Anne MACEY
Déléguée générale de Confrontations Europe
Nous sommes dans un contexte extrêmement préoccupant de crise de nos démocraties nationales et européenne. Les citoyens deviennent de plus en plus exigeants sur le respect des principes d’intégrité, le parler vrai et ils ont bien raison d’exiger de nos dirigeants des qualités irréprochables à tous les niveaux. Le contexte de désenchantement des citoyens à l’égard de la politique, de l’Europe telle qu’elle se construit aujourd’hui, est tel que nous devons prendre très au sérieux les cas signalés de conflits d’intérêt.
Une remarque préliminaire : les règles existantes au niveau européen ne sont pas parmi les plus laxistes. Beaucoup d’Etats membres gagneraient à s’inspirer des mêmes principes… qui restent cependant comme on va le voir à resserrer sérieusement y compris au niveau européen.
L’affaire la plus marquante au niveau européen est celle de José Manuel Barroso, ancien président de la Commission européenne (de 2004 à 2014), soit pendant 10 ans, qui a décidé de rejoindre la banque d’affaires américaine Goldman Sachs, certes non pas comme lobbyiste mais comme président non exécutif du conseil d’administration, après avoir respecté un délai d’un an et demi après la fin de ses fonctions.
Le comité d’éthique que la Commission européenne a saisi a émis un avis publié le 31 octobre : selon lui, la décision de Monsieur Barroso de rejoindre Goldman Sachs est légale. Il n’a pas « violé le devoir d’intégrité et de réserve ». Le code de conduite des commissaires européens impose une période de 18 mois durant laquelle les anciens commissaires doivent demander l’autorisation à leur ancien employeur pour rejoindre un groupe privé. Cette période est écoulée et a été respectée.
Le problème n’est pas tant qu’un ancien commissaire, un politique européen puisse rejoindre, une fois ses fonctions terminées, le secteur privé. Regardons d’abord les arguments pour :
- Il est sain que tous ne fassent pas toute leur carrière dans la politique
- qu’il existe des passerelles entre le public et le privé : nos politiques ne connaissent souvent pas les réalités de l’entreprise ; ainsi en France par exemple beaucoup sont issus exclusivement de la fonction publique et n’ont jamais travaillé dans une entreprise
- qu’un ancien responsable puisse retrouver un emploi, après une période de carence. Sinon, cela dissuaderait d’exercer ces responsabilités
Mais il se trouve que Goldman Sachs n’est pas n’importe quelle entreprise, ni n’importe quelle banque. Elle est considérée comme ayant contribué à maquiller les comptes publics grecs. Des commissaires européens le reconnaissent publiquement, même s’ils disent que ce n’est pas à la Commission européenne d’intenter un procès à Goldman Sachs. Est-il acceptable qu’aucune poursuite ne soit intentée contre ceux qui auraient procédé à de tels agissements, alors même que nous avons soutenu financièrement la Grèce pour éviter qu’elle ne sorte de la zone euro et que celle-ci n’éclate ? La Commission européenne ne peut-elle pas considérer que l’intérêt général européen est en jeu et agir en s’assurant que Goldman Sachs soit poursuivi? Ou faudra-t-il attendre qu’une initiative citoyenne soit déclenchée ? Peut-on vraiment soutenir en même temps que Goldman Sachs opère dans le respect des lois et qu’il a contribué à maquiller les comptes d’un Etat membre ? Cela vaudrait le coup de rétablir la vérité pour soit disculper la banque d’accusations qui ne tiendraient pas, soit ne pas laisser impunis des agissements qui ont eu des répercussions sur toute l’Union. Les citoyens européens ne nous le pardonneraient pas et ils auraient raison.
Il était clair que cette décision de l’ancien président de la Commission européenne de rejoindre Goldman Sachs allait nuire à la réputation de la Commission européenne et de l’Union en général.
Que peut, que doit faire la Commission européenne dans le cas Barroso ?
Le président de la Commission européenne a lui-même saisi le comité d’éthique du cas Barroso (il n’y était pas obligé puisque les 18 mois sont écoulés). Il a aussi indiqué, passablement énervé contre Barroso, que ce dernier dans ses nouvelles fonctions au sein de Goldman Sachs serait reçu comme n’importe quel lobbyiste et pas en qualité d’ancien président de la Commission européenne.
Reste, on l’a vu, que José Manuel Barroso n’a pas enfreint le droit existant. Mais l’avis du comité est non contraignant ; ce qui veut dire que la Commission européenne n’est pas liée par cet avis et peut prendre toute décision qu’elle juge utile. Et là, il y a un principe qui devrait être intangible : un ancien commissaire européen doit s’abstenir de toute action susceptible de nuire à la réputation de l’Union. Le comité d’éthique le dit, Barroso a fait preuve a minima de négligence.
Le code de conduite n’est probablement pas assez strict. Le comité affirme ainsi qu’il ne lui « revient pas de savoir si le code de conduite pour les commissaires européens est suffisamment strict ». La Commission européenne devrait probablement proposer de réviser le code de conduite. La Médiatrice européenne Emily O’Reilly l’avait déjà souligné dans une lettre adressée au président de la Commission européenne en septembre dernier.
Ainsi il pourrait :
- prévoir que l’obligation d’informer la Commission européenne (voire d’obtenir son autorisation) s’applique bien au-delà des 18 premiers mois, certains demandent 3 ans, voire 5 ans s’agissant du président de la Commission européenne, ou prévoir une autorisation au cas par cas sans limitation de durée
- préciser la gamme des sanctions applicables
- considérer qu’il n’est pas nécessaire qu’un conflit d’intérêt soit constitué si l’apparence d’un conflit d’intérêt est patente
- mettre en place des enquêtes préliminaires fouillées sur nos futurs dirigeants pour vérifier qu’ils sont bien irréprochables…
La Commission européenne s’est accordé un peu de temps pour examiner les suites à donner, qui méritent outre l’examen citoyen, un examen juridique, pour que les mesures qui seraient prises ne puissent pas être invalidées facilement. Pas sûre que de simples mesures de suivi suffisent.
D’autant qu’une plainte a déjà été déposée contre la Commission européenne le 29/09 dernier l’accusant d’avoir trop peu agi dans les affaires de pantouflage (par Alter-EU : Alliance for lobbying transparency and ethics regulation). Ils demandent à la Commission européenne de saisir la Cour de justice du cas Barroso pour lui retirer son droit à une pension de retraite.
Le contexte de désenchantement est tel que nous devrions envisager de ne pas donner prise au soupçon de conflit d’intérêt, ni d’ailleurs au sentiment qu’il est possible de ne pas respecter les règles sans encourir de sanction. Il en va de la confiance dans nos démocraties.