UE et migrations : que peut-on attendre de la présidence allemande ?

Corinne Balleix

Chargée de la politique étrangère de l’Allemagne au Ministère des Affaires étrangères

Au mois de juillet, l’Allemagne a pris la présidence de l’Union européenne pour 6 mois, alors que la période s’annonce tendue en raison de la crise sanitaire et de la crise économique qui en découle, et de l’incendie du camp de Moria en Grèce en septembre, d’où près de 13 000 migrants ont dû être évacués. De forts espoirs avaient été placés en cette présidence sur la question des migrations, bloquée au Conseil européen depuis près de quatre ans. Un déblocage peut-il être espéré ?

Durant sa présidence de l’UE de fin 2020, l’Allemagne ne manque pas de crédibilité pour traiter des questions migratoires : en 2019, elle accueillait près de 10 millions d’étrangers, dont 1,1 million de réfugiés, et enregistrait 142 000 premières demandes d’asile1. La pandémie de Covid-19 a fortement bousculé le programme de sa présidence européenne2. Pourtant, il n’est pas sûr que ses propositions dans le domaine migratoire et de l’asile aient fondamentalement évolué3, ni qu’elle soit en mesure de débloquer un sujet particulièrement clivant au sein de l’Union européenne.

Plusieurs points du programme allemand sont acceptés sans grande difficulté par les Etats membres : tous veulent protéger plus efficacement les frontières extérieures de l’UE, et le souhait de l’Allemagne de mettre en œuvre rapidement le nouveau mandat de Frontex, adopté en novembre 2019, est partagé, même si le développement d’équipes véritablement européennes de garde-frontières et de garde-côtes nécessitera des efforts. Parallèlement, pour les personnes non admises sur le territoire européen, l’Allemagne veut renforcer l’efficacité de la politique européenne de retour, de préférence volontaire, en réformant la directive « retour », dans le respect des droits fondamentaux. Là encore, l’objectif allemand est soutenu par tous les Etats membres, même si sa mise en œuvre dépend en grande partie de la coopération avec les pays tiers.

C’est pourquoi l’Allemagne entend aussi accentuer l’approche globale fondant la coopération de l’UE avec les pays d’origine, de transit et d’accueil, réduire les causes des migrations forcées et irrégulières, qui risquent d’être accrues du fait de la pandémie, en contribuant à la stabilisation de ces pays ; mais elle souhaite également y faciliter les retours des personnes non admises dans l’UE. Le développement de la dimension externe de la politique migratoire européenne, concomitant des difficultés de négociations internes à l’UE, fait également consensus dans l’UE.

 

L’Allemagne en faveur de voies légales d’immigration

L’Allemagne soutient aussi le développement d’outils plus efficaces d’analyse des flux migratoires et d’alerte précoce, et a salué une initiative intergouvernementale autrichienne de fin juillet regroupant 18 pays européens sur la route des Balkans occidentaux la Commission européenne, l’agence Frontex et le Bureau européen d’appui en matière d’asile  pour coordonner la   lutte contre l’immigration irrégulière en provenance de la Méditerranée orientale4. Afin de donner corps aux pactes mondiaux sur les réfugiés et sur les migrants adoptés en décembre 2018, elle promeut une répartition plus équitable des responsabilités au niveau international, notamment avec les Etats-Unis ou le Canada, ainsi que des solutions durables pour les réfugiés (réinstallations) et les personnes éloignées de l’UE (réintégration). Là encore, l’objectif fait consensus en Europe. L’Allemagne soutient aussi une meilleure cohérence entre la politique migratoire et d’autres politiques publiques, dans une période où il existe un large accord parmi les Etats membres pour faire pression sur les pays tiers en matière de réadmission en mobilisant, voire instrumentalisant selon certains analystes5, les politiques de développement ou de commerce au service de la politique migratoire. Enfin, pour lutter contre les pénuries de main d’œuvre qualifiée, l’Allemagne soutient une meilleure utilisation, voire le développement de voies légales d’immigration. Le fait que, malgré les pénuries en cueilleurs d’asperges et médecins pendant la pandémie, la CDU, parti de la chancelière cherche à réduire la venue de travailleurs des Balkans occidentaux pour limiter la hausse actuelle du chômage n’indique cependant pas un engagement très fort de l’Allemagne sur ce sujet6.

S’agissant des frontières intérieures de l’espace Schengen, dont la disparition constitue un pilier essentiel du marché intérieur et de l’intégration européenne, l’Allemagne propose d’en renforcer la sécurité par une coopération accrue entre les services de sécurité et la poursuite du développement des frontières intelligentes. Cependant, elle n’indique pas clairement si elle compte relancer le projet de révision du Code frontières englué dans l’opposition entre tenants de la libre circulation et tenants (comme la France) de mécanismes facilitant la réintroduction de contrôles aux frontières intérieures pour des motifs migratoires ou sécuritaires.

