Interview de William Kadouch-Chassaing et de Christophe Bavière, co-CEOs d’Eurazeo, acteur de référence de la gestion d’actifs privés en Europe

William Kadouch-Chassaing & Christophe Bavière

Co-CEOs d’Eurazeo depuis février 2023, William Kadouch-Chassaing et Christophe Bavière disposent de longues expériences dans la finance et la gestion d’actifs. Le premier fut notamment Directeur financier et Directeur général délégué du Groupe Société Générale et membre du Conseil d’administration d’Amundi. Le second a géré les programmes d’investissement du Groupe Allianz en Private Equity et développé les activités « d’asset management » de la société de gestion IdInvest, dont il fut Président fondateur. Dans un white paper sur l’investissement intitulé « Investir en Europe : exploiter des leviers méconnus » et écrit à quatre mains, ils souhaitent tous deux rappeler les forces tangibles de l’Europe, souligner la richesse de l’écosystème européen en « clusters » de croissance à haut potentiel, et faire remonter les propositions de l’écosystème.

Entretien mené par Olivier Marty, Conseiller économie et finance de Confrontations Europe et Michel Derdevet, Président du think tank.

Confrontations Europe. Dans votre white paper, vous appelez l’Europe à « prendre le parti de ses forces plutôt que de ses faiblesses » et à « prendre confiance en elle-même ». Cette tonalité positive se retrouve très bien au fil de votre texte. Pouvez-vous revenir sur les raisons pour lesquelles vous l’avez adoptée ?

William Kadouch-Chassaing (WKC). Il convient en effet d’expliquer pourquoi nous avons adopté cette posture. Nous avons observé, après la réélection de Donald Trump, une forme de « réductionnisme » dans l’appréciation des deux puissances américaine et européenne : les États-Unis étaient décrits comme ayant la prospérité et la force et l’Europe comme étant « finie », affectée par trop de régulation, une démographie déclinante et un manque d’innovation. Or, ceci ne reflétait pas du tout ce que nous voyions sur le terrain : chez Eurazeo, nous investissons dans des entreprises innovantes, qui sont souvent très compétitives, et ce dans beaucoup de domaines, tels que la transition environnementale, la santé ou les applicatifs concrets de l’Intelligence artificielle. Nous avions aussi entendu plusieurs dirigeants dire à Davos en janvier dernier : « Europe is not that bad ! ». Ceci nous a conduit à vouloir exprimer une position plus nuancée sur l’Europe et à mettre en avant certains de ses atouts : la profondeur du marché unique, l’État de droit, la liberté académique, le niveau d’investissement dans les infrastructures ou encore les avantages des systèmes sociaux.

Parallèlement, nous avons observé qu’une dynamique de réforme s’enclenchait en Europe. Dans la foulée des débats politiques sur la compétitivité ou sur l’équilibre à trouver entre protection et passage à l’échelle, nous avons parcouru avec attention les rapports Noyer, Letta et Draghi publiés en 2024, ainsi que les initiatives majeures de la Commission telles que l’Union de l’épargne et de l’investissement (UEI), le plan « ReArmEurope/Readiness 2030 » ou le 28e régime. Dans ce contexte, nous ne voulions pas alimenter le scepticisme et les prophéties auto-réalisatrices. Nous souhaitions, au contraire, voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide ! Ainsi, nous ne nous focalisons pas sur le fait que seuls 11% des recommandations de Draghi ont été mises en œuvre mais considérons plutôt que seuls 22% de celles-ci ne font pas l’objet d’un début de commencement ! Nous sommes cependant inquiets de voir que ce sont plutôt les États qui bloquent la mise en œuvre des réformes : c’est vrai, par exemple, de la supervision des marchés, bloquée par le Luxembourg ou l’Irlande, ou de la mise en commun des dettes, à laquelle l’Allemagne s’oppose….

Christophe Bavière (CB). Le rapport Draghi pose un diagnostic que tout le monde partage. Pour le dire plus simplement, « les ingrédients sont dans le bol » ! Il faut simplement faire prendre la mayonnaise. En effet, nous ne pouvons pas nier l’existence de la « matière première » entrepreneuriale européenne, ou des talents, en matière d’ingénierie par exemple. De même, nous avons en Europe une épargne abondante. Le problème est que cette épargne est « pasteurisée ».

