Clément Beaune, Secrétaire d’État chargé des affaires européennes
Dans un entretien accordé le 27 juillet dernier à Michel Derdevet dans son bureau du Quai d’Orsay, Clément Beaune développe sa vision d’une Europe sociale ambitieuse, au cœur de la Présidence française du Conseil de l’UE qui débutera le 1er janvier 2022.
Michel Derdevet : Dans quelques semaines la France exercera la présidence tournante du Conseil de l’UE: quelles vont en être les grandes priorités, les grands thèmes dans cette période marquée notamment par la crise sanitaire et économique que nous connaissons?
Clément Beaune : Tout d’abord, cette Présidence est très importante parce que c’est un bien rare. Les présidences semestrielles de l’Union européenne ont lieu environ tous les 15 ans. Pour la France, la dernière date de 2008 et la prochaine devrait avoir lieu en 2035, c’est donc une occasion que nous devons saisir et réussir. La Présidence de l’UE est en quelque sorte un accélérateur d’Europe, un accélérateur de notre agenda européen. Nous la préparons donc depuis plusieurs mois, plusieurs années déjà: je dirais que c’est le discours de La Sorbonne qui a été le coup d’envoi de cette préparation, puisque c’est là que le Président de la République a exposé notre feuille de route autour de cette notion de souveraineté européenne, qui aujourd’hui s’est beaucoup développée en France et dans le reste de l’UE. Ce premier succès conceptuel et doctrinal conforte l’idée d’une Europe qui s’affirme, défend ses intérêts et ses valeurs dans le monde.
Notre PFUE sera construite autour de l’idée d’ « Europe qui protège » en mettant l’accent sur trois domaines en particulier: je pense à la dimension sociale, à la transformation numérique et évidemment à la transition climatique. Sur le plan social, l’UE a connu beaucoup d’avancées ces dernières années, notamment en matière de réforme du travail détaché ou du dumping social, et nous espérons faire aboutir celle du salaire minimum européen dans le courant de la PFUE. De la même manière, sur le plan numérique, nous avons pour la première fois, la possibilité en Europe d’encadrer, de réguler les grandes plateformes avec des textes européens qui sont déjà en négociation et qui pourraient, là aussi, aboutir sous Présidence française. Enfin, l’Europe est la région du monde la plus ambitieuse pour atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. Nous avons joint la parole aux actes en mettant en place le paquet législatif sur le climat (« Fit for 55 »), notamment au travers de la mesure phare du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF). Nous allons ainsi créer une forme « d’anti-dumping environnemental » pour ceux qui de Chine, du Brésil ou d’ailleurs, exportent vers l’Europe sans respecter nos critères environnementaux. Notre objectif est également de faire aboutir ce texte durant la PFUE.
Ce sont en substance les priorités d’une Europe qui défend son modèle et sa souveraineté, non pas avec arrogance mais avec fierté. Les trois piliers clés seront accompagnés d’autres initiatives afin de renforcer notre souveraineté européenne que nous défendons et construisons depuis quatre ans.
M.D.: Les commissions Juncker et von der Leyen ont mis l’accent sur l’Europe sociale avec quelques avancées notables, comme le socle européen des droits sociaux, ou plus récemment la tenue du Sommet social de Porto. Comment l’UE, les Etats membres et les parties prenantes peuvent-elles contribuer à favoriser l’émergence de nouveaux textes législatifs ambitieux pour les salariés dans un contexte de relance économique (salaire minimum, formation, devoir de vigilance…)?
C.B.: Il y a trop peu de vraies discussions sociales et politiques avec les partenaires sociaux au niveau européen, il faut revenir à la méthode des dialogues de Val Duchesse. Nous sommes dans un contexte marqué par l’engagement d’un certain nombre de personnalités françaises dans ces grandes institutions sociales européennes : Laurent Berger à la Confédération Européenne des Syndicats, Pierre Gattaz qui préside BusinessEurope, ou Pascal Bolo à SGI Europe. Pour ce faire, nous réunissons les partenaires sociaux français régulièrement avec Elisabeth Borne, la ministre du Travail, afin de préparer l’agenda social de la Présidence française.
