François Villeroy de Galhau
Gouverneur de la Banque de France avec la collaboration de Claire Orliac, Conseillère technique – Banque de France
Depuis quelques mois, l’inflation est devenue la première préoccupation des Européens. La hausse des prix a en effet significativement accéléré depuis mi-2021, atteignant 10% en zone euro en septembre 2022 – dont 6,2% en France, qui affiche le taux le plus bas de la zone euro grâce notamment au bouclier tarifaire. Cette inflation trop élevée est à l’origine largement importée: en France, environ la moitié est imputable aux prix de l’énergie et de l’alimentation. Cependant, l’inflation devient également plus «large»: l’inflation sous-jacente (hors énergie et alimentation) s’élève à +4,8% en zone euro. En d’autres termes, la hausse des prix se généralise aux biens et services.
C’est cette inflation plus «domestique» dont les banques centrales ont la responsabilité, et qu’elles ne doivent pas laisser déraper et persister. C’est le sens de l’action que nous menons avec la BCE et la Banque de France: nous sommes fermement engagés à ramener l’inflation vers 2% dans les deux-trois ans qui viennent, en France comme en Europe. C’est pourquoi nous avançons de façon déterminée mais ordonnée sur le chemin de la normalisation monétaire, dont l’outil principal reste la hausse des taux d’intérêt. Les hausses effectives, mais aussi anticipées, des taux directeurs sont répercutées par les marchés. Clairement, l’ère des taux d’intérêt négatifs ou nuls est révolue ; nous devons sortir de l’illusion si séduisante, mais si dangereuse d’une dette publique sans coûts et sans limites.
Cette normalisation marque un retournement après une longue période d’inflation faible dans les économies développées – et même trop faible dans la zone euro. Cette période coïncide avec celle d’une sensibilité croissante des banques centrales au changement climatique. Certains observateurs s’interrogent sur cette «dérive » présumée, et se demandent si les banques centrales ne perdent pas de vue leur responsabilité première.
L’Eurosystème répond à cette question par un mandat clairement hiérarchisé, avec un objectif principal, la stabilité des prix. Si et seulement si cet objectif est atteint, nous pouvons, et nous devons, contribuer à ses objectifs secondaires, à savoir la croissance économique, la cohésion sociale ou l’environnement. Par ailleurs, l’engagement fort de l’Eurosystème à lutter contre le changement climatique est avant tout motivé par les profondes conséquences de celui-ci sur la stabilité des prix, en raison de ses effets sur l’économie et le système financier. En d’autres termes, nous agissons au nom même de notre mandat actuel.
Il s’agit donc aujourd’hui, plus que de repenser notre mandat, de l’assurer avec efficacité. L’indépendance des banques centrales, qui est un des piliers de la confiance en la monnaie, n’est pas l’isolement. À cet égard, le contexte de la guerre russe en Ukraine nous met au défi d’un dialogue à réinventer avec les autorités politiques, car le contexte international et les choix politiques pour atténuer les conséquences de ses effets sont loin d’être neutres pour la politique monétaire. Malgré les urgences successives, il reste essentiel de se projeter collectivement sur un horizon plus long, et d’orienter en cohérence nos réponses de politiques économiques. Les politiques de soutien à la demande, largement justifiées dans le contexte du choc Covid, sont à la fois moins disponibles du fait du niveau élevé de la dette et de l’inflation, et moins adaptées à la crise actuelle: celle-ci se traduit essentiellement par des problèmes d’offre. D’où l’enjeu crucial de «muscler» notre capacité productive, afin de produire plus et mieux; ceci permettrait à la fois de réduire l’inflation et d’accroître notre potentiel de croissance. Outre le défi plus spécifique à la France de l’offre de travail et de sa qualification, des grandes transformations à réussir, trois sont communes à toute l’Europe. L’Europe n’est pas seulement l’un des marchés uniques les plus importants au monde. C’est également un modèle, façonné par des valeurs européennes dont, j’en suis convaincu, le monde a profondément besoin. Loin d’être statique, notre modèle européen a la capacité de s’adapter aux défis du XXIe siècle.
- Notre modèle social est une source de résilience, dont il faut toutefois mieux maîtriser les coûts grâce à la « transformation publique ». Les services publics ne sont pas incompatibles avec la performance et l’innovation.
- Notre modèle environnemental, est, à l’évidence, une spécificité relativement plus récente. Avec son «Green Deal », l’Union européenne est en avance dans la transition écologique, rendue plus nécessaire encore par la guerre russe en Ukraine.
- Enfin, et surtout, et c’est là que nous devons redoubler d’efforts, l’Europe a besoin d’un modèle d’innovation plus développé, grâce à la transformation numérique. Le retard en matière de recherche et développement doit être comblé, en particulier dans les technologies de l’information et de la communication.
Pour atteindre ces objectifs, il est nécessaire d’additionner les moyens d’action. Notre investissement stratégique de long terme, outre le financement public, nécessitera également un financement privé et une allocation efficiente du capital. Le nouveau plan d’action de la Commission sur l’Union des marchés de capitaux devra permettre de réorienter la plus grande réserve d’épargne excédentaire au monde, qui s’élevait à environ 300 milliards d’euros par an avant le choc énergétique.
Le conflit en Ukraine en est le révélateur: nous sommes désormais face au défi de l’autonomie stratégique, qui va bien au-delà de l’objectif de prospérité domestique que nous poursuivions jusqu’à maintenant. Je conclurai ici avec une phrase que j’aime, la dernière écrite par Léon Blum, quelques jours avant sa mort: «Je le crois et je l’espère. Je le crois parce que je l’espère». Voici une belle ambition pour la France et l’Europe.