« La fin de l’idée de l’Europe ? »

Auteur : Patrick Boucheron

historien, Professeur au Collège de France, titulaire de la Chaire « Histoire des pouvoirs en Europe occidentale (xiiie-xvie siècles)

Une certaine idée de l’Europe, c’est le titre de l’ouvrage qui rassemble les allocutions de cinq penseurs invités par la revue le Grand Continent à évoquer leur idée d’Europe(1). Loin des ouvrages d’hommes politiques à la fois ancrés dans un présent immédiat et réducteurs, loin d’un discours médiatique forcément trop rapide, les historiens Patrick Boucheron et Elisabeth Roudinesco, le sociologue Antonio Negri, l’économiste Thomas Piketty et la philosophe Myriam Revault d’Allonnes ont ainsi ouvert les voies d’une Europe idéale, pleinement politique. Confrontations Europe est heureux de livrer un extrait de l’allocution de Patrick Boucheron publiée sous le titre Ce qui a manqué à l’Europe.

Les mélancoliques n’ont pas toujours tort : on est fondé à se désoler de cette propension de nos sociétés à – je cite ici Achille Mbembe – « ne plus vouloir se souvenir de rien(2) ». Et que se passe-t-il lorsqu’on ne se souvient plus de rien ? Ce n’est pas seulement qu’on ne fait pas son devoir de mémoire : j’entends effectivement l’exaspération, bien naturelle, bien légitime, de jeunes générations qui verraient dans le devoir de mémoire quelque chose comme une obligation scolaire (« Est-ce que tu as bien fait tes devoirs de mémoire ? »). Il y a un côté inévitablement infantilisant dans une telle expression. Non, il ne s’agit pas de ça. Lorsque Achille Mbembe dit de nos sociétés qu’elles font « un arrangement avec le monde » par une étrange manière qui « consiste à tenir pour rien tout ce qui n’est pas soi-même(3) », c’est cela qu’il appelle ne plus se souvenir de rien. Et il faut bien comprendre que cette amnésie tranquille, dans la plénitude même de sa bonne conscience, éloigne une capacité de l’histoire qui est celle que Hannah Arendt décrivait lorsqu’elle disait de l’histoire que c’était un art de se souvenir de ce dont les femmes et les hommes en société sont capables. Du meilleur sans doute, du pire parfois.

Cette conscience historique est évidemment celle qui fait défaut, et qui manque aujourd’hui. Contre ce manque il ne sert à rien de se révolter, puisqu’il dépend entièrement du passage des générations. Il suffit de constater que cette conscience passe mais, passant, fait manquer à l’Europe ce qui a été la principale objection à sa critique : prendre la mesure de tout ce à quoi on échappe en construisant l’Europe – c’est-à-dire à la guerre. De ce point de vue, le constat pourrait être aisément et tristement définitif. C’est une question grave lorsqu’on réfléchit à l’histoire – et je ne pourrais pas parler avec vous d’autre chose que d’histoire. Je suis un historien qui ne parle pas du passé mais à partir du passé, en l’occurrence pour moi un passé ancien, mais qui n’a aucune compétence particulière dans les questions qui vous intéressent et vous mobilisent ce soir, et en particulier du point de vue géopolitique. Un discours historique n’a d’intérêt que si l’on va y chercher des ressources d’intelligibilité pour le présent. Je vais y revenir parce qu’évidemment, à partir du moment où cette Europe qu’on a construite sur le « plus jamais ça » voit se perdre sa conscience historique, comment peut-on la réarmer historiquement ? Mais l’histoire, aujourd’hui, n’est pas simplement la chronique de ce qui a eu lieu.

C’est aussi, vous le savez bien, l’histoire des possibles, de tout ce qui, à un moment donné, a pu s’ouvrir, comme possibilités, comme espérances, comme déceptions ou simplement comme promesses non tenues. De ce point de vue, le questionnaire des historiens s’est incroyablement allongé. Je ne parle pas simplement de l’histoire contrefactuelle. Je parle d’une manière générale, de toute l’histoire des futurs non advenus(4).

Pour le dire de manière plus tranchante, et sans doute plus désagréable : si, dans quelques années, les historiennes et les historiens écrivent l’histoire de l’Europe et choisissent l’été 2015 comme date de la fin de leur grand récit, je veux dire tout simplement de la fin de l’idée de l’Europe, est-ce que cela nous étonnerait tant que ça ? Après tout, à quoi l’Europe nous a-t-elle permis d’échapper ? À la guerre ? À la mort ? À la honte ? À la récession ? À la tyrannie ? Telle était en effet la promesse qui la fondait. Mais quand l’Europe, au lieu d’être un pôle de stabilité, est une dynamique permanente d’instabilité, quand nous vîmes s’aligner, en quelques semaines, la crise de la dette grecque, la crise de l’Europe face à l’accueil des réfugiés et la crise de la démocratie, que reste-t-il de ce pacte passé avec l’avenir ? Lorsque Viktor Orbán prend le pouvoir en Hongrie avec une politique ouvertement xénophobe fondée sur un nationalisme ethnique en tous points opposé aux valeurs de la construction européenne et qu’au même moment ce n’est pas lui que l’on menace d’exclure de l’Europe mais les Grecs soumis à de graves difficultés financières, qu’en pensons-nous, qu’en pensons-nous vraiment ? Alors je repose la question : si les historiennes et les historiens futurs nous disent que c’est bien durant ces quelques semaines que l’Europe est morte, qu’avons-nous à redire ? Je ne dis pas que c’est vrai. Je dis que c’est plausible. Et que si l’on parle des manques de l’Europe, ou des manquements, politiques, moraux, etc., il y a là un devenir possible. En évoquant ensemble « une certaine idée de l’Europe », peut-être que nous parlons ce soir de quelque chose qui n’existe déjà plus. C’est une hypothèse sérieuse.

