Arnaud Danjean, Député européen PPE, membre des commissions INTA et SEDE
« L’heure de l’Europe a sonné ». Depuis trois décennies, chaque crise, qu’elle soit géopolitique (guerres yougoslaves des années 90, Brexit), ou économique (crise fi nancière de 2008, plan de relance lié à la pandémie ces derniers mois), semble encourager l’affirmation d’un ensemble européen volontariste, seul à même d’offrir une réponse à des défi s globaux confrontant les États à leurs limites. La guerre en Ukraine rentre assurément dans la catégorie des événements fondateurs, dans le sens où elle bouleverse profondément des équilibres, introduit une incertitude durable et multidimensionnelle, et « teste » ainsi la pertinence du modèle européen face à des menaces existentielles.
La tentation est donc forte, à la lumière de décisions initiales rapides, cohérentes et unanimes, portant sur des réponses diplomatiques, économico-commerciales et militaires, de considérer que l’Union européenne a enfin franchi un palier et se pose, sur la scène internationale, comme un acteur collectif conscient de ses forces et n’hésitant plus à les faire valoir. Cette affirmation géopolitique irait de pair avec la cristallisation, dans plusieurs domaines (écologie, commerce), de velléités de « souveraineté européenne » s’étant manifestées lors des deux années de crise sanitaire, avec une particulière acuité.
Parler d’Europe puissance ne serait donc plus un tabou et ne susciterait donc plus les traditionnels rictus sarcastiques de ceux qui n’ont longtemps vu dans cette expression qu’une grandiloquente ambition purement française de dupliquer à l’échelle continentale des fantasmes de grandeur un peu déconnectés des ambitions plus modestes de la plupart des autres États membres de l’Union européenne.
De fait, les références plus ou moins explicites au vocable de la puissance sont plus présentes dans les discours des responsables et dans les textes des institutions européennes. Chose impensable il y a encore une demi-douzaine d’années, même s’il est un brin malhonnête intellectuellement d’attribuer ce mérite au seul premier quinquennat de M. Macron, car l’« autonomie stratégique », par exemple, figurait déjà dans la stratégie globale adoptée en 2016 à Bruxelles et ne doit donc absolument rien au volontarisme revendiqué de l’actuel Président français. Certaines politiques intègrent également des notions remodelant assez clairement les concepts qui prévalaient jusqu’à présent et qui semblaient étrangers à toute allusion à des intérêts propres à défendre ou promouvoir (hormis ceux relatifs à des valeurs universelles). C’est le cas dans la politique commerciale (appelant à une « autonomie stratégique ouverte »), c’est le cas bien sûr dans la politique étrangère et de sécurité avec l’adoption d’une ambitieuse « boussole stratégique », cela progresse aussi dans les domaines énergétiques et industriels (diversification recherchée des chaînes d’approvisionnement et revendication d’une moindre dépendance extérieure).
Sur tous ces sujets clés, la guerre en Ukraine est l’ultime et puissant catalyseur de tendances qui étaient déjà à l’œuvre depuis le traumatisme (sanitaire, économique et logistique) de la pandémie de Covid-19. Et, il faut l’admettre également, avec le volontarisme de quelques dirigeants politiques, au premier rang desquels le Président de la République française.
S’il est donc indéniable qu’un palier semble avoir été franchi ces derniers mois, l’avènement d’une Europe puissance est-il pour autant un phénomène désormais ancré tant dans la réalité de la scène internationale que dans le fonctionnement de l’Union européenne elle-même ? À vrai dire, rien n’est moins sûr, car les louables efforts oratoires et conceptuels ne parviennent pas forcément à transcender des habitudes tenaces, des limites intrinsèques assez rédhibitoires, des appréhensions parfois différentes de ce que recouvre le même vocable et des interrogations sur la profondeur et la durabilité des transformations en cours.
Les habitudes tenaces sont inhérentes au fonctionnement d’une organisation à la bureaucratie lourde, puissante et globalement performante. Des décennies d’expertise consolident des certitudes, non sans excès et dérives parfois ! Tous les commissaires européens parviennent-ils véritablement à modeler les administrations dont ils ont la charge et à y infuser une nouvelle philosophie politique novatrice ? Comment être sûr que de nouvelles orientations, parfois aussi radicalement différentes que celles sur lesquelles s’est bâti puis a prospéré un modèle fondamentalement tourné, non pas, vers l’affirmation extérieure de puissance, mais vers la recherche de la prospérité et de la stabilité intérieures, soient bien « digérées » par des femmes et des hommes, loyaux et professionnels, mais tout de même formés depuis des décennies avec un autre logiciel ? Derrière les grandes déclarations, il y a une pratique, des mises en œuvre techniques, voire parfois de vraies résistances, nourries par des débats légitimes entre commissaires eux-mêmes, qui viennent relativiser très sérieusement l’élan soi-disant « révolutionnaire », au sens littéral du terme, insufflé par le volontarisme parfois incantatoire des tenants de l’Europe souveraine.
