Le débat des champions européens : mythe ou réalité ?

Olivier Guersent, Directeur général de la concurrence (DG COMP), Commission européenne

Lorsque Philippe Herzog et Michel Rocard ont fondé « Confrontations Europe » en 1992, il était difficilement imaginable que l’Europe accomplisse autant en « seulement » trente ans. Trente ans d’avancées importantes, durant lesquelles, malgré le Brexit, le nombre d’États membres de l’UE a plus que doublé. Trente ans d’évolutions majeures, de crise en crise lorsque, le dos au mur, les États membres ont finalement fait prévaloir l’intérêt collectif sur la poursuite de leurs stricts intérêts nationaux. Trente ans de renoncements comme à Amsterdam mais aussi d’avancées majeures comme encore récemment lors de la crise sanitaire. Trente ans qui ont vu une communauté européenne essentiellement économique se transformer en une union de valeurs organisée autour du respect des droits fondamentaux, de la démocratie et de la paix.

L’Europe est une machine à produire du compromis par la négociation. Elle le fait au prix souvent d’une effroyable complexité. Les idées et les intérêts s’y affrontent de manière parfois brutale. La construction européenne n’est donc pas, elle n’a jamais été, un long fleuve tranquille. Rien n’y est simple, rien n’y est facile, rien n’y est acquis. Chaque avancée se construit et se consolide patiemment, par la solidité des concepts, par la force des idées, par le dialogue et par un engagement permanent avec toutes les parties prenantes. Depuis toujours « Confrontations Europe », comme son nom le dit bien, rejette l’eau tiède, les consensus mous et autres idées convenues au profi t de la confrontation créative des conceptions et des intérêts divergents. Cette confrontation sans complaisance des idées, faite d’écoute et de respect du point de vue des autres, alliée à l’intelligence hors du commun et au travail inlassable de Philippe Herzog, ont fait trente ans durant la valeur ajoutée et le succès de « Confrontations Europe ».

Le domaine de la politique de concurrence qui constitue ma responsabilité aujourd’hui, a également connu des avancées décisives dont certaines ont été inspirées par et discutées avec « Confrontations Europe ». Ces trente dernières années ont, entre autres, vu la décentralisation effective du droit de la concurrence vers (ou plutôt avec) les États membres de l’UE ou la montée en puissance des régimes de contrôle des opérations de concentration entre entreprises et une transformation profonde du régime de contrôle des aides d’État. Je veux ici mentionner le cas particulier de l’évolution significative de la doctrine de la Commission en matière de service public, matérialisée pour la première fois en 1996 par la communication de la Commission sur les services d’intérêt général en Europe, née des échanges nourris qu’ont entretenu Michel Rocard et Philippe Herzog avec leur ami Karel van Miert, alors Commissaire en charge de la politique de concurrence. Déjà à l’époque, se nouait un débat sur l’opposition supposée entre politique de concurrence et politique industrielle, c’est d’ailleurs dans ce contexte également qu’était né le concept de « champion européen ».

Autant le dire d’emblée, cette opposition est factice. Qu’est-ce qu’une politique industrielle si ce n’est une politique structurelle de compétitivité. Et comment développer la compétitivité sans concurrence effective ? Les défi s auxquels nous faisons face : réussir la transition énergétique, la transition numérique, bâtir une économie plus résiliente, à l’horizon 2050, nécessiteront tous de développer de très nombreuses innovations, puis de les massifier. Il faudra aussi sécuriser nos chaînes d’approvisionnement en multipliant les fournisseurs et en diversifiant les origines géographiques. En un mot, tout ce que la concurrence fait et produit beaucoup plus efficacement que le monopole. Soyons sérieux, la concurrence accroît l’innovation, diminue les coûts et est un puissant facteur d’augmentation de la compétitivité. Elle ne la diminue pas. La crise sanitaire est éloquente de ce point de vue. Quel est le grand laboratoire pharmaceutique qui a développé en un temps record des vaccins ARN efficaces contre la Covid-19 ? Aucun. Ces vaccins ont tous été développés par des jeunes pousses aiguillonnées par la concurrence. En un mot et comme le disait Dany Cohn-Bendit à Laurent Fabius un soir de débat sur le référendum de 2005 : « Tu sais Laurent, en économie de marché, j’aime autant que la concurrence ne soit pas faussée. »

Bien sûr, nous avons aussi besoin de grandes entreprises pour massifier les productions, notamment dans les domaines où les économies d’échelles sont importantes. Cela impose-t-il pour autant d’accepter que ces entreprises exercent un pouvoir de marché excessif sur le marché européen, leur permettant d’extraire durablement une rente de leurs clients en Europe, particuliers comme entreprises. Je ne le crois pas.