Ce qui a véritablement changé, c’est que nous ne faisons pas de l’Europe sociale une vitrine ou une incantation creuse, mais un vecteur central de notre action politique. Le Président de la République, alors candidat à l’élection présidentielle, avait déjà évoqué la nécessité d’agir dans ce domaine et nous avons notamment réussi depuis, une réforme du travail détaché en Europe, afin de sortir d’une forme de jungle réglementaire en matière de dumping social. Il reste bien sûr de nombreuses étapes à franchir et nous comptons poursuivre cette dynamique en continuant les travaux entamés avec la Commission von der Leyen.
C’est pourquoi nous mettons l’accent sur la question du salaire minimum européen. Il ne s’agit pas d’abaisser d’une quelconque façon notre salaire minimum en France mais plutôt de tirer vers le haut un certain nombre de pays qui n’ont pas de mécanisme de dialogue social permettant de fixer un salaire minimum décent. Nous n’aurons pas demain, le même salaire minimum en Bulgarie et au Luxembourg, et ce ne serait d’ailleurs pas souhaitable. Le sens de notre politique est d’amener les Etats membres qui ont aujourd’hui une logique de concurrence sociale forte à converger au sein d’un cadre européen commun, inspiré par la doctrine Delors. La vraie nouveauté de ces quatre dernières années, c’est que nous avons des textes législatifs ambitieux qui nourrissent cette Europe sociale.
Enfin, j’aimerais citer une réforme très importante qui devrait être discutée durant la PFUE et qui concerne les travailleurs des plateformes. Il n’y a aucune régulation sociale européenne dans ce secteur et aucun droit n’est associé à ce travail dit indépendant. Nous entendons, toujours avec Élisabeth Borne, faire de ce sujet une des priorités de la PFUE et ainsi dépasser le simple slogan de l’Europe sociale, pour l’incarner dans de véritables réformes de fond.
M.D.: L’Europe est traversée par des divergences économiques et culturelles qui peuvent ralentir ou bloquer certaines réformes en matière sociale. Quel regard portez-vous sur l’Europe des « cercles concentriques » marquée par des petits groupes d’Etats membres à même de porter certaines avancées politiques à travers la mise en œuvre de coopérations renforcées?
C.B.: Il faut toujours essayer d’embarquer le maximum de pays, mais je suis en général un grand apôtre de la différenciation. Je ne crois pas que cela soit synonyme de fracture et de désunion, au contraire, je crois que c’est l’Union qui agit. Lorsqu’un petit groupe d’États membres lance une initiative, l’histoire montre que quelques mois, quelques années ou quelques décennies plus tard, tous les pays manifestent le souhait de monter à bord. Par exemple, l’euro, Schengen, n’auraient pu se faire sans les initiatives de quelques Etats moteurs.
Toutefois, je reste prudent sur cette idée en matière de politique sociale. L’objectif est précisément d’emmener avec nous les pays qui ont construit leurs avantages comparatifs sur une forme de dumping social. L’UE n’a pas be soin d’une coopération renforcée entre la France, le Danemark et l’Allemagne qui ont tous trois des standards sociaux élevés. Il nous faut plutôt inclure nos partenaires d’Europe de l’Est afin d’éviter la concurrence sociale débridée au sein du marché unique. Contrairement aux sujets fiscaux, les décisions en matière sociale se prennent à la majorité qualifiée, rendant ainsi possible les négociations et la recherche de compromis. Par exemple, nous avons réuni une majorité forte pour la réforme de la directive sur les travailleurs détachés et nous devons poursuivre notre investissement politique sur ce sujet afin de convaincre nos partenaires que l’Europe sociale est un atout pour leur développement. Toutefois, il est compréhensible que de nombreux chefs d’entreprises ou responsables politiques à l’Est craignent que l’Europe sociale mette en risque leur modèle économique. Le sens du projet européen est d’opérer une transformation de leur modèle économique vers le haut, vers plus de droits et de protections pour leurs citoyens.
