Par Yiorgos Vassalos, Docteur en science politique de l’Université de Strasbourg et Consultant à Better Europe Public Affairs – LA REVUE #136.
Même s’il ne concerne qu’une poignée d’euro députés, le «Qatargate» est un sérieux signal d’alerte tant pour l’Union européenne que le Parlement européen en particulier. Peu d’affaires se déroulant à Bruxelles ou Strasbourg ont suscité un tel intérêt médiatique et citoyen, au point de pénétrer les émissions humoristiques et la production musicale aux quatre coins de l’Union. Si les dégâts, en termes de légitimité politique, ne pourront être mesurés qu’après les prochaines élections européennes en 2024, le Parlement dispose d’environ un an pour réagir.
Cette réaction n’est pour le moment pas à la hauteur des risques réputationnels tant elle demeure axée sur des mesures de transparence sans, en parallèle, les accompagner par de nouveaux dispositifs de coercition. Cet article propose, au contraire, une réforme qui viserait à changer la culture de travail du Parlement européen.
Le projet de proposition de la présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, n’a retenu que quatre des quatorze mesures incluses dans la résolution du 15 décembre 2022 «sur les soupçons de corruption par le Qatar et, plus largement, la nécessité de transparence et de responsabilité au sein des institutions européennes »:
- La limitation voire l’interdiction d’activité de la quarantaine de «groupes d’amitié» des euro-députés avec les pays tiers;
- Le renforcement des effectifs travaillant au registre de transparence;
- L’instauration de périodes d’interdiction d’exercer l’activité de lobbying pour les députés sortants;
- Le soutien au projet de création d’un «organe éthique européen».
Elle a mis de côté certaines des innovations les plus pertinentes, proposées pourtant par une majorité des euro-députés, comme l’interdiction de toute donation par des pays tiers, la déclaration du patrimoine des députés, et surtout, la proposition de rendre de jure contraignant le registre de transparence en l’étendant, en même temps, aux représentants de pays tiers. En revanche, R. Metsola est allée plus loin que la majorité des députés en proposant la publication des rendez-vous avec des lobbies pour tous les députés.
C’est à cette culture de l’échange qu’il convient de s’attaquer en soutenant en contre-poids des notions comme le respect des mandats électoraux et la reddition de comptes aux électeurs
Yiorgos Vassalos
La suite du débat et de la négociation interne au Parlement européen dira quelles mesures seront finalement adoptées. Au moment de l’écriture de cet article, certaines sont déjà censées être entrées en vigueur en février 2023. Leur faiblesse principale réside toutefois dans l’absence de toute référence à des sanctions concrètes, tant pour les députés que pour les intérêts organisés, en cas de non-respect ou de faux rapport. Or, si l’on veut un Parlement capable d’empêcher la corruption sans l’intervention des services secrets, il serait bon qu’il puisse imposer des sanctions financières et administratives et initier des procédures pénales.
Pour autant, et même si la transparence fait clairement partie des solutions, peut-elle constituer la clé de voûte de la réponse du Parlement? Pour répondre à cette question, il importe de comprendre la nature du problème dévoilé par le «Qatargate»: qu’est-ce qui pousse certains députés à vendre leurs votes et leur temps de parole au plus offrant, quitte à décrédibiliser et délégitimer toute une institution politique?
Ce n’est certainement pas l’insuffisance du niveau des rémunérations parlementaires; le salaire de base est de 9800 € brut, soit 7600 € après une taxation européenne parfois assortie d’une contribution nationale modique qui varie d’un état-membre à l’autre. Avec les indemnités, les eurodéputés peuvent toucher jusqu’à 20000 € par mois.
L’explication se trouve plutôt dans une culture de travail et une manière de faire la politique qui sont basées sur l’échange de faveurs et de services entre eurodéputés et intérêts organisés, qu’ils soient des intérêts économiques ou étatiques, voire souvent un mélange des deux.
