Par Elisa Ferreira, Commissaire Européenne à la cohésion et aux Réformes – LA REVUE #136.
À la faveur d’une rencontre le 21 mars dernier au Berlaymont, Elisa Ferreira, Commissaire Européenne à la Cohésion et aux Réformes, a accepté de revenir sur ses trois années de mandat, marquées par la pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine et la flambée des prix de l’énergie dans toute l’Union. Dans cet échange d’une heure, Elisa Ferreira détaille les enjeux clés de la cohésion économique et politique entre les États membres, socle essentiel des grands chantiers européens à un an des prochaines élections: lutte contre l’inflation, décarbonation et réveil géopolitique de l’Union.
Thomas Dorget : J’aimerais commencer l’entretien par une question personnelle: quel regard portez-vous sur l’action publique européenne, après plus de trois ans de mandat? Compte tenu de la diversité des fonctions que vous avez exercées au cours de votre carrière, comment l’action politique européenne se distingue des fonctions nationales que vous avez occupées précédemment?
Elisa Ferreira : C’est un plaisir de coopérer une fois de plus avec Confrontations Europe. Les ministères nationaux ont une dimension plus immédiate, qui permet d’agir sur le moment, dans l’urgence, contrairement à une action publique européenne qui était historiquement centrée sur la négociation, sur un travail législatif de fond. Mais cette frontière est de moins en moins claire, le mandat de cette Commission nous a contraint à prendre la mesure d’une action dans l’urgence, dans un contexte de pandémie, de guerre et de transition environnementale profonde. En tout état de cause, j’ai aimé l’ensemble de mes mandats, qu’ils soient nationaux ou européens et, vous comprendrez que compte tenu du contexte actuel, ces expériences ont été avant tout incroyablement riches et complémentaires.
T. D. : Avant d’entrer plus en détail dans le cœur de votre mandat, ma deuxième question concerne la guerre en Ukraine et la dimension géopolitique de la Commission. Selon Josep Borrell, Haut Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, la guerre en Ukraine a annoncé le «réveil géopolitique» de l’Union européenne. Comment percevez-vous ce « réveil » et qu’implique-t-il selon vous ? Constatez-vous la naissance d’une «Union géopolitique», qu’Ursula von der Leyen appelait de ses vœux dès 2019 ?
E. F. : Dès le début de notre mandat, la Présidente de la Commission a posé une question fondamentale pour notre avenir commun: «quel est le rôle de l’Union européenne dans le contexte de la globalisation?». Vous le savez, notre Union a historiquement revêtu les habits du marché et de l’intégration économique. C’est pourquoi notre vision du monde, en tant qu’Européens, a été centrée sur le développement de nos échanges commerciaux, souvent au détriment de la production et, en particulier, de la production industrielle. Cette situation a infusé dans un contexte de libre-échange qui ne regardait plus l’objectif de sauvegarder des éléments pouvant permettre à l’UE de préserver son autonomie dans des filières stratégiques, particulièrement au niveau de la production industrielle.
En ce sens, la pandémie puis la guerre, ont agi comme des révélateurs de nos dépendances extérieures qui nous laissaient sans solution pour les vaccins, pour l’énergie, pour l’industrie de défense… C’est à ce moment précis que l’Union a connu son réveil géopolitique et a réalisé son fort niveau de dépendance dans une série de secteurs stratégiques.
Par ailleurs, ce réveil a également eu lieu dans le domaine de la politique de sécurité et de défense. C’est une thématique d’intégration qui a été discutée pendant des années, sans conclusion au niveau européen. Nous étions persuadés que l’Union était un élément stabilisateur dans le domaine géopolitique et que la défense n’était plus au cœur de nos préoccupations après 70 ans de paix.
T. D. : On l’a dit en introduction, vous avez été ministre de l’Environnement au Portugal et ce thème est aujourd’hui au coeur de votre portefeuille. La Commission s’est engagée sans ambiguité sur la voie de la décarbonation avec la mise en œuvre du «Green Deal», du «Fit for 55» ou de «RePowerEU» et s’est positionnée comme cheffe de file de la transition écologique à l’échelle mondiale. Comment estimez-vous les avancées européennes dans ce domaine, à la fois au niveau européen et sur la scène internationale, et notamment concernant notre capacité à atteindre l’objectif de réduction de 55% de nos émissions de GES en 2030 et la neutralité carbone en 2050?
E. F. : La décarbonation de l’économie européenne est au cœur du mandat de cette Commission. Cet objectif de décarbonation a structuré l’ensemble de notre action, malgré les crises exogènes que nous avons connues et dont j’ai parlé précédemment. C’est un enjeu sur lequel l’Union européenne se présente au niveau global avec une détermination sans précédent.