Nous pouvons convaincre nos partenaires de l’Est en leur démontrant que le dumping social met en danger tout le marché unique et peut faire émerger une série de tensions politiques. Par exemple, un travailleur dans le secteur automobile en France ne peut pas accepter que son usine ferme pour être relocalisée dans un autre pays européen aux règles sociales moins protectrices pour les salariés. Si nous ne luttons pas contre cette forme de concurrence, il y aura forcément d’autres Brexit en Europe. Le Président Macron l’a bien compris et c’est notamment pour cela que nous avons engagé la réforme des travailleurs détachés très rapide ment après son élection. Si cette Europe est un marché sans règles, sans politique sociale, je suis convaincu qu’elle se délitera. Sur l’Europe sociale, il est donc dans notre intérêt de ne pas constituer de cercles concentriques mais d’intégrer tous les Etats membres pour avancer ensemble. A titre personnel, je suis convaincu que nous aurons, dans les prochains mois, une adoption de la directive sur les salaires minimum et dans les prochaines années, un accord sur les travailleurs des plate formes ainsi qu’une nouvelle réforme sur les travailleurs détachés qui renforceront l’harmonisation sociale au sein du marché unique.
M.D.: Ces enjeux touchent également à la place de l’UE dans le monde: comment l’Europe peut-elle devenir une locomotive mondiale dans le domaine de la politique sociale qui est au cœur de son modèle économique ?
C.B. : Je suis convaincu que nous avons un leadership européen en matière de modèle social. Pendant la crise, partout en Europe, nous avons pu constater des solidarités exceptionnelles pour aider nos indépendants, nos restaurateurs, nos cafés, les salariés du secteur du tourisme et de la culture, et l’intégralité des secteurs économiques avec le chômage partiel ou les aides directes aux entreprises. Lors de cette crise, il n’y a aucun lieu dans le monde où les mesures d’accompagnement et de soutien social ont été aussi fortes qu’en Europe. Nous parlons aujourd’hui de relance et d’investissements de long terme mais le cœur de notre modèle européen s’est incarné dans l’accompagnement social d’urgence mis en place dès le début de la crise. L’Union européenne a soutenu ce modèle notamment à travers la suspension d’un certain nombre de règles qui auraient pu entraver ce que nous avons appelé en France le « quoi qu’il en coûte ». Cette réaction commune à la crise peut être le fondement sur lequel développer l’exception européenne en matière de protection sociale.
De plus, comme je l’ai préalablement dit pour le MACF, il est nécessaire d’inventer, dans nos relations commerciales, des protections plus fortes de notre modèle social. Nous devons le préserver et l’exporter, non pas d’une manière arrogante, mais avec fierté au sein de l’organisation internationale du travail et au travers d’accords commerciaux ambitieux. Je trouve que notre politique commerciale n’est pas assez mise au service de nos standards climatiques, environnementaux et sociaux. L’Europe devrait faire beaucoup plus et c’est d’ailleurs le sens de notre combat à travers les oppositions françaises exprimées sur un accord comme celui avec le Mercosur. La politique commerciale ne doit plus être une politique d’ouverture à tout crin, démantelant des barrières tarifaires ou des règles, mais plutôt un moyen pour les Européens de protéger et de promouvoir un modèle environnemental ou social exigeant.
Le climat, le social et le numérique sont finalement les trois piliers d’une même régulation européenne que nous devons essayer d’exporter auprès de nos partenaires commerciaux. Paradoxalement, l’accord sur le Brexit pose un certain nombre de bonnes bases à cet égard. En effet, nous exigeons désormais de notre partenaire britannique qui souhaite exporter vers le marché unique, le respect de nos règles environnementales, notre prix du carbone, nos standards sociaux et alimentaires. Il y a donc bien un leadership européen qui existe déjà et que nous devons valoriser et renforcer à travers ces outils.
M.D.: Comment voyez-vous l’évolution des mécanismes de prise de décision politique au niveau européen, dans le domaine de la politique sociale?
