Lise Bachmann, Fondatrice et DG du programme 100% phygital « Womaccelerator » et Administratrice de Confrontations Europe & Alain Garnier, Président et CEO de JAMESPOT
La transition numérique… c’est en fait à un changement de société que l’on assiste !
Une très large partie de nos activités est désormais transformée de manière accélérée, par le changement climatique qui se profile, mais aussi et surtout, par le numérique : pour les entreprises comme pour les citoyens, la transformation est présente dans leur quotidien.
La 4e révolution industrielle, après la vapeur, l’électricité et le numérique est celle du monde connecté. Les innovations avancent, très vite et donc rarement sur le même timing que les règles pour les encadrer (que ce soit en Intelligence Artificielle, Objets connectés, Réalité Virtuelle, Quantique, Métaverse, Non Fungible Token « NFT », Cryptomonnaie, Blockchain…).
Pour l’Europe, l’urgence de la transition numérique correspond à un enjeu de compétitivité : montée en compétence du capital humain pour les entreprises, sensibilisation/formation des clients dans ce domaine, afin de réduire la fracture numérique entre les territoires de l’UE, au sein des États membres comme dans sa dimension de « communauté politique » (pour utiliser l’appellation qui la dessine désormais). L’Europe dispose de filières d’excellence en mathématiques et en informatique. La maîtrise collective des outils numériques est la condition d’une croissance économique européenne juste et durable, répartie socialement et géographiquement.
Concernant les données, la concurrence internationale est rude. En effet, l’UE s’est laissée devancer par ses partenaires chinois et américains qui ont remporté la première bataille des plateformes numériques, captant massivement des données personnelles B2C dans des conditions qui font encore débat en Europe. Or, la data, ce nouvel « or noir », est bien celui qui, par son exploitation maximale via des algorithmes, crée aujourd’hui le plus de valeur. Voir émerger un acteur européen de taille critique, dans les activités dépendantes du volume de données disponible, susceptible de concurrencer Amazon, Facebook, LinkedIn, AirBnB, Uber, Waze semble de plus en plus difficile.
La nécessité d’une transition pour l’Europe vers l’autonomie
Pas de souveraineté possible si les grands champions ne sont pas chez nous, ou ne respectent pas la régulation européenne pour une organisation démocratique du secteur. Ces secteurs critiques pour nos vies ne peuvent rester dérégulés.
Si l’Europe a laissé passer sa chance de développer, il y a 20 ans, ses propres plateformes, c’est dans le juridique que l’Europe s’illustre et s’est toujours illustrée pour bâtir les modèles de demain (le « RGPD », (Règlement général sur la protection des données), pionnier et précurseur, a par exemple été suivi juste après par la Chine). L’initiative franco-allemande « Gaia-X » apparaissait comme un levier performant pour développer les infrastructures de stockage de données au sein du marché unique, héberger les applications numériques et les couches de sécurité préventives comme curatives, éditées par une filière tractée par le projet. Mais les acteurs intéressés par ce marché, Américains comme Chinois, font craindre la poursuite de cette domination quasi monopolistique (69 % du marché cloud européen est dans les mains de trois acteurs US) et font donc reculer, pour les Européens, ce rêve de souveraineté numérique. Mais l’essentiel du gisement de données à venir est de nature industrielle, des données B2B, et l’Europe figure au second rang des producteurs de ces données, derrière la Chine.
Dans un contexte de cyberguerre ouverte, la captation, l’hébergement, la protection, l’exploitation et surtout, la valorisation de ces données B2B sensibles ne sauraient être confiés à des concurrents économiques. Nous ne saurions dépendre d’éditeurs non-souverains pour garantir la continuité des activités, notamment celles de nos services publics, opérateurs d’importance vitale ou essentielle, de nos fleurons industriels.
Les 10 mécanismes pour construire un écosystème numérique européen respectueux des utilisateurs
- La question de la fiscalité pour le numérique : la fiscalité doit s’imposer là où le service est rendu, donc dans le pays dans lequel réside fiscalement l’utilisateur. Pour les entreprises absentes fiscalement du pays dans lequel est rendu le service, l’impôt pourrait être collecté au moment du paiement sans que ce dernier n’en supporte la charge. C’est ce que fait la Chine lorsqu’un logiciel est vendu depuis la France à une organisation chinoise. La mise en place d’un dispositif fiscal favorable à l’investissement digital accélérerait la mutation.
- L’évolution des clauses commerciales, notamment en cas d’atteinte à la sécurité des données des citoyens européens : imposer dans les contrats une juridiction européenne pour les services rendus en Europe, dissuader la violation des données par des sanctions très lourdes.