Nous le voyons bien en France : l’épargnant français épargne, et ce d’autant plus dans un climat d’incertitude, mais on lui fait prendre un minimum de risques, ce qui est une grosse erreur quand on sait, par ailleurs, qu’il a un horizon de long terme. Dès lors, notre risque, en Europe, est plutôt de voir certains projets innovants être sous-financés. Et à la fin, « money talks », comme disent les Américains. Certes, nous avons des difficultés structurelles, comme le fait que notre marché n’est pas totalement unifié, qu’il reste un « patchwork ». Mais le problème est bien ce manque d’action collective. Il est dangereux de ne pas utiliser notre épargne privée, dont nous avons besoin pour irriguer nos tissus entrepreneuriaux.

Confrontations Europe. Si vous aviez un rendez-vous avec la Présidente von der Leyen, que détermineriez-vous comme priorités pour l’Union de l’épargne et de l’investissement (UEI), dont on parle désormais depuis dix ans ? Comment, à court terme, enclencher quelque chose de facile à réaliser dans le contexte politique du moment ?

WKC. C’est une question délicate, car nous ne sommes pas des politiques. Dans notre white paper, nous avons simplement identifié des priorités à plus ou moins long terme, qui sont d’ailleurs largement partagées. Il faut harmoniser les fiscalités, faire des produits pan-européens promus par des labels adéquats, créer des incitations à l’épargne retraite afin de développer les investissements en fonds propres dans nos entreprises… Nous pensons aussi que l’éducation financière est très importante. Et, à cet égard, banquiers, assureurs, « asset managers », doivent œuvrer dans le même sens. Les médias doivent aussi relayer des évidences : quand l’épargne est pasteurisée, on appauvrit l’épargnant ! Ce constat devrait être politiquement porteur, au contraire des sujets techniques comme la titrisation, qui ne fait légitimement pas rêver les gens. Enfin, il y a le sujet de la fiscalité de l’épargne : celle-ci incite souvent à aller vers des produits de dette, de préférence publique, alors qu’il faut financer les fonds propres des entreprises. Aucun label européen ne palliera ce problème.

CB. Dans les « quick wins » nous pensons qu’il faudrait créer un statut de fonds d’investissement européen. En France, la loi Pacte puis la loi Industrie verte ont ouvert une voie à la « dépasteurisation » de l’assurance-vie et des plans épargne-retraite (PER) : désormais, il est possible de placer dans ces supports des PME et ETI non cotées, ce qui est une bonne chose. Quand vous lui fournissez de bonnes incitations, l’épargnant prend plus de risques ! Chez Eurazeo, nous avons donc levé un FCPR français (FCPR Eurazeo Private Value Europe 3), qui rentre dans l’assurance-vie et les PER. Mais il reste français et ne se vend pas à une assurance-vie irlandaise, néerlandaise ou allemande. Dès lors, si nous avions un statut de « limited partnership » (LP) européen qui permettait d’investir dans des fonds de sociétés européennes au niveau européen, cela changerait la donne. En l’absence d’un tel cadre, nous continuerons à observer les tendances actuelles : des fonds américains, par ailleurs dix fois plus gros que les nôtres, viendront prendre le contrôle de nos sociétés. La culture européenne du bonzaï n’a jamais créé de grands chênes…

Confrontations Europe. Pensez-vous à d’autres solutions ?

WKC. Si on part du principe, bien articulé dans les rapports Letta, Noyer et Draghi, que nous sommes effectivement confrontés à trois sujets imbriqués de financement de l’innovation, de réallocation de l’épargne et d’intégration des marchés, alors la proposition du 28e régime prend tout son sens. Cependant, nous pensons que ce régime doit inclure tout type d’entreprise et pas que les PME innovantes. Une deuxième priorité concerne les financements et la solvabilisation de secteurs entiers. Si on parle des entreprises innovantes, il y a l’enjeu du maintien ou de l’augmentation des fonds européens, des programmes créés autour des « scale ups » et de la « European Tech Champions Initiative » (ETCI) et tout ce qui tourne autour des priorités en matière d’achat et de « sourcing ». Donc tout ce qui va dans le sens de la mise en œuvre d’un « Buy European Tech Act » est une bonne idée. De même, ce qui est élaboré dans la suite du plan « ReArm Europe/Readiness 2030 », qui privilégie plutôt des entreprises européennes, va créer des « continuum » importants.