La plupart des représentants d’intérêts installés à Bruxelles n’iraient jamais offrir des valises d’argent aux députés. Ce qu’ils offrent la plupart du temps, c’est leur force de travail; travail scientifique, politique et juridique. Les lobbies collectent et analysent des données, rédigent des propositions des textes législatifs, réfléchissent à des possibilités de compromis politiques. Les députés comptent souvent sur leur travail. De plus, les intérêts organisés peuvent aussi offrir de la visibilité aux députés à travers l’organisation d’événements, de voyages d’étude ou de publications. En retour, ils reçoivent une production législative qui prend considérablement en compte leurs préoccupations, en dépit des mandats électoraux ou des intérêts de la majorité des citoyens qui restent à l’écart de ce jeu.
À partir du moment où ce type d’échange s’est normalisé, on ne doit pas vraiment s’étonner que certains représentants d’intérêts et certains députés passent à un échange plus directement monétisé. Il n’y a aucune raison de croire qu’un Parlement serait à l’abri des comportements immoraux susceptibles d’apparaître dans n’importe quel contexte socio-professionnel.
C’est à cette culture de l’échange qu’il convient donc de s’attaquer en soutenant en contre-poids des notions comme le respect des mandats électoraux et la reddition de comptes aux électeurs. La transparence ne peut être qu’un outil secondaire dans un tel effort. Ce qu’il faut surtout faire, c’est changer le modèle de financement du travail euro-parlementaire.
Il est inutile de continuer à distribuer tant d’argent aux eurodéputés afin de rendre leur mandat plus intéressant financièrement. Il n’est pas normal, par exemple, de leur attribuer un per diem de 338 € pour être à Bruxelles, le lieu de leur travail (entre 4000 € et 5000 € par mois). D’autres indemnités, comme les frais de bureau de 4778 € mensuels, doivent être ramenées à des montants plus raisonnables. Le «Qatargate», et bien d’autres affaires avant lui (le «cash for amendments scandal» de 2011, le «Dalligate» de 2012, plusieurs cas de malversations de fonds par des députés, etc.) soulignent qu’aucun montant légalement empoché par les mandataires publics ne peut garantir leur incorruptibilité.
Une limitation significative des indemnités parlementaires permettrait de renforcer le Service de recherche du Parlement européen (EPRS) et d’élargir son mandat pour collaborer davantage avec les eurodéputés. Actuellement, les eurodéputés peuvent demander toute sorte d’aide à l’EPRS (collecte des données, analyses, etc.) sauf la plus importante: la rédaction de textes et d’amendements législatifs. Ce travail de rédaction est le premier service qu’offrent les lobbies aux eurodéputés. Il constitue le point de départ de toute influence et alimente certaines situations de dépendance quand ce service est offert régulièrement. Si les députés pouvaient compter sur le soutien d’un service public puissant, en mesure de traduire leurs priorités et aspirations politiques, via des textes concrets et solides juridiquement, un levier important de l’influence des intérêts organisés disparaîtrait.
Réussir son rapport dans la plénière et faire accepter une partie considérable de celui-ci par le Conseil de l’UE lors des trilogues ne dépendrait plus du soutien des lobbies qu’un député pourrait rallier, car il pourrait compter sur un soutien technique global de la part de l’administration. Ceci pourrait amener à un changement important dans la culture de travail, en donnant aux eurodéputés les outils nécessaires pour réaliser les mandats qu’ils ont reçus des électeurs, indépendamment des différents intérêts organisés.
Au-delà d’une transparence réellement contraignante et de la réforme du mode de financement du travail parlementaire, une troisième mesure cruciale est absente tant de la résolution du 15 décembre 2022 que des propositions de R. Metsola: l’interdiction pure et simple de tout emploi parallèle des eurodéputés, comme c’est le cas pour les Commissaires européens. Entre suivi des réunions, travail de préparation, négociations internes et externes et travail de terrain, la semaine de travail d’un député qui respecte le mandat de ses électeurs atteint aisément les 50 ou 60 heures. C’est bien pour cela que ce mandat s’accompagne d’un salaire confortable et d’une allocation de transition à l’issue de celui-ci. Aucune raison ne justifie donc de continuer à autoriser environ un eurodéputé sur trois à conserver ses contrats de travail en parallèle. Le Parlement européen n’a plus le luxe de laisser subsister ces points d’ombre.