Ophélie Omnes, Fondatrice d’Omnes Legal & Positiv Lobbying nous explique, sur la base d’une étude qu’elle avait réalisée pour le Mouvement Européen-France en 2023, le phénomène d’ingérence étrangère dans les jeux-vidéos.
♦ Comment se traduit ou se manifeste l’ingérence étrangère dans les jeux vidéo ? Par quels canaux et selon quelles modalités ?
Ophélie Omnes : Le jeu vidéo est sujet à l’ingérence étrangère principalement par le biais des divers canaux de communication que l’on peut retrouver entre les joueurs. Ces canaux sont vecteurs de propagation de désinformation qui peut parfois aller jusqu’à une forme d’endoctrinement.
Les deux principaux canaux de communication sont l’oral et l’écrit, bien qu’au fur et à mesure de son développement, la communauté des joueurs s’est progressivement entichée de nouveaux outils de communication, tels que Discord, TeamSpeak ou d’autres types de logiciels de discussions instantanées.
Si initialement les discussions entre joueurs tournent majoritairement autour de l’aspect coopératif et ludique du jeu auxquels ils participent, les sujets dérivent vers des questions de société plus larges.
♦ Pourriez-vous revenir plus en profondeur sur le caractère particulièrement stratégique du jeu vidéo dans la logique d’ingérence. Présente-t-il un intérêt spécifique dans l’ensemble des outils d’ingérence, notamment dans la recherche d’un « public cible » ?
OO : Tous les canaux sont utilisés, réseaux sociaux et médias traditionnels. Les politiques de désinformation font en effet feu de tout bois, et utilisent donc l’ensemble des canaux de communication à leur disposition pour diffuser de fausses informations à des fins politiques. Pour autant, le jeu vidéo présente une certaine particularité en ce qu’il est conçu et traité, du moins originellement, comme un objet économique. De plus en plus, ce média est devenu un objet culturel, en ce qu’il influence de manière plus large la sphère culturelle, et à rebours qu’il absorbe de manière plus visible des marqueurs culturels extérieurs (marques, symboles).
Derrière l’élément culturel se masque aussi un élément politique, en ce que le jeu vidéo transmet un certain nombre de valeurs, relativement souvent liées à une forme de violence, il faut le dire.
Si aujourd’hui le jeu vidéo fait clairement partie de la culture mainstream, il est initialement plus affilié à un univers plus underground.
L’idée latente d’une culture « underground » du jeu vidéo illustre l’aspect parfois isolé du joueur qui, dans le cadre d’un jeu multi-joueur, peut parfois échanger avec des individus qu’il ne connaît que très peu.
Quand bien-même le public visé par les jeux vidéo est extrêmement varié et divers, une forte proportion des joueurs sont jeunes, voire très jeunes. Ce public ne sait donc pas encore totalement fait sa propre vision du monde, il est donc relativement influençable. Très facilement, un joueur plus expérimenté, de 55 ans, pourrait tout à fait discuter et influencer un joueur beaucoup plus jeune de 12 -13 ans.
Les jeux vidéo cumulent donc plusieurs facteurs d’intérêts particuliers, à la fois par l’absence de réglementation du contenu diffusé, mais aussi par la facilité d’accès à un public ouvertement influençable. Cela renvoie donc, pour les puissances étrangères, à une manière beaucoup plus pernicieuse d’investir le terrain.
♦ Vous l’évoquiez précédemment, l’ingérence étrangère dans le domaine des jeux vidéo n’est que peu traitée par les législateurs européens ou nationaux, quelles seraient, selon vous, les pistes de règlementations possibles ou politiques à mettre en place, pour lutter efficacement contre phénomène ?
OO : Beaucoup de chats essayent par exemple de développer le bannissement de certains mots, principalement insultants pour l’instant.
Mais ces interdictions font l’objet de logiques de détournements et montrent donc très rapidement leurs limites, notamment par l’utilisation de périphrases et autres termes.
Les législateurs européens et nationaux accusent un certain retard sur la question, en ce qu’aucune solution n’a pu être trouvée pour répondre à cet enjeu.
Sur ce point, le Digital Services Act (DSA), entré en vigueur l’année dernière, constitue un début de réponse car il devrait permettre de réglementer les contenus illicites sur les plateformes. Pour autant, les jeux vidéo sont exclus de son champ d’application.
Le problème juridique qui se pose est fondamental dans le cadre de l’encadrement des contenus illicites sur les plateformes. L’identification de certains contenus comme «illégaux», ou du moins comme devant faire l’objet d’une interdiction, présente un danger particulier pour la préservation des droits fondamentaux, en ce que cette réglementation peut être attentatoire à la liberté d’expression.
Sur un autre point, le cadre normatif pour préserver nos infrastructures des cyber-attaques, par la directive NIS II adoptée en décembre 2022 traduit bien cette prise en compte du danger, mais ne trouve pas non plus à s’appliquer à l’univers des jeux vidéo. On comprend donc bien que le jeu vidéo pénètre très difficilement les catégories et qualifications juridiques sujettes à ces réglementations. Pourtant, il est encore tout à fait possible d’agir sur certains points, et il existe actuellement plusieurs pistes de réflexions pour répondre à cet enjeu.
