GOUVERNANCE ET TRANSITION – Vers une Europe plus politique: de l’opportunité des Crises ?

Par Edouard-François de Lencquesaing, Trésorier et Conseiller finance de Confrontations Europe – LA REVUE #136.

Les esprits complaisants, et parfois cyni­ques, parlent des crises comme seuls moteurs pour faire avancer l’Europe… Si cela est vrai, notre début de siècle devrait être une aubaine pour ceux qui croient encore que l’Europe est l’avenir de ses citoyens. Mais avancer vers quoi ? Nous faisons face à une guerre des mots: souveraineté, autonomie, indépen­dance, ouverture, fédération… de nations. Ces mots font peur, sauf aux puissances qui nous côtoient et qui se mettent en position de gouverner le monde. Dans nos cercles bien­pensants, on parle de la naïveté de l’Eu­rope. N’ayons pas peur et ne soyons pas candides ! Il est clair qu’au milieu des crises ce ne sont pas ces défauts qui nous permet­tront d’en saisir les opportunités. Le monde est d’abord politique. Michel Barnier ne cessait de proposer une Europe qui soit d’abord politique. Les commissaires sont toujours d’abord des hommes politiques et non des administrateurs de règles.

Certains ont fait semblant d’oublier la politique pour réduire l’Europe à ses fonction­nalités techniques, en faire un simple marché, pensant ainsi, soit servir des intérêts natio­naux, soit par pessimisme, tabler sur le miracle du bien-­être pour faire adhérer les citoyens à cette construction… matérialiste.

Quand en regarde le monde, l’organisa­tion de la société est d’abord politique… Les débats aux G20, 7, 3… sont d’abord politiques avec l’idée de défendre ses citoyens. « Ame­rica… , China… , Russia First » ne sont pas des gros mots, ce n’est pas du simple protection­nisme. Le libre ­échange, d’une certaine façon, peut aussi être un moyen d’assurer cette pri­mauté… à condition d’être fort. Cette force et sa crédibilité s’appuient sur une vision, une stratégie politique. D’une manière ou d’une autre, c’est bien cela qui se cache derrière ces mots nobles de souveraineté, d’autonomie ou d’indépendance. La guerre du Covid­19, celle de l’Ukraine, celle du climat, celle de l’énergie impliquent chacune une réponse politique se traduisant dans des actes économiques, so­ciaux et industriels. Ces réponses ne se prennent plus de manière isolée mais au ni­veau mondial, autour d’une table. Pour que l’Europe continue à avoir voix au chapitre, elle doit avoir la même crédibilité politique que ses interlocuteurs. C’est le concept de souveraineté, qui se matérialise par une certaine autonomie, condition de survie dans une négociation.

Cette autonomie s’appuie sur trois piliers: l’énergie, la défense et la finance. Leur point commun est la gestion du risque: climatique, sécuritaire, entrepreneurial. Les trois dépassent les simples frontières des nations existantes et nécessitent un minimum de masse critique. Les trois ne sont pas la résultante de la main invisible du marché soutenu par la transparence et la concurrence. Mais les trois portent en eux-mêmes des sources sérieuses de risques, d’où craintes et rejets «émotionnels». Les trois impliquent une volonté, un objectif, une stratégie explicite : des décisions et actes politiques.

Survolons énergie et défense et approfondissons la finance

L’énergie est source de production, de croissance et de bien-être, ce qui implique une stratégie pour en pérenniser l’approvisionnement ! Mais, sa capacité de nuisance (climatique) implique innovation et sobriété pour en limiter la consommation et les externalités négatives. Ces deux contraintes conditionnent diversification des natures d’énergies (renouvelable, fossile, gaz, nucléaire) et des fournisseurs. Une évidence mais que la fragmentation des intérêts nationaux a fait oublier! Elles impliquent aussi une extraordinaire transformation industrielle dont les trajectoires doivent assurer, à la fois, la continuité d’approvisionnement des modèles de production condamnés et l’adaptation vers les nouveaux modèles dits «décarbonés», équation kafkaïenne, financement et valorisation du temps, car toute précipitation deviendra aussi source de risques. Enfin, cette énergie doit circuler et être financée. D’où les stratégies de réseaux (port pour gaz liquéfié, pipelines, réseaux électriques) avec des processus très sophistiqués pour s’adapter en temps réel à la demande d’un bout à l’autre de l’Europe. En effet, les sources d’approvisionnement sont rarement proches des lieux de consommation. D’où aussi les stratégies de fixation des prix (en coûts marginaux et non en coûts de production) pour résoudre à la fois la grande disparité des modèles énergétiques et la continuité des approvisionnements. Cela a bien fonctionné en période normale mais a totalement dysfonctionné en période de crise avec une volatilité extrême (posant des problèmes aigües de couvertures des risques) aux impacts économiques et sociétaux quasi- existentiels. La concentration des problèmes récemment rencontrés ne peut que mobiliser l’Europe pour comprendre les erreurs passées, fondées sur la cacophonie des intérêts nationaux pour reconnaître que l’énergie est un bien commun dont l’optimisation ne peut que résulter d’une approche collective pan-européenne, traitant avec responsabilité et cohérence chacun des compartiments mis en exergue par la crise.