C.B.: Nous allons évoquer ce sujet dans le cadre de la Conférence sur l’avenir de l’Europe où les contributions sur le volet social sont importantes. De manière générale, je reste relativement méfiant concernant une trop forte focalisation sur les processus et les procédures. On peut sans doute améliorer juridiquement les reconnaissances de textes que discutent les partenaires sociaux mais je suis convaincu qu’il faut plutôt essayer de revivifier ou réactiver, par le fond et par la substance, ce dialogue social européen. C’est par un agenda social cohérent, substantiel, ambitieux, que nous pourrons relancer les négociations dans ce domaine.
Par exemple, pour les travailleurs des plateformes, nous avons besoin des partenaires sociaux afin qu’ils puissent remonter les informations du terrain, représenter les travailleurs dits indépendants, nous indiquer quelle forme de statut juridique est souhaitable pour ces travailleurs. Plus que de nouveaux processus de décision, nous avons besoin, pour renforcer le dialogue social, d’impulsions politiques et d’initiatives juridiques à discuter.
Un dernier exemple démontrant la nécessité d’un dialogue entre représentants des entreprises et des travailleurs concerne la mise en œuvre d’un « devoir de vigilance » au niveau européen. Il sera également un des textes proposés dans les prochaines semaines, autour de cette idée de « capitalisme responsable », qui est un élément du modèle européen exportable à l’international. Cette notion s’incarne dans l’obligation pour les entreprises européennes de prévenir les risques sociaux, environnementaux et de gouvernance liés à leurs opérations ou celles de leurs sous-traitants à travers le monde. Pour réussir cette réforme, nous avons besoin de l’expertise de tous les partenaires sociaux, de BusinessEurope à la Confédération européenne des syndicats, afin d’élaborer la réglementation la plus pertinente possible par rapport à nos objectifs.
Je suis convaincu que nous avons plus besoin de sujets que de procédures à transformer au niveau européen. La faiblesse de l’Europe sociale ces dernières années ne vient pas de nos processus mais plutôt de l’absence de sujets majeurs dans les négociations que nous avons menées. La Présidente von der Leyen et le commissaire Schmit ont placé les questions sociales au cœur de leur agenda. Nous aurons bientôt la responsabilité de faire atterrir politiquement ces sujets avec la PFUE.
M.D.: Vous évoquiez tout à l’heure le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières comme l’un des grands sujets de la Présidence française à venir. De son côté, la Commission a évoqué en parallèle la mise en place d’un fonds social afin d’accompagner les citoyens les plus vulnérables économiquement dans une transition environnementale juste. Comment l’UE peut-elle articuler politiquement cet impératif d’une transition environnementale socialement juste?
C.B.: Nous sommes en Europe, les mieux armés pour trouver cet équilibre garantissant initiative individuelle et solidarité collective. Nous pouvons le faire sur le numérique, sur le social et sur le volet climatique.
Les propositions de la Commission récemment formulées sont très ambitieuses et demandent à bon nombre de secteurs économiques de s’adapter et de diminuer leurs émissions notamment dans le bâtiment, le transport et l’automobile. Il est nécessaire, non pas d’accompagner, mais plutôt d’anticiper les implications de la transition environnementale, et ainsi d’éviter la casse sociale. Par exemple, pour le secteur automobile où des adaptations majeures sont attendues d’ici 10 à 15 ans, il est nécessaire d’aider les citoyens à acheter des véhicules moins polluants. Avant de mettre en place des contraintes supplémentaires, nous devons élaborer un fonds social, financé notamment par les recettes du MACF, comme proposé par la Commission.
Le MACF permet ainsi de donner une cohérence politique à la croissance économique de l’UE: ambition, anticipation sociale et régulation internationale. Il est nécessaire de faire respecter à nos partenaires les règles que nous nous imposons à nous-mêmes. Les efforts doivent également s’appliquer à nos concurrents indiens, américains, brésiliens qui accèdent à notre marché, mais qui n’ont pas les mêmes réglementations ou les mêmes ambitions chez eux.
Cette PFUE contribuera, j’en suis sûr, à inventer un modèle européen des transitions climatiques, numériques et sociales. Nous réussirons à préparer au mieux notre ajustement à ces grands défis du monde contemporain.
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