Par ailleurs, je crois que l’UE a toujours été historiquement un moteur de la décarbonation à l’échelle mondiale. J’ai participé au protocole de Kyoto, en tant que ministre de l’Environnement du Portugal en 1997, et les négociations étaient déjà menées par l’Union européenne. Le résultat est déjà visible puisque 25 ans plus tard, l’UE ne pèse que 10 % dans les émissions de CO2 à l’échelle mondiale.
« Notre souci permanent est de maintenir cette « trajectoire pionnière » Dans le domaine environnemental, sans laissez partir la capacité de production et la valeur ajoutée »
Elisa Ferreira
Je crois que nous avons également eu un rôle moteur pour convaincre nos partenaires. D’ailleurs, même la Chine reconnait aujourd’hui l’urgence de lutter contre le réchauffement climatique, en prenant en compte le danger que représente ce phénomène pour la santé publique, bien sûr, mais aussi dans la continua- tion du développement économique et indus- triel de l’UE. Je constate et salue également un changement d’attitude des États-Unis dans la même direction. Notre souci permanent est de maintenir cette « trajectoire pionnière» dans le domaine environnemental, sans laisser par- tir la capacité de production et la valeur ajoutée. Et cette volonté politique forte s’illustre dans tous les aspects du Pacte vert, du développe- ment de la voiture électrique à l’hydrogène vert, du plan européen d’économie circulaire à l’investissement massif que nous menons pour les batteries.
T. D. : Pour entrer plus précisément dans les détails de votre mandat, vous êtes notamment en charge de la transition juste de l’UE. Dans ce domaine, la Commission a présenté en février dernier un plan industriel pour le « Green Deal» qui prévoit, entre autres, l’assouplissement des règles européennes en matière d’aides d’État. Comment garantir la cohésion dans ce contexte? Certains estiment que le plan risque de bénéficier essentiellement aux régions les plus riches de l’Union. Quelles politiques mettez-vous en œuvre pour articuler l’équité et l’efficacité dans la transition verte?
E. F. : C’est une question fondamentale. En tant qu’Européen, nous avons accompli quelque chose d’historique avec la réponse à la pandémie de Covid-19, notamment en allant ensemble sur les marchés financiers et contribuer à 27 à la relance de l’économie européenne. Et cette relance, nous l’avons voulue en relation profonde avec nos objectifs climatiques et dans un cadre très marqué par l’enjeu de la cohésion. Je rappelle que l’objectif qui a sous-tendu la mise en œuvre du plan de relance selon ce mode de financement solidaire était de venir en aide aux États membres qui avaient le plus souffert de la pandémie et dont les budgets publics étaient les moins à-même de répondre à l’urgence.
Concernant les budgets spécifiquement alloués à la question de la cohésion, ils s’élèvent à 100 milliards d’euros pour la période 2021- 2027. C’est un effort d’investissement considérable qui est consacré au redressement économique des régions les moins favorisées sur une base écologique, énergétique et climatique bien plus exigeante.
Je crois que notre prochain exercice doit être de simplifier encore les investissements décarbonés au sein de l’UE. Nous allons pour cela réformer la politique de cohésion afin de permettre à la Commission européenne de se substituer aux États membres en matière de financement, lorsque des investissements neutres en carbone sont effectués dans les régions les moins avancées. Nous voulons continuer à soutenir la décarbonation dans l’ensemble de l’Union et il faut pour cela nous permettre d’investir plus fortement encore, spécialement dans les États membres dont les finances publiques sont les plus contraintes. Car aujourd’hui dans notre Union, l’investissement décarboné est sept fois plus fort dans les régions les plus riches d’Europe que dans les régions périphériques. Notre objectif est de rééquilibrer cet écart fondamental car nous ne pouvons pas prétendre à la décarbonation (ou au développement durable) dans un contexte d’accroissement de la fragmentation économique, sociale et donc poli- tique au sein même de notre Union. Car ces régions périphériques, dans lequel l’investissement de pointe est si rare, abritent également ceux qui se sentent les plus éloignés des bénéfices de l’intégration européenne.
T. D. : Pour poursuivre sur les enjeux de la politique de cohésion en lien avec la guerre en Ukraine, vous avez récemment lancé un groupe de réflexion de haut niveau sur l’avenir de la politique de cohésion. Il publiera ses conclusions et ses recommandations stratégiques au début de l’année 2024. Comment imaginez-vous l’avenir de cette politique, en particulier au regard de l’adhésion future des pays candidats tels que l’Ukraine et la Moldavie ?
