GRAND ENTRETIEN : NOUS DEVONS PRENDRE CONSCIENCE DE LA FORCE DE NOTRE MODÈLE

Par Stéphane Séjourné, Vice-président exécutif de la Commission européenne, chargé de la prospérité et de la stratégie industrielle

Dans un contexte marqué de profonds bouleversements géopolitiques au moment où la nouvelle Commission européenne démarre son programme de travail, largement inspiré des conclusions du rapport Draghi, Stéphane Séjourné, Vice-président exécutif chargé de la prospérité et de la stratégie industrielle, a accepté d’évoquer, à la faveur d’un entretien exclusif pour Confrontations Europe, le risque de poursuite du déclin économique et politique auquel l’Europe se trouve confrontée. Au cours de cet échange, il revient sur le diagnostic dressé par Mario Draghi et Enrico Letta ainsi que sur les leviers d’action et les perspectives pour redresser la compétitivité européenne et favoriser l’influence mondiale de l’Europe.

Stéphane Séjourné : Au cours des dernières décennies, l’Europe s’est reposée sur une énergie peu chère venue de Russie, et une main-d’oeuvre bon marché venue de Chine. La crise de la Covid-19 comme la guerre en Ukraine ont mis à nu ces dépendances et forcé l’Europe à sortir de sa naïveté. De même, le lancement de l’Europe dans sa double transition environnementale et numérique a révélé nos dépendances – envers la Chine, pour les technologies décarbonées, et envers les États-Unis, pour les technologies numériques. La principale faiblesse de notre continent vient donc du fait qu’il s’est trop appuyé sur les autres, au détriment du renforcement de son propre modèle et de son propre marché. L’Europe s’est désindustrialisée. Pour moi, les heures que nous vivons doivent donc engendrer un sursaut européen : sans nous couper du monde, nous devons travailler à nous réindustrialiser, et à renforcer ce qui fait notre force, à commencer par notre marché de 450 millions de consommateurs. C’est toute la stratégie que nous sommes en train de mettre en place avec notre nouvelle Commission, et qui tient en trois points clairs : simplifier la charge administrative, investir dans nos filières industrielles et accélérer la production « made in Europe ».

S. S. : Voilà maintenant plusieurs mois que je visite chaque semaine des sites industriels et, secteur après secteur, j’entends la même urgence. Nos entreprises européennes sont prises en étau entre, d’un côté, des prix de l’énergie élevés et, de l’autre, des surcapacités sud-asiatiques qui cassent la demande à grand renfort de produits bradés et subventionnés.

Face à cela, nous devons bien sûr protéger notre marché. C’est le but de nos instruments de défense commerciale, comme la clause de sauvegarde sur l’acier que nous venons de prolonger.

Mais au-delà, nous devons nous attaquer à tous les leviers de croissance – de la baisse du prix de l’énergie à la création d’une demande pour les produits « made in Europe », en passant par la levée des barrières qui entravent notre marché commun.

C’est tout l’objet de notre Pacte pour une industrie propre et de nos plans sectoriels, qui sont devenus à la fois notre doctrine économique et notre stratégie de compétitivité. Dans les faits, ce Pacte, c’est « tout le rapport Draghi, rien que le rapport Draghi » dans un texte officiel de la Commission européenne. Et sa force, comme celle du rapport Draghi, c’est d’actionner tous les leviers en même temps.

Enfin, parmi les plus grands défis, il y en a un sur lequel je souhaite m’attarder. Il s’agit bien sûr du financement de notre économie. Si nous voulons mobiliser les fameux 800 milliards d’euros annuels pointés par le rapport Draghi, il faut en quelque sorte réveiller l’argent des Européens. Et créer un véritable marché européen des capitaux.

Aujourd’hui, cet argent demeure trop souvent placé en banque, ou investi en immobilier. C’est une réserve immense qui doit permettre d’accroître la part des capitaux dans le financement de notre économie réelle, tout en augmentant la richesse des Européens. Nous avons lancé ce chantier en mars dernier dans le cadre de l’Union de l’épargne et des investissements. Ce texte propose aux épargnants européens un accès simple et peu coûteux à un large éventail de possibilités d’investissement sur le marché des capitaux.