 

Pour une répartition équitable et obligatoire des demandeurs d’asile

L’approche allemande des sujets migratoires qui fâchent, à savoir l’équilibre entre solidarité et responsabilité mérite quant à elle une attention spécifique : afin de créer un régime d’asile européen commun (RAEC) « juste, opérationnel, efficace et résilient en temps de crise », l’Allemagne propose des procédures d’asile obligatoires aux frontières extérieures de l’UE, afin de n’admettre sur le territoire européen que les personnes présentant des vulnérabilités. Elle promeut également un mécanisme de « répartition équitable des personnes » entre les Etats membres, ainsi que le renforcement et le développement des capacités de réinstallation dans l’UE, impliquant une montée en puissance de l’actuel Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO, selon son acronyme anglais, basé à Malte). 

Cette proposition, qui reprend les idées défendues par le ministre allemand de l’Intérieur CSU, Horst Seehofer, depuis novembre 2019 bénéficie d’un soutien politique de la coalition gouvernementale CDU/SPD en Allemagne7.

Cependant, l’idée de combiner des procédures d’asile obligatoires aux frontières extérieures de l’UE avec un mécanisme, également obligatoire de répartition des demandeurs d’asile n’a jusque-là pas permis de débloquer les négociations de révision du RAEC : les pays de première entrée – Grèce, Italie et Espagne – n’y trouvent pas leur compte en termes de solidarité, car ils ne seraient pas déchargés de l’examen de recevabilité des demandes d’asile, et des recours y afférant. Les pays du groupe de Višegrad (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie) refusent pour leur part farouchement tout mécanisme obligatoire de répartition des demandeurs d’asile. 

Pour surmonter ces difficultés, l’Allemagne pourrait soutenir deux options, éventuellement concomitantes : d’abord, accepter des formes flexibles de solidarité, les pays refusant les relocalisations devant s’engager à fournir des experts auprès de Frontex ou de l’EASO, ou à apporter un soutien financier aux Etats membres de première entrée. Les débats sur la solidarité « flexible », qui avaient eu lieu entre fin 2016 et le printemps 2017 étaient restés bloqués, l’établissement d’un tableau d’équivalence entre différentes formes de solidarité se révélant un véritable casse-tête.

La deuxième option, plus probable, serait de durcir les conditions d’admission sur le territoire de l’Union européenne, en élargissant la notion de demande d’asile manifestement infondée. Pour mettre en œuvre un système obligatoire d’examen des demandes d’asile aux frontières extérieures de l’UE, il faudrait en tout cas envisager la mise en place de centres fermés aux frontières extérieures de l’UE, afin d’empêcher les mouvements secondaires8. Or, ces centres, risqueraient d’être surchargés en cas de crise, ou de difficultés à organiser des retours vers les pays tiers. Cette option est vivement critiquée par les ONG de protection des migrants.

Depuis 2016, la révision du RAEC a suscité tant d’oppositions entre Etats membres qu’il a été décidé au Conseil européen de juin 2018 de l’adopter par consensus. La présentation du Pacte migratoire attendu au printemps mais reporté à septembre en raison de la pandémie laissera moins de quatre mois à la présidence allemande pour faire adopter les textes législatifs qui l’accompagneront. En l’absence de situation d’urgence migratoire, la fermeture des frontières liée à la pandémie ayant drastiquement réduit les flux (44 000 entrées via la Méditerranée au 24 août)9,  il est peu probable que la révision du régime d’asile et d’immigration avance beaucoup sous présidence allemande de l’UE, malgré la solidarité exprimée par quelques villes et Länder allemands à la suite de l’incendie du camp de Moria, en Grèce, le 9 septembre. 

Corinne Balleix est l’auteur de La politique migratoire de l’Union européenne, La Documentation française, 2013, ouvrage en cours de réactualisation.

 

1 EASO, Asylum Report-2020. Egalement, OCDE, Population étrangère. 2018. 

2 « Tous ensemble pour relancer l’Europe », Programme de la présidence allemande du Conseil de l’Union européenne.

3 Euractiv, 18 novembre 2019.

4 Migration: 18 countries agree on greater coordination and cooperation in the Eastern Mediterranean, Press Release, 24 July 2020, https://www.bmi.bund.de/

5 Anna Knoll, Noemi Cascone, Migration und Entwicklung durch Entwicklungszusammenarbeit gestalten!, 23 May 2017.

6 Deutsche Welle, 29 June 2020.

7 Deutsche Welle, 30 June 2020.

8 Mouvements secondaires : Départs du premier pays d’arrivée dans l’UE ou du lieu de présentation de la première demande à un autre État membre avant que le statut du demandeur n’ait fait l’objet d’une décision.

9 UNHCR, Mediterranean Situation, 24 August 2020.

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