Vous voyez vers quelle issue désespérante m’a amené cette première acception de grandeur gaullienne d’« une certaine idée de l’Europe ». Si bien que je préfère, pour ne pas m’arrêter à une mélancolie aussi noire, l’entendre aujourd’hui d’une manière peut-être moins géopolitique et un peu plus morale. Non pas affirmer « je me fais une certaine idée de l’Europe », c’est-à-dire implicitement une grande idée, qui va donc se fracasser contre le réel et ses manquements, mais dire « de l’Europe je me fais une certaine idée », entendez une idée incertaine. À ce moment, la consistance de l’Europe, qui n’est plus géopolitique mais morale et culturelle, se sauve du fait même de son incertitude. Elle n’est rien d’autre que son propre manque à elle-même. Ce n’est pas l’Europe de Charles de Gaulle, c’est l’Europe de George Steiner, dans cette conférence de 2004 précisément publiée sous le titre Une certaine idée de l’Europe(5). Il ne s’agissait là pas simplement de faire jouer l’humanisme contre la bureaucratie, ou la consistance existentielle d’une culture européenne contre sa construction institutionnelle, mais bien de réaffirmer les droits de l’idée contre l’institution sans laquelle l’idée risque de se perdre. Si je comprends bien votre invitation, c’est de cela qu’il s’agit : il y a une idée européenne, mais où est-elle, lorsqu’on ne parle plus que de ce qui vient sinon l’effacer, du moins l’estomper, dans un jeu institutionnel où elle devient proprement incompréhensible ? Et voilà pourquoi George Steiner réaffirmait l’importance d’une énonciation piétonnière de l’Europe. Je le cite : « Les cafés caractérisent l’Europe. Ils vont de l’établissement préféré de ­Pessoa à Lisbonne aux cafés d’Odessa, hantés par les gangsters d’Isaac Babel. Ils s’étirent des cafés de Copenhague, devant lesquels passait Kierkegaard pendant ses promenades méditatives, aux comptoirs de Palerme. Dessinez la carte des cafés, vous obtiendrez l’un des jalons essentiels de la “notion d’Europe” »(6).

Voilà une idée consolante. Belle et consolante. Ce n’est pas parce qu’elle nous console qu’elle est fausse, mais ce n’est pas parce qu’elle est belle qu’elle est vraie. Dans des cas désespérés, on peut préférer se réfugier dans la beauté littéraire : pourquoi pas ? Telle est la fragile condition des lettrés, qui cherchent un abri dans les livres amis. Mais il faut essayer de savoir ce qu’on y gagne, ce qui se réfugie là. Quelque chose d’essentiel, quelque chose que l’on reconnaît tout de même dès lors qu’on le sent s’absenter ou s’exposer au danger. Je trouve qu’il y a, dans cette énonciation piétonnière des cafés, de la mixité, du mélange, de la circulation, un « je ne sais quoi » d’éminemment désirable, et je ne veux pas dire spécifique, pas du tout spécifique, mais disons simplement désirable. On voit bien aujourd’hui qu’une possibilité de la philosophie politique est de redéfinir des valeurs communes par des styles, des styles de vie ; on pourrait même dire, avec Giorgio Agamben, des « formes-de-vie », surtout si cela permet d’échapper à l’expression plus embarrassante des « modes de vie », cette dernière pouvant être revendiquée par différentes personnes ayant un rapport xénophobe ou étroitement égoïste au monde – affirmant par exemple qu’on est en droit de se détourner de l’intérêt général au nom de la défense spécifique de ses « modes de vie ».

Ce texte est publié avec l’aimable autorisation des Éditions Flammarion.

  • Lire p. 30 la recension sur l’ouvrage publié aux éditions Flammarion, collection Champs actuel, 2019.
  •  Achille Mbembe, Politique de l’inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p. 8-9.
  • Achille Mbembe, ibid.
  • Voir Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Le Seuil, 2016.
  • George Steiner, Une certaine idée de l’Europe, trad. de l’anglais par Christine le Bœuf, Arles, Actes Sud, 2005.
  • George Steiner, ibid., p. 23.

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