S. S. : Le Fonds monétaire international estime que les barrières commerciales intra-européennes équivalent à des droits de douane entre États membres de 44 % pour les biens et de 110 % pour les services. Il y a de la marge pour améliorer les choses ! Ces barrières nous coûtent plus cher en investissements et en opportunités que les droits de douane américains, et de loin ! Les premiers partenaires économiques et commerciaux des Européens, ce sont les Européens eux-mêmes. Donc pour répondre à votre question : la fragmentation de notre marché unique nous coûte horriblement cher ! Elle engendre aussi un profond manque à gagner pour nos entreprises. C’est pourquoi, nous faisons de l’intégration de ce marché l’une de nos principales priorités. Je présenterai, à la fin mai, notre stratégie pour le marché unique. Et j’en appelle plus que jamais aux États membres : c’est le moment de jouer européen !

S. S. : Je ne m’exprimerai pas sur la politique monétaire, qui est du ressort de la BCE, mais sur la politique budgétaire, qui, je peux vous l’assurer, reflète cette nouvelle approche offensive et orientée « 100 % compétitivité » de la politique industrielle de l’Europe. Avec une mobilisation accrue des fonds privés (via InvestEU par exemple), via des garanties supplémentaires de la Banque européenne d’investissement et via la création, lors du prochain exercice budgétaire, d’un Fonds de compétitivité dédié expressément à la réindustrialisation décarbonée de l’Europe.

visite renault CE Stéphane Séjourné

S. S. : La politique de concurrence est un aspect de l’équation. Le constat qui a plusieurs fois été fait par la Commission, et que je partage, est que le marché a changé au cours des dernières décennies. Dans un grand nombre de secteurs, nos entreprises sont confrontées à une concurrence non plus seulement européenne, mais mondiale. Je pense donc que notre approche de la concurrence doit refléter cette évolution. La mise en place d’une nouvelle approche des règles de concurrence européennes fait d’ailleurs partie de la lettre de mission de ma collègue, Teresa Ribera, qui sera à la manoeuvre dans ce chantier important.

S. S. : D’abord un constat, nous avons des entreprises européennes leaders dans un certain nombre de ces secteurs d’avant-garde que vous mentionnez. Je pense notamment aux biotechs, ou à certaines cleantechs. J’appelle d’ailleurs les investisseurs du monde entier, à l’heure où les États-Unis se ferment aux technologies dites propres, à venir de ce côté-ci de l’Atlantique. Nous avons des entreprises, une excellence scientifique et une réserve de tous ces talents parmi les meilleurs au monde dans tous ces domaines.

Une fois ce constat posé, le problème de ces secteurs est double, et requiert de notre part une réponse prioritaire et offensive. D’une part, il y a un problème d’accès aux financements. Les start-up trouvent les fonds de leur premier tour de table en Europe. Mais trop souvent, elles doivent quitter l’Europe et chercher aux États-Unis ou en Asie les fonds pour financer leur passage à la phase scale-up, voire à une phase industrielle. Par ailleurs, l’accès au marché reste aussi compliqué. La charge administrative et la fragmentation de notre marché commun cassent encore trop souvent la courbe de croissance de ces entreprises.

Je présenterai prochainement un plan start-up/scale-up avec des propositions qui doivent adresser ces deux écueils. En ce qui concerne la simplification, nous travaillons, en ce moment, sur une mesure qui consiste à faire bénéficier les mid caps des mêmes exemptions de reporting dont bénéficient les TPE. Cela permettrait de faciliter la vie, et d’accélérer les opérations de plusieurs dizaines de milliers d’entreprises de taille intermédiaire européennes. Cette mesure fera partie du prochain Omnibus de simplification que nous présenterons, à la fin mai.