- Favoriser l’émergence et le succès d’acteurs européens par une vision offensive pour développer une stratégie de présence dans le numérique : si certains domaines du numérique semblent aujourd’hui solidement aux mains d’acteurs non-européens (par exemple : les moteurs de recherche), le numérique se réinvente sans cesse, ce qui laisse de la place pour le développement de grands acteurs européens, par exemple : dans l’IA, dans l’analyse des données respectueuse des règles de protection de ces dernières, dans la cybersécurité, dans la construction de places de marché de nouvelle génération maîtrisées par leurs parties prenantes, dans les systèmes d’aide à la conduite. Construction d’écosystèmes d’acteurs économiques innovants à l’échelle européenne, une action résolue en direction des décideurs et acheteurs, qui n’ont que trop pris l’habitude de penser que « personne ne sera blâmé pour avoir acheté américain » – en commençant, sans s’y limiter, par les acheteurs publics et les « opérateurs d’importance vitale », la mise en place d’une politique d’incitation forte à l’investissement privé et la mobilisation directe et indirecte de fonds publics pour permettre le financement d’activités de R&D qui, par nature, demandent du temps avant de déboucher, l’identification d’axes « consommateurs » de numérique auprès desquels les pouvoirs publics appuient fortement le choix européen : entre autres, le monde de la santé, celui de l’éducation, celui de la mobilité intelligente, celui de l’énergie, celui de l’industrie 4.0.
- L’interopérabilité des services numériques : au même titre que pour les mails, les différents fournisseurs de services doivent permettre l’accès aux données via des clients tiers, et cela sans conditions anti-concurrentielles ainsi que la communication entre utilisateurs de différents fournisseurs de services équivalents, grâce à l’utilisation de protocoles ouverts, voir standardisés. Mais aussi une migration possible de leurs utilisateurs et de leurs données vers la concurrence. Lorsque cela est difficile, permettre un auto-hébergement sous contrôle de l’utilisateur. Cela casserait l’effet réseaux, et ouvrirait la concurrence dans des marchés aujourd’hui verrouillés par quelques très grands acteurs. L’utilisation de la publicité comme modèle de rémunération deviendrait aussi moins simple. Cela est réalisable au moins pour la plupart des services dans lesquels les utilisateurs créent des données, tels que les réseaux sociaux, les messageries instantanées, et le stockage de fichiers.
- Les conditions de développement des technologies numériques avec la réglementation voulue : IA, big data, calculateurs… Des financements souverains suffisants, des commandes publiques massives au stade initial pour amortir les développements et investissements et une politique volontaire de rétention des cerveaux, ou encore une assurance permettant de lutter contre les attaques juridiques américaines intentées, sans réel fondement en matière de propriété intellectuelle, dans le seul but d’assécher la trésorerie des PME européennes exportatrices et de les priver de tout espoir de levée de fonds, devront être mis en place.
- L’exemplarité des services publics : le nouveau risque de l’exportation de données, suite à l’annulation du « privacy shield » (le bouclier de confidentialité), a accru cette pression. Il n’est pas admissible que la BPI ait pu confi er à Amazon (connu pour désintermédier ses propres clients) les « business plans » des fleurons de l’industrie manufacturière et numérique, que le « Health Data Hub » (la plateforme des données de santé) ait transféré nos données de santé à Microsoft, que nos OIVs et OSE hébergent encore la majorité de leurs données hors de l’UE.
- 50 % des achats publics dans le domaine de la Tech, pour soutenir l’émergence de champions numériques en Europe. Le marché européen est le plus ouvert à la concurrence comme en atteste le taux de pénétration des solutions américaines dans son tissu économique. Aucun géant numérique américain, comme chinois, ne s’est construit sans l’appui de la commande publique, seule à même de garantir un retour sur investissement suffisamment rapide pour rassurer les partenaires fi nanciers et les investisseurs. Les marchés américains et chinois protègent leur économie par des mécaniques protectionnistes visant à limiter à une portion congrue du marché les acteurs étrangers lorsqu’un concurrent local existe. N’en déplaise aux défenseurs de la libre concurrence, ces politiques n’appauvrissent en rien l’innovation sur ces zones, c’est même le contraire, car il favorise une concurrence locale et une densité critique d’acteurs au sein des filières facilitant les croissances externes et, conséquemment, les sorties rapides pour les fonds d’investissement.
- Proposer une évolution du droit US et de son extraterritorialité. Travailler sur le concept de « réciprocité » est indispensable. Et si les États-Unis avaient plus besoin d’accéder au marché européen que nous avons besoin d’accéder au marché américain ? Le rapport de force pourrait être en notre faveur, ce n’est pas le cas du simple fait de la taille des acteurs numériques. La protection des marchés publics, via l’exigence d’une conformité règlementaire renforcée (RGPD), mais aussi non-assujettie au « Patriot Act », stimulerait l’émergence d’acteurs souverains en garantissant par ailleurs le secret des informations.
