Par Nathalie Loiseau Députée européenne (Renew), Rapporteuse à la Commission INGE 2 sur l’ingérence étrangère
Depuis de trop nombreuses années, nos démocraties sont exposées à un virus qu’elles ont laissé se propager sans réagir suffisamment. Depuis quelque temps, elles se réveillent malades et cherchent le traitement capable de les guérir sans les affaiblir ni les déformer. De quel virus s’agit-il ? D’une nouvelle forme d’infection respiratoire ? Aucunement, mais l’on peut dire que si nous n’agissons pas, nos modèles démocratiques risquent d’étouffer. Ce qui les assaille, c’est une guerre qui n’en a pas le nom, puisqu’elle n’utilise aucun des moyens militaires conventionnels, mais une guerre quand même, hybride, celle des ingérences étrangères que des régimes autoritaires et inamicaux nous mènent dans le but d’influencer, de diviser, d’affaiblir et de neutraliser nos systèmes démocratiques.
Cette guerre n’est pas nouvelle, c’est notre prise de conscience qui l’est. On peut en dater le début quelque part entre 2003 et 2011, quand la Russie de Vladimir Poutine s’éloigne de sa trajectoire de rapprochement avec l’Occident. Tout commence lorsque les « révolutions de couleur » commencent à toucher les pays de l’ex-URSS, Géorgie, Ukraine, Arménie: les peuples des anciennes républiques sœurs ne veulent plus regarder vers Moscou ni subir le poids des vieilles habitudes, corruption, mafias, oligarques et répression des oppositions. En se révoltant, ils affirment à la fois une identité nationale et un choix en faveur de la démocratie, deux aspirations que Vladimir Poutine analyse comme autant de menaces. Que le « modèle russe » n’en soit plus un et n’attire plus représente un constat d’échec pour les outils de propagande de Moscou. Russia Today (RT) et ses autres satellites n’ont pas réussi à changer l’image de la Russie. L’alerte monte d’un cran fin 2011 quand Poutine fait face à une vive contestation des résultats électoraux en Russie même.
Dans son esprit, pas de doute : son pouvoir est menacé et la menace ne peut venir que d’opérations d’ingérence extérieure. Inapte à entendre les aspirations des peuples, il s’emploie à les réprimer et à entrer en guerre, par le biais des ingérences, avec les démocraties occidentales qu’il voit comme des adversaires susceptibles d’entraîner sa perte.
C’est depuis ce moment et sans discontinuer que l’ingérence russe s’est exercée à notre encontre. Bien avant la guerre d’invasion totale menée par la Russie en Ukraine donc, même si celle-ci a conduit à un renforcement des opérations ciblant les sociétés européennes. L’objectif ? Nous faire douter plus que nous convaincre. Impossible en effet de vanter les mérites du régime de Poutine et la réussite de la Russie. Envisageable, en revanche, de nous conduire à douter des chances de victoire de l’Ukraine, des racines de la guerre, de l’efficacité de nos sanctions ou de la soutenabilité de notre effort en soutien à Kyiv. Le doute, ce poison lent, c’est ce que tente d’instiller la désinformation russe dans nos esprits. L’objectif est aussi de nous faire douter de nous-mêmes et de la validité même de notre modèle démocratique. Le but est toujours le même, mais les angles choisis par la propagande russe varient en fonction des opportunités. En France, l’amplification et l’instrumentalisation du mouvement des Gilets Jaunes hier, de la colère agricole aujourd’hui, la zizanie semée au coeur de la guerre entre Hamas et Israël par l’opération de diffusion d’étoiles de David en région parisienne, toute occasion est bonne à siaisr pour tenter de nous diviser, de nous opposer et de nous faire croire que notre système politique est à bout de souffle. A chaque fois, l’action de la Russie s’appuie sur des facteurs de tensions endogènes, mais leur amplification par une tactique de sel sur la plaie relève bien d’un modèle d’opération de déstabilisation dont Moscou s’est fait une spécialité.
Les vecteurs de l’ingérence russe sont à la fois vieux comme le monde et dernier cri. La Russie tsariste n’avait, en effet, pas attendu les réseaux sociaux pour inventer les protocoles des Sages de Sion et leur faire faire le tour du monde. Internet fait gagner du temps et de l’impact aux manipulations de l’information, d’autant que les réseaux sociaux nous enferment dans des biais de confirmation et une logique d’immédiateté qui nous rendent plus facilement manipulables. Une fausse nouvelle qui mettait plusieurs années à voyager au siècle dernier se propage et devient virale en quelques heures et à peu de frais. Virale, donc dangereuse.
De son côté, la collection d’idiots utiles qu’entretient le Kremlin et sur lesquels il investit depuis plusieurs décennies démontre combien les vieilles recettes fonctionnent encore : amour, argent, besoin de reconnaissance, aigreur, les leviers classiques de la manipulation fonctionnent avec la même efficacité au XXIe siècle que depuis la nuit des temps.