Il y a aussi des sujets qui pourraient être traités facilement, pour autant que la Commission européenne parvienne à surmonter les réserves de certains États. Relâcher, à la marge, les contraintes de solvabilité des assureurs européens n’est pas difficile à envisager compte tenu de la qualité de leur gestion. Relâcher légèrement certaines contraintes des fonds de pension pour les orienter davantage vers l’investissement alternatif n’est pas non plus très difficile. Relâcher, enfin, les contraintes sur les titrisations serait certes plus compliqué mais néanmoins fondamental : on ne pourra pas dire qu’il faut réallouer l’épargne vers les fonds propres et donc s’exposer à des risques de pertes en capital sans libérer les bilans bancaires de leurs contraintes. Donc, changer les contraintes de solvabilité, rendre le régime d’investissement des fonds de pensions plus pragmatique, accompagner fiscalement l’épargne longue en cohérence avec les labels, faire un régime sur la titrisation, identifier tous les endroits où le 28e régime peut s’appliquer (fonds avec un statut de société européenne ou régime de droit des affaires – e.g. faillites, « reporting », etc.), sont autant de bonnes idées.

Confrontations Europe. Attardons-nous un instant sur la supervision des marchés : vous êtes un des rares « asset managers » à préconiser une supervision unifiée autour d’une ESMA renforcée. Pensez-vous que cet enjeu doive être une priorité dans l’agenda sur l’Union de l’épargne et de l’investissement (UEI) ?

WKC. Certaines initiatives ont très bien marché en Europe. L’Union bancaire a été relativement rapide à mettre en place. Certes, ce ne fut pas exempt de difficultés et elle n’est pas toujours bien appliquée aujourd’hui comme en témoigne la difficulté de transférer de la liquidité entre certains pays ou encore le fait que la consolidation bancaire est difficile.

Mais, globalement cette supervision nouvelle a créé quelque chose de plus homogène, qui permet de comparer facilement les bilans bancaires. On constate cependant que nos compétiteurs, notamment nord-américains, qui ont pris beaucoup de parts de marchés dans la gestion d’actifs, liquides et illiquides, font parfois de l’arbitrage de régulation, en choisissant des territoires très « spécialisés ». Cela n’est pas très sain. Ainsi, si nous ne sommes pas obsédés par la supervision unique des marchés, elle faciliterait les choses. Tout ce qui permet de lancer un produit à l’échelle du continent est bon à avoir. Au contraire, faire du « passporting », puis devoir appliquer des règles plus fines, très spécifiques pour les différents pays, crée des obstacles au passage à l’échelle des fonds et à la consolidation des acteurs.

CB. Le problème de l’Europe ne vient pas du fait que l’industrie financière n’est pas assez ou mal régulée. Nous ne sommes pas contre la régulation, nous la souhaitons même ! Bien sûr, si l’on unifiait les superviseurs des marchés, ce serait mieux. Mais c’est une tâche de longue haleine : vouloir créer une ESMA renforcée, c’est un peu s’attaquer à la face nord de l’Everest un jour de tempête ! Je crois que les priorités sont ailleurs : il faut surtout « dépasteuriser » l’épargne. Nous oublions de dire que c’est d’abord dans l’intérêt de l’épargnant. Quand nous regardons les marchés côtés, il y a un décalage très net entre les performances des États-Unis et le reste du monde, notamment parce qu’ils ont créé des géants là où l’Europe n’a pas su en créer. Mais si vous regardez la performance du non coté (des « start up », « big up », PME et ETI) : là, pour le coup, les performances sont les mêmes. Les « family offices » européens savent en profiter largement en Europe. Mais il est dur d’admettre que les épargnants classiques ne soient pas dans le même cas…

Confrontations Europe. Vous identifiez justement, dans votre white paper, cinq « clusters » à très haut potentiel qui partagent cinq caractéristiques : une forte croissance, une dimension technologique importante, un fort impact pouvant déverrouiller des effets de croissance, une forte spécialité européenne, et une propension à se concentrer dans le « mid market ». Quels sont ces secteurs dans lesquels vous recommandez d’investir ?