La défense, chacun le sait, s’est nourrie d’illusions et d’utopies… la paix éternelle, pour nous donner bonne conscience…tout en sachant qu’un autre assurait et finançait… au«cas où» notre sécurité ! Pas très sérieux… «Amérique First», c’est une défense de 800 Mds et une politique industrielle pour soutenir une économie de taille identique à celle l’Europe. La Chine suit un chemin équivalent avec une défense de l’ordre de 300 Mds en forte croissance. La guerre d’Ukraine fait prendre conscience des réalités et limites : hétérogénéité de notre armement, incapacité à mettre en œuvre rapidement une industrie militaire répondant à un calendrier de guerre (problème d’approvisionnement en munitions par exemple). Et pourtant, notre budget consolidé est de l’ordre de grandeur de celui de la Chine… sauf qu’il est tiré par nos caprices nationaux, nos prétextes d’écarts culturels (qui justifient le rapprochement des armées allemandes et néerlandaises et expliquent l’échec de celui franco-allemand). Or, encore une évidence, comment crédibiliser notre autonomie ou souveraineté ou nos missions de paix (même en Afrique) sans un outil militaire qui tient la route ? Là aussi, l’évidence n’est pas la fragmentation. Un OTAN européanisé par la force des choses et une industrie de l’armement de taille significative sont des voies assez évidentes. Comment tirer les leçons du paradoxe du char Léopard? L’Allemagne, puissance militaire peu active, a su mettre sur le terrain 2 000 chars. La France, avec une armée plus offensive, n’a que 200 chars disponibles ! Réponse: politique industrielle. Nous avons su faire ensemble Airbus. Notre intérêt commun est à l’évidence de faire de même pour les chars, les avions et les canons. Nous en avons les moyens… sans oublier que, pour les Américains, c’est bien cette industrie de défense qui alimente une part importante de l’innovation industrielle: IBM, Internet, etc.

Enfin, la finance. Aujourd’hui, 50 % du financement marché en Europe n’est pas d’origine européenne ! Les besoins de financement sont énormes: en période normale, le système bancaire finance environ 560 Mds/an. Le financement climat et digital nécessiterait environ 460 Mds/an de plus. Les capitaux prudentiels non disponibles pour le finance- ment seront de l’ordre de 800 (dont 200 pour les banques françaises). Le modèle européen qui s’appuie principalement sur le crédit, et non sur le marché (70/30), pour faire face à ces besoins et à ces nouveaux modèles prudentiels n’est plus adapté. Pourtant, nous avons le « carburant» nécessaire, une épargne abondante.

C’est donc aussi une question industrielle : comment transformer cette épargne, non pas pour s’appuyer plus sur la taille structurellement limitée des bilans bancaires, mais pour l’orienter plus directement, mais quand même intermédiée par des institutions financières (fonds de pension, assurance vie, sociétés de gestion), vers l’économie réelle? Le CMU est enlisé ! Il a été mal pris. Une approche classique via une boîte à outils (titrisation, prospectus, abus de marchés…) sans faire porter suffisamment la réflexion sur une stratégie d’ensemble. Quelle est la cible? Passer de 70/30 à 50/50 par exemple? Quel modèle d’infrastructures : bourses, clearing, dépositaires centraux? Quels modèles d’intermédiation : banques d’investissement, brokers ? Quel modèle d’investissement long terme? Comment passer d’une masse critique endémique à une dimension compatible au be- soin? Il est évident que la demande génèrera une offre. Le choix est bien politique : une offre européenne ou extérieure. Là aussi, les conséquences en matière d’autonomie sont significatives. Les modèles de financement, d’infrastructures, de projets, du commerce international, des PME, de l’innovation, de fusion acquisition ne sont pas neutres sur la structure de l’économie réelle et notre modèle industriel. De ce point de vue, la finance est un réel bien commun car elle conditionne la croissance, la productivité, la compétitivité.

La finance est un réel bien commun car elle conditionne la croissance la productivité et la compétitivité

Edouard-François de Lencquesaing

Bien entendu, une boîte à outils est nécessaire mais insuffisante. Une vision d’ensemble et une dynamique collective sont indispensables.

Pourquoi ce quasi-échec? La finance est trop importante pour la société pour la laisser à la seule chaîne financière (DG FISMA, régu- lateurs financiers, industrie financière). Cette diversification et la puissance de l’offre est un besoin structurel des entreprises, ce devrait donc être plus à elles de faire pression sur les politiques que la seule industrie financière trop souvent mécomprise ou taxée de dé- fendre des intérêts catégoriels. Pourquoi sommes-nous donc bloqués ? Évidemment, il y a l’absence de culture de prise de risques… mais il y a surtout la disparition dans la plus grande partie des États membres de leurs propres acteurs financiers. Devenant « hôtes» et non plus « home», ils ont perdu de vue les enjeux sociétaux du rôle de la finance mais surtout s’est exacerbée la suspicion d’une domination contraignante des pays « home » conduisant même, comme pour la défense, à préférer se mettre sous le parapluie des pays dominants… non européens ! Ainsi, les États membres encore porteurs d’une activité financière significative, structurellement minoritaires, sont dans l’incapacité de dégeler à la fois la vision stratégique et la progression de la boîte à outils. Bien sûr, dans le domaine prudentiel, il en est de même avec l’incapacité de finaliser l’Union bancaire.

Ainsi, comme pour l’énergie et la défense, il s’agit de faire comprendre combien ces secteurs sont de véritables biens communs dont dépendent pour tous la pérennité des valeurs européennes, une économie sociale de marché. La priorité donnée aux intérêts catégoriels des États est un obstacle dirimant, source de blocage, de fragmentation, de complexité et de délais incompatibles avec la vitesse des crises et du monde. Il faut en sortir. Il faut donner du courage aux politiques. C’est donc à la société civile, directement concernée par ces enjeux et nourrie d’une réelle expertise terrain, de faire œuvre de pédagogie et de sens de l’intérêt général bien compris pour convaincre, développer les conditions de confiance nécessaires et proposer de manière pragmatique les axes existentiels pour faire de l’Europe un acteur qui sera encore demain à la table de la gouvernance mondiale… en toute autonomie et souveraineté.

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