Parce que la Russie poutinienne entretient ainsi de longues dates des personnalités et des partis politiques européens qui lui offrent en échange toute la mesure de leur reconnaissance. C’est ainsi que la plupart des partis d’extrême-droite européens entretiennent des relations régulières avec des officiels du Kremlin et affichent un soutien continu aux positions de la Russie. Avant la guerre de 2022, il fallait les entendre répéter que la Crimée était russe, le Donbass russophone et que l’Ukraine elle-même n’était qu’une invention. Depuis que les opinions publiques européennes ont exprimé un soutien massif à la population ukrainienne agressée, le discours de l’extrême-droite pro-russe s’est infléchi : officiellement favorable à la paix, à une négociation immédiate, à la levée des sanctions et hostile à l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne, il défend des positions qui conviennent à Moscou de manière simplement moins frontale.
Pour autant, le Kremlin n’a pas limité ses approches aux partis d’extrême-droite. La trajectoire de l’ancien chancelier allemand Gerrard Schroeder, son action à la tête du gouvernement allemand en faveur de la construction du gazoduc Nordstream puis sa reconversion dans le business russe attestent de la capacité de la Russie à s’introduire au cœur des prises de décisions européennes. Plusieurs épisodes montrent en outre comment des entreprises de manipulation russes se sont mêlées à des processus électoraux, que ce soit pendant la présidentielle américaine de 2016 en faveur de Donald Trump, le référendum britannique ayant conduit au Brexit ou la consultation menée par les indépendantistes catalans. À ce titre, 2024 s’annonce comme l’année de tous les dangers, tant est élevé le nombre de scrutins prévus. Les ingérences électorales se sont sophistiquées et l’importance de les déceler et d’informer les votants sur le risque de manipulation n’a jamais été aussi grande.
On le voit, la Russie figure, de loin, en tête des régimes qui pratiquent l’ingérence. Elle n’est pourtant plus seule en course et se trouve progressivement rattrapée par d’autres dirigeants autoritaires soucieux d’imposer leur vision du monde et de donner des coups de boutoir aux démocraties dont ils craignent le pouvoir d’attraction. La Chine de Xi Jinping n’hésite plus désormais à user de tous les moyens pour tenter d’imposer son récit et de faire prévaloir ses intérêts : la pandémie de la COVID l’a convaincue de l’urgence à inonder l’opinion mondiale de propagande et de désinformation, tout comme elle le fait sur d’autres sujets sensibles qui la concernent, Hong Kong, sort des Ouïghours ou Taïwan. C’est une véritable armée qui sévit sur Internet et TikTok sert sans états d’âme les intérêts de Pékin. Dans le monde réel, la diaspora chinoise à l’étranger est à la fois utilisée comme un vecteur d’influence et placée sous la surveillance du Parti communiste. Étudiants, commerçants, investisseurs, stagiaires, chercheurs, les Chinois de l’étranger doivent se mettre au service Parti Communiste ou subir son courroux.
Avoir créé clandestinement à l’étranger de véritables postes de police destinés à faire régner l’ordre de la Chine continentale sur sa diaspora à l’étranger montre jusqu’où le régime est prêt à aller pour ne rien laisser au hasard. Dans la même veine, l’entrisme d’agents chinois auprès de responsables politiques, économiques, universitaires ou intellectuels occidentaux n’est plus à démontrer, même s’il ne s’exerce pas au grand jour. Pékin n’hésite pas davantage à recourir aux cyberattaques, une arme qu’emploie également la Russie.
Les services publics les plus essentiels, des entreprises de toutes tailles, des institutions publiques sont régulièrement ciblés par des hackers aux ordres de régimes autoritaires, Russie, Chine, Iran ou Corée du Nord.
La Chine n’est pourtant pas seule à utiliser le poids de sa diaspora installée en Europe. Pour l’influencer, mais aussi dans le but d’infléchir nos propres décisions, un pays comme la Turquie a bâti un réseau d’associations et de média islamistes conservateurs qui ciblent les populations turques installées en Europe et au-delà, les jeunes Européens musulmans. La démarche ne se limite pas à présenter la Turquie sous un jour favorable. Sans fin, la critique de la laïcité, l’éloge de l’idéologie islamiste, une couverture clivante et souvent trompeuse des faits de société européens inondent ces réseaux et ces média d’influence. Les associations diffusent volontiers des consignes de vote, que ce soit pour les élections turques aussi bien que pour les scrutins qui se tiennent en Europe. Le tout sous le contrôle de l’AKP au pouvoir à Ankara.
Voici, dessiné à gros traits, le tableau des ingérences auxquelles nos sociétés sont désormais exposées sans répit. Il évolue sans cesse et les premières utilisations de l’intelligence artificielle, notamment des deep fakes ont été décelées à l’occasion de campagnes électorales récentes. Le rôle des influenceurs en ligne, le poids des messageries cryptées obligent à adapter la veille et la vigilance. Exposer les commanditaires, les méthodes et les objectifs des ingérences étrangères constituent une première étape dans la mise au point d’un antidote à cette véritable pandémie. Soutenir ceux qui, journalistes, associations, startups, se sont spécialisés dans la vérification des faits et le renseignement en source ouverte représente le deuxième stade, celui auquel Taïwan a recours avec succès. Assumer les choix politiques nécessaires au niveau national comme européen en protégeant les libertés tout en luttant contre ceux qui en abusent pour nous abuser est une nécessité. Le travail a commencé, mais il doit impérativement être poursuivi.
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