- Le financement et les modalités du développement de plateformes de taille européenne. Cette proposition est au cœur de toute politique d’indépendance européenne. Dans des domaines chaque jour plus nombreux, l’économie mondiale devient largement une économie de plateformes. Il suffit de penser au rôle que joue NETFLIX, qui n’en finit pas de révolutionner l’industrie du cinéma et, par là même, de refaçonner le monde de la culture. Demain, avec le poids pris par le télétravail et par l’e-commerce et sa logistique de livraison, ce seront des plateformes qui gouverneront toutes les activités économiques hors du strict champ de la production.
- La formation sur les enjeux numériques à large échelle : nous préconisons également, tout comme cela est souhaité pour l’enjeu climatique, une formation massive des décideurs et décideuses européennes sur l’ampleur de l’enjeu numérique, sur un marché de 440 millions de citoyens et en position de 3e puissance mondiale au regard du PIB (6 % au regard de la démographie mondiale).
Actions en cours, l’Europe déjà en mouvement
Le 23 avril dernier, un accord « révolutionnaire » (« groundbreacking » comme le qualifie le Commissaire Thierry Breton). Le Parlement et le Conseil sont parvenus à un accord sur le « Digital Services Act » (DSA) « pour un espace numérique plus sûr et plus ouvert pour les utilisateurs et à des conditions de concurrence équitables pour les entreprises » selon la Commission.
Protection des mineurs, transparence, obligation de supprimer les contenus illicites et de dédommager les victimes, l’impact sur les places de marché et les réseaux sociaux sera réel. Et ne peut aller que dans le bon sens pour la protection de nos valeurs.
L’Acte sur les services numériques (« Digital Services Act ») a été écrit dans cet esprit de fixer les conditions d’une concurrence libre au sein du marché unique, en évitant la domination d’acteurs monopolistiques, qu’ils soient européens ou de pays tiers.
La réglementation soutenant la vision d’un « cloud » de confiance, créateur de valeur pour le plus grand nombre et respectueux de l’environnement est un puissant levier de croissance pour l’économie numérique européenne. Elle encourage l’innovation en s’appuyant sur deux des atouts européens, la qualité et la créativité de ses ingénieurs.
Par ailleurs, la Présidente de la BCE, Christine Lagarde, évoque une stratégie d’« autonomie ouverte pour l’Europe : consolider la souveraineté sur les secteurs clés sans renier le libre-échange, en renforçant la demande intérieure avec des politiques publiques qui viennent soutenir la demande ». En effet, le marché européen est une grande force dans cette transition numérique vers des plateformes qui lui ressemblent. 75 % des Français (étude de l’Institut de sondage CSA du 23/4/2022) sont prêts à changer de messagerie pour que leurs données soient hébergées en France. Pourquoi pas la création, dans le domaine du numérique, d’un Conseil européen de l’Innovation pour suivre certains grands projets de développement à l’échelle de l’UE ?
Pour que l’espace européen soit un des meilleurs espaces de travail au monde, dans le respect de nos valeurs démocratiques et des libertés individuelles.
La stratégie qui préserve la culture européenne, c’est de constituer au plus vite une plateforme indépendante, sur laquelle les produits et services obéiront à nos critères, à nos règles de tarification, à notre fiscalité, à l’impact RSE, à nos valeurs. Il ne manque en France et en Europe, ni de savoir-faire dans tous les domaines, ni d’expérience de coopération entre acteurs européens, ni de compétences techniques pour créer une telle plateforme. Nous suggérons qu’une équipe projet pour la communauté politique européenne soit chargée d’en lancer la préfiguration.
Qui tient les plateformes, tient l’essentiel
Cette 4e révolution industrielle interroge l’ensemble de notre société, de nos valeurs.
Ce qui est certain, c’est que nous sommes face à un changement de société et que le cadre juridique mérite d’être posé, lui aussi, de manière accélérée sur tous les champs du numérique : éthique de l’IA, taxation des robots, RSE du numérique, protection des libertés individuelles etc…
Et après les perspectives de mutualisation de la dette dans le cadre du Plan de relance post-Covid, de mutualisation des approvisionnements en énergie face à la guerre déclenchée par la Russie, de visée d’un objectif militaire commun à 2 % du PIB… et si la construction européenne allait plus loin sur la mutualisation de l’exploitation de son « or noir », les données, en commençant par les plus sensibles.
Il en va de notre responsabilité collective de veiller à ce que nos valeurs européennes guident les entreprises et les citoyens européens dans leur choix, et que les démocraties perdurent au XXIe siècle.