Stefan SEIDENDORF
Directeur adjoint de l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg (Deutsch-Französisches Institut)
Dans un contexte tendu marqué à l’extérieur de l’Europe par la crise du multilatéralisme et à l’intérieur des frontières de l’UE par un regain des nationalismes populistes, le couple franco-allemand a décidément une gamme à jouer. Mais l’Allemagne et la France ont-elles choisi de s’emparer de la partition ?
À un moment crucial pour l’Union européenne, secouée par le Brexit, ébranlée par le renouveau du nationalisme à l’intérieur et menacée par des forces hostiles à l’extérieur, le « couple franco-allemand » n’arrive plus à imposer son leadership. La principale raison est l’absence d’une vision commune pour l’UE, qui serait à même d’entraîner aussi bien les autres pays membres que les citoyens de l’Union. La nouvelle dynamique du couple, qui s’est manifestée lors de la signature du nouveau traité franco-allemand à Aix-la-¬Chapelle le 22 janvier dernier, risque même d’accélérer le déclin de l’UE : en favorisant des projets bilatéraux certes « ouverts aux autres », mais sans l’objectif d’approfondir davantage l’UE, la France et l’Allemagne risquent de contribuer encore un peu plus à la paralysie de l’Europe communautaire, là où il faudrait une réaffirmation claire des principes fondateurs. Pour consolider durablement l’UE, un compromis franco-allemand a besoin du soutien des autres États membres et comme par le passé, ce soutien requiert comme gage, que l’Allemagne et la France n’abusent pas de leur position centrale pour dominer les autres. Depuis la Communauté européenne du charbon et d’acier (CECA) de Robert Schuman, la garantie la plus importante dans ce sens est l’indépendance des institutions supranationales, de la Commission européenne et de la Cour de Justice.
Aujourd’hui, avec une Union beaucoup plus hétérogène, les garanties qui pourraient permettre aux autres États membres d’accepter une initiative franco-allemande doivent être encore plus fortes. Or nous constatons plutôt le contraire : sont privilégiées des solutions « intergouvernementales », négociées entre États, et d’abord entre la France et l’Allemagne. On peut citer l’exemple du compromis laborieux sur la réforme de l’euro : certes, l’Allemagne soutient finalement l’idée française du budget de la zone euro, mais ce dernier sera financé par les États membres et ceux-ci veilleront à ce que leur « retour sur investissement » soit à la hauteur de leur contribution au budget. En toute logique, le compromis franco-allemand prévoit que ce budget contribue à améliorer la « compétitivité » des pays participants, et à faciliter leur « convergence ». Mais, le troisième objectif initial – créer de la « solidarité » entre les citoyens de la zone euro – a disparu du compromis.
« Dérogation politique »
De même, si le manifeste franco-allemand en faveur d’une politique industrielle européenne de Peter Altmaier et Bruno Lemaire souligne bien la nouvelle dynamique franco-allemande, on peut s’étonner des détails. Les deux ministres de l’Économie veulent s’attaquer au droit de la concurrence, et c’est là la politique, à ce jour, la plus puissante de l’UE, qui a affronté (avec succès) les géants du net que sont ¬Google, Microsoft et Apple. Si le couple franco-allemand impose son idée d’une « dérogation politique » qui lui permettrait de passer outre la décision de la Commission en matière de concurrence, qui expliquera demain à ¬l’Irlande qu’elle ne peut pas profiter de la même possibilité, mais devrait enfin commencer à suivre les consignes de la Commission et imposer les grandes entreprises sur son sol ?
Menée par les deux grands pays membres de l’Union, une telle politique de court terme peut rapidement avoir des résultats. Or face à la violence du débat politique sur l’Europe, vouloir ainsi s’imposer en rejetant la responsabilité des problèmes sur « Bruxelles » comporte un risque considérable. Au lieu d’expliquer le sens des politiques communes, les responsables politiques vont courir derrière les forces anti-européennes, en démontrant qu’elles « rapportent » assez d’argent à la maison tout en évitant que les autres n’en rapportent trop chez eux. Et bien entendu, il y aura toujours quelqu’un pour exiger que les montants à récolter soient plus élevés, et les sommes laissées aux autres moindres, ce qui contribue au pourrissement du débat sur l’Europe.
Pour apparaître aux yeux des autres États membres comme une véritable force d’entraînement, l’Allemagne et la France devraient au contraire accepter qu’elles portent une responsabilité particulière en Europe, et qu’il leur faut donc donner plus pour favoriser l’émergence de compromis européens. Le rôle de « leader » est à ce prix-là, et l’existence de l’UE en dépend.