E. F. : La politique de cohésion européenne est particulièrement performante. Pour l’illustrer, les États membres ayant rejoint l’Union européenne en 2004 (Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, République tchèque, Slovaquie et Slovénie) et en 2007 (Bulgarie et Roumanie) avaient un PIB par habitant qui s’élevait à 55 % de la moyenne de l’UE. Aujourd’hui, ils sont au-delà de 75 %. Le phénomène de rattrapage a été extraordinaire.
Toutefois, il nous faut continuer à penser la prospective de cette politique, confrontée à des tendances de fonds de la société européenne. Par exemple, nous sommes collectivement confrontés au vieillissement de la population de l’UE. Un phénomène mal réparti, particulièrement fort en Europe centrale et en Italie. Ce vieillissement constitue un risque pour les capacités de nos régions à faire face aux enjeux de rattrapage que j’évoquais plus tôt.
Pour cela, nous investissons massivement dans nos capacités à garantir une forte granularité des projets que nous soutenons, afin que chaque subvention soit bénéfique aux communautés locales, régionales.
Par ailleurs, j’aimerais évoquer ici la question de la simplification des procédures d’accès aux fonds européens de cohésion, un enjeu qui fait pleinement partie de notre feuille de route.
Enfin, plus particulièrement sur la question de l’adhésion de l’Ukraine, notre soutien doit se concentrer à la fois sur la distribution de fonds structurels, mais également sur un accompagnement politique afin de permettre à l’Ukraine, une fois la paix revenue, de réformer le pays de manière à garantir sa prospérité. C’est une condition importante à une adhésion définitive du pays à l’Union. C’est pourquoi nous travaillons intensément, depuis le début de la guerre, sur la question de la reconstruction de l’Ukraine.
T. D. : Pour conclure cet entretien, je souhaitais vous interroger sur la polarisation des débats européens entre les États membres. Nous avons beaucoup parlé ces derniers mois, des tensions entre la France et l’Allemagne sur de nombreuses thématiques existentielles (défense, énergie…), mais aussi de la montée de partis populistes ou eurosceptiques dans certains États membres. À un an des prochaines élections européennes, il est essentiel que les citoyens perçoivent les résultats de la solidarité européenne dans leur vie quotidienne et votre mandat est central pour incarner cette action publique européenne proche de ses citoyens. Comment envisagez-vous la place de cet enjeu dans votre mandat et comment l’UE peut-elle renforcer la relation avec les citoyens européens et construire ce sentiment d’appartenance à leur Union ?
E. F. : C’est une question qui est au cœur de la politique de cohésion de l’UE. Je crois aujourd’hui que nous évoluons déjà tous en Europe dans un contexte fortement marqué par l’intégration européenne : la formation professionnelle, les investissements dans la santé, les hôpitaux, pour ne pas parler de l’assainissement basique, des routes, des trains, de la qualité de vie urbaine, tout est basé sur des politiques européennes, qui touchent chacun d’entre nous, dans notre quotidien. Nous essayons de renforcer cette dimension, de rendre ces politiques plus visibles, par exemple, avec la proposition de « New European Bauhaus ».
Je dis souvent que ce mouvement touche à l’âme de notre politique, c’est le lien entre la cohésion européenne, la décarbonation de l’UE, la beauté et la qualité de vie des Européens. C’est au cœur même de la philosophie européenne.
Par ailleurs et pragmatiquement, nous étudions en profondeur la question de la géographie du mécontentement. En ce sens, au-delà de la question du rattrapage que j’évoquais précédemment, nous sommes collectivement confrontés à un problème qui touche, en particulier, l’Est et le Sud de l’Europe, une partie importante de la France, de l’Espagne, le sud de l’Italie, la Grèce, le Portugal. Je veux parler de la stagnation de ces économies, après une forte période de croissance portée par les fonds structurels et les élargissements successifs. Et cette géographie illustre parfaitement le vote en faveur de partis anti-européens, parfois antidémocratiques, et qui est systématiquement concentré dans ces zones de stagnation économique.
J’en profite pour adresser un appel aux militants pro-européens, afin que chacun puisse jouer son rôle et donner de la visibilité aux initiatives que nous mettons en place pour désenclaver économiquement ces régions défavorisées. Il faut que nous assumions de mettre en avant les efforts financiers que nous faisons, les politiques que nous menons, pour clarifier auprès des citoyens le rôle de l’UE dans le développement de leurs collectivités.
C’était exactement la même situation dans le domaine des vaccins. Si l’UE ne s’était pas préoccupée de l’achat et de la répartition des vaccins à l’ensemble des États membres, il est peu probable que nous ayons pu béné- ficier à l’échelle européenne d’une campagne de vaccination aussi performante de la popu- lation de l’Union. Et dans le même temps, nous avons été capables de donner au reste du monde, la même quantité de vaccins que celle que nous avons utilisée au sein de l’UE. Ça, c’est l’Europe en action, l’Europe au service de ses citoyens.