L’affaire Siemens-Alstom a de ce point de vue défrayé la chronique il y a quelques années en France et en Allemagne. La question était simple : fallait-il autoriser un quasi-monopole en Europe sur les trains à grande vitesse notamment en vue d’acquérir une « taille critique » mondiale supposée permettre d’être compétitif face aux entreprises chinoises ? Cette affaire posait plusieurs questions : pourquoi les deux leaders mondiaux du secteur devraient-ils fusionner pour acquérir une taille critique ? Pourquoi fallait-il autoriser la « traite » du client européen (et des contribuables, les opérateurs ferroviaires étant souvent des entreprises publiques) pour financer un hypothétique surcroît de compétitivité à l’exportation ? Qu’est-ce qui garantissait en l’absence d’aiguillon concurrentiel en Europe que la rente ainsi extraite financerait l’innovation, la qualité et donc un surcroît de compétitivité plutôt qu’un surcroît de rentabilité pour les actionnaires des deux firmes ? Et même si c’était le cas et qu’effectivement la compétitivité internationale s’en soit trouvée augmentée, au nom de quoi le client européen devrait-il payer plus cher des produits (potentiellement de moins bonne qualité en l’absence de concurrence en Europe) pour que les clients sud-américains ou asiatiques bénéficient éventuellement de meilleurs produits moins chers ? Il est peut-être utile de rappeler ici que le mandat des autorités de concurrence européennes est de défendre le bon fonctionnement des marchés au bénéfice des consommateurs européens. Cette tension entre masse critique mondiale et pouvoir de marché excessif sur le marché domestique est très commune en droit de la concurrence et elle se résout traditionnellement par la discussion, les entreprises acceptant de céder des activités sur le marché domestique (ici le marché européen) afin de bénéficier des avantages supposés de la fusion sur le marché mondial, ce qui permet aux autorités de concurrence d’autoriser l’opération et explique que très peu de cas (de l’ordre de 1 %) soient in fi ne interdits. Au cas particulier, Siemens n’a pas souhaité faire les concessions nécessaires, contrairement à Alstom deux ans plus tard dans une opération similaire que la Commission a donc autorisée (Alstom- Bombardier).

Deux remarques. Tout d’abord ce débat concerne largement deux pays : la France et dans une moindre mesure l’Allemagne et ne se noue pas ou très peu dans les autres États membres. Ensuite, ceux-là même qui invitent les autorités européennes à avoir une interprétation (très) souple des règles de concurrence pour favoriser l’émergence de champions européens, demandent en même temps une application toujours plus stricte de ces mêmes règles aux entreprises américaines ou chinoises. Comme tout bon droit, le droit de la concurrence permet de développer des politiques de concurrence diverses. Il ne permet pas en revanche – et c’est heureux dans un état de droit – d’appliquer un standard différent en fonction de la nationalité des entreprises.

La politique de concurrence est la politique de l’intervention de la puissance publique dans les mécanismes de marché lorsque ces derniers sont accaparés par des entreprises disposant d’un pouvoir de marché excessif. C’est donc une politique qui protège. Elle protège la diversité. Elle protège l’innovation. Elle protège le consommateur naturellement contre des prix excessifs notamment. Elle protège le contribuable aussi, on vient de le voir. Elle protège les petites et moyennes entreprises performantes contre les pratiques déloyales de (beaucoup) plus gros qu’eux (il est peut-être important de rappeler ici que l’Europe compte plus de 22 millions de PME qui fournissent la très grande majorité de nos emplois…). Pour continuer à jouer ce rôle de manière satisfaisante, la politique de concurrence doit s’adapter sans cesse.

C’est ainsi que l’Europe se prépare à mettre en œuvre ce qui est, sans aucun doute, le cadre réglementaire le plus ambitieux au monde en ce qui concerne le secteur numérique. Ce nouveau cadre est formé de plusieurs composantes, dont la législation sur les services numériques (« Digital Services Act ») et la législation sur les marchés numériques (« Digital Markets Act ») sont parmi les plus significatives. En se dotant de tels outils, l’UE apporte une solution adaptée aux problèmes toujours plus complexes auxquels les États et les citoyens sont confrontés dans leur relation avec les géants du numérique. C’est le cas, par exemple, pour les fausses informations qui ont proliféré sur l’invasion russe de l’Ukraine ou en ce qui concerne les pratiques injustes de grandes entreprises du numérique qui utilisent des données collectées auprès des entreprises qui utilisent leurs plateformes afin de concurrencer ces utilisateurs sur leurs propres marchés. Par ailleurs, ces outils contribuent à garantir que le marché unique européen soit une réalité et un atout permettant aux entreprises européennes d’accéder à un marché aussi large que possible afin qu’elles puissent grandir rapidement.

Le deuxième facteur clé pour l’émergence de leaders européens est le financement. C’est la raison pour laquelle la Commission européenne a adapté ses règles en matière de contrôles des aides d’États, notamment celles relatives aux projets d’intérêts européens, les fameux PIIEC, mais aussi au financement d’investissements de décarbonation. Là où les enjeux stratégiques sont forts et où le marché ne suffit pas, la puissance publique doit pouvoir intervenir, que ce soit pour la fabrication de batteries, de micro-processeurs, de médicaments et de vaccins… Au cours de ces derniers mois, l’UE a consacré des efforts particuliers à l’amélioration de la coordination des différents instruments de financement.

Vous l’aurez compris, je ne crois pas que les pouvoirs publics doivent choisir des « champions » européens qu’il conviendrait d’isoler de toute concurrence afin de les faire grandir. La bonne façon de faire émerger des champions européens ne consiste pas à octroyer un avantage discriminatoire à quelques entreprises mais plutôt à créer les conditions adéquates pour que l’ensemble de nos entreprises puissent prospérer. Pour ce faire, la concurrence telle que régulée par les règles européennes est un puissant moteur qui permet à nos entreprises d’apprendre des meilleurs et d’être tirées vers le haut. Elle permet également de faire émerger des alternatives et donne donc aux citoyens européens le choix d’arbitrer entre des options européennes ou non-européennes, en fonction de leurs propres préférences.

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