Les limites intrinsèques tiennent à ce que j’ai noté précédemment : derrière le grand idéal de paix qui fonde le projet européen, ce sont avant tout des préoccupations intérieures, tournées vers l’Europe elle-même, ses citoyens, ses producteurs, ses consommateurs qui régissent la mise en place de politiques économiques et normatives. Certes la politique commerciale commune, comme la politique agricole, vise aussi à être compétitive et capable de tenir un rang internationalement. Mais il s’agit moins d’une volonté délibérée et assumée comme telle, de projection de puissance (au besoin en usant d’arguments coercitifs et politiques), que d’assemblages sophistiqués de normes et mesures organisant nos propres marchés, nos propres modes de production pour assurer notre propre prospérité. Si la dimension extérieure n’est évidemment pas totalement absente de toutes les réalisations communautaires, de la PAC à l’Euro en passant par la politique commerciale ou le marché unique, ce sont bien prioritairement des impératifs très « autocentrés », dans des domaines que les instances européennes ont tenté de « dépolitiser » au maximum, qui régissent le fonctionnement des réalisations européennes.
Il en découle des appréciations assez différentes dans chacun des États membres. Nul n’est besoin de beaucoup élaborer sur la traditionnelle division entre ceux voulant accélérer et approfondir une union plus politique, et ceux se satisfaisant d’un marché unique performant. Cette ligne de fracture est d’ailleurs moins caricaturale aujourd’hui qu’elle le fut pendant longtemps, nombre de tenants d’une Union minimaliste et concentrée sur les dimensions économiques plaidant, précisément du fait de la guerre à l’Est, pour une politique étrangère plus robuste. Il n’empêche que l’acception même de puissance renvoie dans chacun de nos pays à des définitions très différentes. Nous l’avons bien vu avec le débat, largement promu par la France, sur l’autonomie stratégique européenne. L’expression même figure de moins en moins dans les textes européens, après y être entrée seulement en 2016. Le contentieux sémantique, notamment entre France et Allemagne, a eu raison de ce concept, chargé d’une suspicion tenace dans de nombreux États, et pas qu’à l’Est de l’Europe, d’un possible « découplage » entre Europe et États-Unis. Que recouvre aujourd’hui le terme de souveraineté européenne ? À Paris, ce n’est ni plus ni moins que de l’autonomie stratégique sous un autre terme, pouvant s’appliquer indifféremment aux politiques industrielle, commerciale et de défense. Pour d’autres, il s’agira surtout de promouvoir une « résilience » plus forte et une diversification des chaînes d’approvisionnement, mais sans remettre en cause les fondamentaux très ouverts des relations de l’UE avec le reste du monde. Pour d’autres enfin, une souveraineté européenne ne pourrait se construire qu’au détriment des souverainetés nationales, et porte donc en elle-même une charge politique et émotionnelle très forte, trop forte sans doute.
Enfin, comme à chaque fois où un saut qualitatif semble avoir été effectué par l’Union européenne, se pose inévitablement la question de la durabilité de ce changement. N’est-ce pas un phénomène cosmétique, conjoncturel, susceptible d’être contrarié aussi bien par la probable prolongation de la guerre en Ukraine (l’unanimité initiale est mise à mal) que par sa possible fin ou atténuation de son intensité (l’urgence de la menace et la sidération émotionnelle une fois retombées, la mobilisation et la volonté d’action seront-elles aussi prioritairement partagées au sein de l’UE ?). Après tout, face à chaque crise existentielle, l’Union a surtout plus prouvé qu’elle était réactive et capable de ne pas se désagréger (et parfois de façon tout à fait remarquable comme lors des quatre années de négociations du Brexit, qui auraient pu conduire à des divisions mortelles), qu’elle n’a montré sa capacité d’action et de définition d’un modèle puissant et de projection vers l’extérieur. Peut-il en être autrement aujourd’hui, alors même d’ailleurs qu’au-delà de l’attrait incontesté de son marché unique, la séduction de l’Union s’est sérieusement érodée, tant au sein des populations des États membres qu’auprès des pays candidats, chez lesquels la capacité transformationnelle du projet européen est bien moins évidente ? Cela vaut également dans les relations avec d’autres parties du monde, et précisément sur la guerre en Ukraine. Nombre de pays, et pas des moindres, n’ont pas embrayé sur les sanctions prônées par les Européens, ni sur l’alignement de la fermeté diplomatique et militaire. De ce point de vue, l’Europe apparaît bien plutôt comme un pôle, certes peut-être comparativement aujourd’hui plus important du monde occidental, que comme une puissance propre capable d’utiliser par elle-même des leviers autonomes vis-à-vis de puissances tierces.
Ce constat n’ôte aucun mérite aux efforts déployés pour tenter de faire exister une Europe collectivement plus affirmée, mais il convient sans doute d’en relativiser à la fois l’étendue et la rapidité de transformation, ainsi que l’unanimité qui sous-tendrait l’adhésion à ce concept d’« Europe puissance », aux consonances encore très hétérogènes au sein de l’Union elle-même comme chez ses partenaires extra-européens.