WKC. Nous avons d’abord le secteur des solutions environnementales, où l’Europe dispose de pépites et où le cadre règlementaire caractérisé par des horizons datés est très mobilisateur. Ce secteur est assez large et nous pouvons identifier correctement des PME-ETI qui, dans une verticale technologique de services ou la maitrise d’un processus, ont le potentiel de devenir des champions européens, voire mondiaux. Nous sommes également investis dans le « continuum » de la santé, des « biotech », de la « medtech » et des entreprises plus matures.

Il y a par exemple, dans la « biotech », des « clusters » passionnants en Europe, en France, au Benelux, en Allemagne, ou en Espagne, le plus souvent connectés avec des « hubs » mondiaux. Il y a le secteur de la tech de manière plus générale, qui est le socle de l’innovation. Ici, tout ne s’arrête pas aux infrastructures, comme les modèles de langage d’intelligence artificielle (IA), ou dans les « data centres ». Nous pensons que, dans le domaine des applications de l’IA, l’Europe va pouvoir créer des pépites.

Eurazeo est aussi investi dans le secteur des « souverainetés et sécurités », entendues comme allant au-delà de la défense, car ces deux domaines servent aussi des applications privées. Enfin, il y a les services financiers et l’assurance, qui sont en pleine mutation. Nous rappelons dans notre white paper que l’Europe est « l’autre continent mondial des services financiers », et qu’elle sait s’appuyer sur beaucoup de sophistication, comme on le voit dans le domaine des « fintechs ». Enfin, d’autres secteurs sont intéressants, comme le luxe et certaines chaines de l’agroalimentaire, bien qu’ils ne soient pas complètement dans notre cible « BtoB » et de services. De manière générale, notre objectif est de faire un champion par secteur à l’horizon 2028. Cela serait cohérent avec notre tradition : Eurazeo a accompagné depuis 50 ans des entreprises devenues des champions, comme Danone, Accor, Moncler…

Confrontations Europe. Sans vouloir terminer cet entretien sur une tonalité négative, nous voudrions évoquer les risques financiers que peut soulever le secteur non bancaire, duquel vous faites partie en tant que gestionnaire d’actifs. Quelle est votre appréciation des facteurs de risque ? Y a-t-il un risque systémique potentiel induit par le « private equity » et les fonds de dette ?

CB. Il n’y a certainement pas de « risque zéro » dans le fonctionnement du « private equity », de la dette privée, ou des infrastructures mais il n’y a pas, selon moi, de risque d’instabilité financière systémique comme avec les banques ou les compagnies d’assurance. Il faut bien voir que dans nos fonds, nos actifs et passifs sont assez congruents : nous appelons l’investisseur lorsque nous faisons un investissement et nous lui rendons l’argent quand nous avons vendu la participation. Il faut certainement que notre activité soit régulée, mais qu’il y ait un risque majeur induit par l’échec d’un fonds est inexact. Dans notre métier, une mauvaise performance ne paralyse pas le système, contrairement aux banques, dont les faillites mettent en difficultés d’autres banques. On n’organise d’ailleurs pas le sauvetage des fonds qui ont fait de mauvaises performances. Même les « hedge funds », au sein de la gestion alternative, malgré leur sophistication financière absolue, n’ont pas vraiment la capacité à être systémiques.

WKC. Il y a deux choses qui pourraient créer du risque systémique. La première est la pratique du « misselling », c’est-à-dire de faire croire que les fonds n’ont pas les contraintes qu’ils ont, qu’il n’y a pas de risques en capital, que les fenêtres de liquidités sont trop étroites, etc. Mais la réalité statistique montre que les taux de défaut sont très faibles, dans la dette comme dans l’equity. Dans la dette, ils sont même beaucoup plus faibles que ceux des crédits dans les bilans bancaires, alors même que les actifs sont du « non investment » grade. Et même si ce taux de défaut était plus élevé, tant qu’on vend ces fonds pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire comme offrant de très bons rendements avec un risque en capital, on ne créé pas un risque non maitrisé par ceux qui le prennent. Le deuxième facteur de risque systémique, c’est le levier bancaire. Si on commence à diffuser du levier en chaîne, le risque devient très net. Ici, la supervision bancaire et assurantielle a tout son sens et il est très sain que la BCE, par exemple, se préoccupe de l’exposition des banques aux « non leveragés » et aux fonds comme nous. C’est par là que l’on diffuse du risque systémique. On en est très loin en Europe…

20251126-ITV-Eurazeo

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