Penser la protection sociale des travailleurs de plateformes

Claire Morel, Directrice de Syndex et Administratrice de Confrontations Europe

Ces dernières années, le développement très rapide des plateformes, notamment de transport de particuliers et de livraison, a bouleversé les usages, faisant émerger une nouvelle concurrence dans un certain nombre de secteurs (taxis, restauration, alimentation…) et la pandémie de Covid-19 a notablement accéléré cette mutation. À l’échelle européenne sont ainsi recensés 28 millions de travailleurs de plateformes, employés également pour des secteurs tels que la traduction, la modération de contenus, le graphisme. Le chiffre d’affaires de ces plateformes a été multiplié par 5 en 5 ans et le nombre de leurs travailleurs pourrait atteindre 43 millions d’ici 2025.

Mais ce bouleversement s’est clairement réalisé aux dépens des travailleurs des plateformes, ceux-ci devant être flexibles et accepter des conditions de travail et de rémunérations dégradées pour nous livrer ou nous fournir des services. Le modèle s’est construit sur une flexibilité optimale, sans salarier les travailleurs, tout en pilotant la mise en relation entre eux et le client, relation loin d’être libre et sans contrainte. Corollaire de ce statut fictif d’indépendant, les travailleurs peuvent supporter des horaires imprévisibles et à rallonge, voir évoluer les tarifs de leurs courses, subir une forte accidentologie et ne pas bénéficier d’une couverture sociale suffisante, tout en dépendant d’algorithmes dont ils ne connaissent pas les tenants et les aboutissants.

Et malgré cela, le modèle économique des plateformes reste fragile, nécessitant d’importantes levées de fonds, ou conduisant à des opérations de consolidation, de cessions, voire des arrêts d’activité, tandis que de nouveaux acteurs apparaissent, notamment dans la livraison de courses en temps très courts (Flink, Gorillas, etc.). Les entreprises ne sont pas encore profitables pour une grande partie d’entre elles.

En Europe, les réactions légales et juridiques ont été plutôt désordonnées et un peu à la traîne de la montée en puissance de ce modèle. L’Espagne a voté en 2021 une loi règlementant le secteur en considérant les travailleurs comme des salariés avec les droits afférents. En Italie, c’est la justice, après une multiplication d’accidents, qui a condamné quatre plateformes à salarier près de 60 000 travailleurs. En France, deux arrêts de la Cour de cassation ont reconnu le statut de salariés à des travailleurs mais sans effet ultérieur, et Deliveroo a été condamné récemment pour travail dissimulé. La loi El Khomri avait introduit quelques droits notamment en termes de protection sociale ou d’action collective et sous la mandature 2017/2022, les pouvoirs publics ont décidé de parier sur le dialogue social, en organisant des élections de représentants de salariés et d’employeurs en mai 2022, devant négocier obligatoirement (mais pas conclure !) des accords collectifs de secteur sur les modalités de détermination des rémunérations (mais de rémunération minimum), les conditions d’exercice de l’activité, la prévention des risques professionnels, les compétences.

L’Europe a décidé, elle, de passer à la vitesse supérieure. La présidence portugaise avait donné une impulsion à l’Europe sociale, qui n’a que trop tardé à émerger : c’est la feuille de route de mars 2021, donnant corps au socle européen des droits sociaux datant de novembre 2017. Pour garantir l’égalité des chances et l’accès au marché du travail, des conditions de travail équitables et la protection et l’inclusion sociale, l’Europe a défini un plan d’action incluant la hausse du taux d’emploi (concernant l’accès des femmes, des jeunes, des seniors), la formation, la réduction de la pauvreté et certaines politiques précises dont le projet de directive concernant les travailleurs des plateformes de livraison et VTC.

Celui-ci est paru en décembre 2021 et pourrait conduire à une possible révolution en mettant en place une présomption de salariat dès que deux conditions caractérisant la subordination seront réunies sur les cinq qu’elle a définies : détermination unilatérale par la plateforme des conditions de rémunération, obligation de respect de règles contraignantes sur l’apparence, supervision de l’exécution du travail et évaluation de la qualité, restriction à la liberté d’organiser le travail, interdiction ou limitation de travail pour d’autres plateformes.

La route est longue pour que la directive soit adoptée et les plateformes ont déjà affuté leurs arguments pour en limiter la portée, comme elles tentent de contourner la loi en Espagne. Mais c’est un pas important car la présomption de salariat doit conduire à un accès au salaire minimum, aux congés, à la protection sociale, aux droits à la retraite et définitivement lève le voile sur la fiction entretenue par les plateformes.

Néanmoins, seuls 4 millions de travailleurs pourraient être concernés par cette directive et le sujet de l’accès à un emploi de qualité, à la protection sociale reste prégnant pour tous les autres travailleurs de plateformes. La mise en place d’un juste partage de la valeur, notamment celle issue des datas collectées par les livreurs, reste également un défi . Le contrôle de l’effectivité des droits doit être aussi un point clé. C’est pourquoi, seule, la directive ne suffira pas. D’autres progrès sont à mettre en œuvre en termes de réglementation mais aussi avec la mise en place de cadre de négociation collective au niveau européen, entre partenaires sociaux. La responsabilité des organisations d’employeurs est majeure dans ce cadre, y compris pour réguler la concurrence, alors que les organisations syndicales européennes ont des propositions en la matière. La liberté de se syndiquer ne doit pas être entravée et des organisations syndicales au niveau national ont d’ores et déjà été moteurs en la matière pour proposer des cadres collectifs.

L’enjeu est de taille car il n’est plus envisageable de laisser prospérer de nouveaux modèles économiques dont la viabilité repose sur le travail à la tâche et la précarité. Le travail doit ainsi se poursuivre : augmenter le taux d’emploi ne peut se faire au prix de travailleurs sous-payés et non protégés et, face aux politiques nationales plutôt faibles à ce stade, l’Europe doit prendre toute sa place face à des acteurs économiques multinationaux.

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