Par ailleurs, une autre mesure qui me tient très à cœur est le « 28e régime ». Une sorte de « régime au-dessus des régimes » qui permettra aux start-up et scale-up de bénéficier d’un arsenal de règles simplifiées et uniques, afin qu’elles puissent avoir un accès direct et beaucoup plus efficace aux 450 millions de consommateurs européens – au lieu de 27 marchés différents.

S. S. : Avec cette nouvelle Commission est arrivé un changement, passé relativement inaperçu et pourtant fondamental : la fin de la logique des silos, et la réorganisation des compétences de la Commission en « clusters » transversaux. Ça peut paraître anodin, ou procédurier, mais ça change tout. Pour la première fois, on aligne toutes nos politiques publiques – du commerce à l’innovation, en passant par les services financiers – sur nos ambitions industrielles. C’est nouveau. En tant que Vice-président exécutif, je suis chargé de faire gagner l’Europe en compétitivité et d’augmenter la richesse des Européens. Pour y arriver, j’ai avec moi une équipe de commissaires de mon « cluster », dans laquelle chacun porte une pièce du puzzle. Chaque pièce correspondant à un levier de croissance qui, mis tous ensemble, doivent permettre d’améliorer nos indicateurs de compétitivité. Je pense qu’en se réorganisant de cette façon, la Commission apporte un nouveau modèle qui va permettre de changer les choses sur le terrain.

Ça, c’est pour la pratique. Pour être complet et porter un vrai changement, je pense que quelque chose doit aussi se produire dans les esprits. Il est grand temps que nous prenions conscience de la force de notre modèle… pour pouvoir le renforcer encore davantage !

L’Europe doit cesser de se penser plus faible qu’elle ne l’est. À l’heure où certains, aux quatre coins du monde, arborent un conservatisme passéiste déconcertant, l’Europe doit assumer d’être le continent de l’État de droit, de la décarbonation, du progrès social et du respect de l’individu. Cela peut sembler naïf, mais ça ne l’est pas. Parce que l’État de droit, ce n’est pas seulement une posture politique, c’est un argument économique. Avec à la clé une certitude sur le long terme, une capacité à prévoir l’avenir, à planifier la production, ainsi qu’un filet de sécurité social indispensables à tous ceux qui souhaitent investir.

En d’autres mots, la défense de notre modèle, l’économie sociale de marché, et des valeurs en lesquelles nous croyons, passe forcément par notre compétitivité économique. Et vice versa.

Ça ne vient pas de moi, mais des centaines d’entrepreneurs, dirigeants de PME et autres patrons d’industrie, avec lesquels nous avons travaillé sur le Pacte pour une industrie propre, ou encore sur nos plans sectoriels – de l’acier à l’automobile, en passant par la chimie.

S. S. : Je l’ai dit haut et fort pendant mon audition devant le Parlement européen : dans les années qui viennent, soit l’Europe accélère, soit elle décroche.

Face à ce constat, qui est aussi celui de Mario Draghi dans son rapport, l’Europe doit impérativement lever les barrières de son marché unique. C’est en quelque sorte le pendant de la partie « production » de notre politique industrielle. Une fois les capacités de production renforcées, il faut une demande européenne forte et un marché uni, pour en assurer les débouchés commerciaux.

Aujourd’hui, ce marché existe sur le papier. Mais trop peu dans la pratique. Le scénario, ou devrais-je dire l’espoir, que je façonne pour 2035, c’est de voir un marché unique véritablement « unique ». Ce jour-là, l’Europe sera aussi puissante que les États-Unis ou la Chine.

J’invite donc tous les décideurs, à commencer par les décideurs politiques, à ne pas céder aux dérives protectionnistes, ou à la tentation du repli national. Au-delà du succès furtif dans les sondages, cette stratégie est une perte certaine sur le long terme, tant d’un point de vue économique que social. Au contraire, je demande aux États membres de jouer le jeu de leur unité, en baissant les barrières qui empêchent leurs entreprises d’accéder à leur plus grand potentiel : un marché de 450 millions de consommateurs, qui n’a rien à envier au reste du monde.

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