Il apparaît tout d’abord important d’agir sur le plan de la sensibilisation. Les pouvoirs publics vont donc nécessairement devoir appréhender l’ingérence et la désinformation, dans le monde du jeu vidéo, comme un sujet sérieux qui doit faire l’objet de campagnes particulières de sensibilisation. Il est donc nécessaire de démocratiser le recours à la sensibilisation et à l’éducation sur ces questions.
Sur ce genre de plateforme et médias, particulièrement empreints de liberté et de régulation interne, l’approche verticale et réglementaire apparaît souvent comme la dernière solution à envisager, le dernier bastion.
En effet, que ce soit sur le plan de la technicité de ces problématiques, de sa sensibilité quant aux droits fondamentaux, il apparaît factuellement extrêmement compliqué d’adopter une norme qui puisse véritablement juguler de tels phénomènes.
Enfin, il apparaît nécessaire de donner aux communautés les outils de l’auto-régulation, en ce que cette logique apparaît particulièrement pertinente et adaptée à ces univers si particuliers. Certains opérateurs sont d’ailleurs souvent désignés par la communauté comme étant légitime pour dire ce qui est, ou non, acceptable sur la plateforme. Au-delà du contrôle et de la réglementation qui s’avèreraient sur certains points nécessaires, il nous faut faire confiance aux communautés existantes et les accompagner dans cette démarche d’auto-régulation, en fournissant possiblement des formations et outils particuliers pour leur permettre de développer cette activité.
♦ Quels sont les messages que l’on pourrait entendre sur ces canaux de communication ? En quoi cela peut être lié à l’ingérence ? Certains évènements de l’actualité ont-ils particulièrement rejailli dans les communications entre joueurs ?
OO : La dynamique de l’ingérence étrangère dans les jeux vidéo adopte une double logique en ce qu’elle constitue à la fois un phénomène latent, omniprésent, mais trouve aussi son inspiration dans des épiphénomènes bien particuliers.
Tout d’abord donc, une « lame de fond », qui s’approche presque de l’endoctrinement. A force d’entendre les mêmes arguments, le public visé à l’arsenal critique parfois limité, du fait de son jeune âge ou d’un manque de connaissance du sujet, peut tout à fait être victime de manipulations.
Pour autant, lors de certains événements particulièrement médiatisés, mais aussi clivants, beaucoup d’argent et de moyens sont investis dans le cadre d’une véritable politique de l’ingérence.
Dans le cadre de la guerre en Ukraine, on a identifié un investissement massif du sujet sur les jeux vidéo, avec la diffusion de messages pro-Kremlin.
Cette réalité pose problème à deux titres. Le premier est que des sujets aussi politiques ne devraient normalement pas avoir leur place sur des jeux vidéo, véritable asymétrie entre lieu et sujet. Mais, quand bien même le sujet n’a pas lieu d’être dans un tel espace, il est aussi traité de manière totalement biaisée et partisane. La logique, procédure, mode d’action reste inchangée, elle passe par la répétition constante de messages courts et simples à comprendre.
La désinformation à des fins d’ingérence est d’autant plus pernicieuse sur les jeux vidéo que, lorsque l’individu joue, il recherche principalement de l’amusement, et n’est donc pas dans une posture particulière de réflexion. Ce n’est pas un lieu dans lequel les débats politiques auraient naturellement cours.
L’avantage du jeu, et c’est d’ailleurs certainement pour cela qu’il est si massivement investi par les acteurs de l’ingérence est que, lorsque quelqu’un vient jouer, il est très facile de répéter un ensemble de messages qui, à force de répétition, deviennent pour le sujet de véritables vérités.
♦ Existe-t-il des jeux types sur lesquels l’ingérence étrangère est plus importante ?
OO : Lorsque l’on joue à Candy Crush dans le métro, le fait de jouer seul, limite naturellement les risques de contacts avec d’autres joueurs qui pourraient être amenés à répandre de la désinformation. C’est plus ou moins le cas de l’ensemble des jeux qui sont pensés pour être joués sans interactions.
Dès lors que l’on pénètre la sphère des jeux communautaires, le collectif qui se constitue porte une importance sociologique particulière, et donc corrélativement un risque pour le joueur. En effet, on estime que les groupes d’individus constitués autour du jeu renvoient souvent à un collectif humain que le joueur ou la joueuse n’arrive pas à se constituer dans le monde réel. Il y a donc naturellement cette idée de création d’une communauté virtuelle, à laquelle on tient particulièrement, et cela relève donc assez naturellement de l’affect. Cet investissement émotionnel constitue un élément important à la croyance dans des informations qui pourraient être fausses.
Caricaturalement parlant, les jeux de guerre sont plus sujets à ce genre de phénomène, en ce qu’ils appellent à des instincts « primaires » de survie. Le sujet de la survie dans le jeu permet de glisser plus naturellement sur la survie dans le monde réel et de fait sur des sujets de société.
D’autant plus lorsque des logiques de camps sont directement incorporées dans le narratif du jeu visé. Rapidement, cette logique d’opposition peut aussi se traduire dans une rivalité ou haine qui trouverait sa place dans un débat politique plus important.
La création d’une communauté virtuelle, qui partage un certain nombre de valeurs, qui réunit des gens qui se comprennent et qui correspondent parfois à des profils marginalisés ou socialement moins intégrés renforce le côté affectif et exacerbe cette volonté de séparatisme que certains peuvent déjà ressentir.
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