous y arriverez le plus souvent, car chacun a un seuil à partir duquel le pouvoir commence à lui monter à la tête. Rares sont ceux qui résisteront à toute tentation.

Entre la démagogie décrite par les auteurs antiques et le populisme que nous voyons de nos jours, il y a cependant une différence : le « dèmos » des démocraties anciennes avait l’illusion de la toute-puissance, alors que de larges couches des sociétés contemporaines ont, au contraire, l’impression
d’avoir été dépossédées d’un pouvoir qui leur revenait de droit en étant inscrit dans la définition de la démocratie. À la base du populisme, il y a une pathologie de l’impuissance, génératrice de colère et de ressentiment. Le meneur populiste promet d’y porter remède, de redonner la parole au peuple, de lui restituer le pouvoir qu’il a perdu. Et, bien souvent, il s’agit effectivement de pouvoir perdu – insécurité, précarité, paupérisation. Si la rhétorique populiste est une rhétorique manipulatrice, il faut se dire que l’on ne peut jamais manipuler en ne disant que des mensonges. Pour manipuler avec succès, il faut mêler habilement vérités, demi-vérités et contre-vérités.

Voici plus précisément, en reprenant les notions d’Aristote, la recette de la rhétorique populiste : le « logos » est fait d’idées radicales ; le pathos, de passions véhémentes (colère, haine, envie, dégoût) ; « l’ethos » pose l’identité entre meneur et peuple. Il s’agit à proprement parler d’un ethos de l’incarnation : « le peuple, c’est moi ». Qui s’en prend à moi, s’en prend donc au peuple. C’est un traître. On voit sans peine où cela peut mener. Dans des pays où l’État de droit fonctionne et où la démocratie est solidement implantée, comme aux États-Unis, cela contribue à l’installation d’un climat d’acrimonie généralisée. En revanche, là où la démocratie est plus fragile, la dérive autoritaire se produit de manière inévitable. La vague populiste ne manquera pas d’emporter certaines de ces démocraties mal assurées. Dans le cas de la Roumanie, l’appartenance à l’Union européenne et à l’OTAN constitue la principale défense contre une telle calamité. Cela est vrai également pour la Hongrie, alors que Viktor Orbán est sans doute un champion en matière de populisme.

Le « logos » des discours populistes est fait d’idées radicales. Or, nous vivons une époque de radicalisations en miroir, à droite comme à gauche. Je ne parle pas seulement d’idéologies qui sont d’emblée extrémistes, comme le fascisme ou le communisme, mais de courants plus ou moins modérés, qui se radicalisent dans le contexte des guerres idéologiques contemporaines. Sans entrer
dans les détails de ce diagnostic, je dirai seulement que la radicalisation en miroir du conservatisme et du progressisme conduit à l’émergence de faux conservatismes et de faux progressismes, puisqu’il ne peut pas y avoir de progrès sans accumulation, donc sans conservation. L’Amérique des dernières années fournit le meilleur exemple de radicalisations en miroir, exemple suivi, hélas ! par bon nombre de pays occidentaux. Il ne faut pas s’étonner des performances françaises en la matière, puisque ce pays a une vieille tradition de conflits internes particulièrement virulents.

« Que faire ? », me demanderez-vous. Je n’en sais pas grand-chose. Tout ce que je sais, c’est que l’on aurait besoin comme de l’air d’un Solon et d’un Aristophane : l’un pour nous aider à retrouver la modération, l’autre pour nous faire rire des démagogues et idéologues qui mettent en danger la concorde civique et le régime démocratique.

(1) Theodor Paleologu, normalien et docteur en philosophie politique, a été Fellow aux universités de Harvard et Notre Dame, professeur au Bard College Berlin, ministre de la Culture, ambassadeur, député et candidat à la présidence de la Roumanie.

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