Plus dure sera la reprise

Philippe Herzog

Président-Fondateur de Confrontations Europe

Le diagnostic de la crise actuelle est loin d’être élaboré et partagé. Cette crise est globale, anthropologique, économique et institutionnelle. Aussi la cohérence des solutions dans le temps et dans l’espace n’a rien d’évident. Les réactions sociales et leur radicalité vont s’accentuer.

Dans la plupart des pays d’Europe le séquençage des politiques répond à l’urgence mais risque d’engendrer des cercles vicieux. Si le retour à l’activité tarde, la relance sera compromise. Le risque d’affaissement de l’économie est considérable en France, Royaume-Uni, et que dire de l’Italie ou de l’Espagne ! Si les politiques de relance creusent les dettes alors que les investissements publics massifs nécessaires pour une reprise durable prennent du retard, la dégradation des  patrimoines humains, productifs et naturels se poursuivra. Si l’Union européenne ne repense pas ses fondations pour créer une meilleure synergie et solidarité entre les économies nationales, les divisions entraveront la reprise… La qualité du pilotage et de la gouvernance des politiques et des projets est donc le premier des soucis. 

La pandémie ne fait qu’accentuer et accélérer la crise systémique commencée bien avant, celle du système capitaliste financier globalisé, des rivalités de puissances et de l’ultralibéralisme. Plusieurs dimensions de la crise de 2008 se sont accentuées depuis et d’autres sont apparues. 

L’endettement a encore doublé dans la dernière décennie : les pouvoirs publics n’ont pas su reprendre le contrôle de la dette, c’est-à-dire de son bon usage. L’insuffisance de la demande globale en Europe est chronique parce que l’aversion au risque et l’inaptitude des Etats-nations et de leurs administrations à investir sont patentes. La crise de l’offre, c’est-à-dire des systèmes de production et d’éducation en vigueur tout comme la stagnation de la productivité, sont visibles, les défis de la formation et de la réorganisation du travail n’ont pas été relevés. 

Aujourd’hui le commerce international n’est plus moteur, l’internationalisation des chaînes de production commence à se fracturer. L’Internet lui aussi se fracture parce que la capture des données fait l’objet de casus belli entre les Etats-Unis et la Chine. Des changements majeurs des plaques tectoniques de l’économie mondiale sont en cours. Les Européens ne doivent pas rester passifs. 

 

Crédits et soutiens publics massifs sont justifiés face à l’urgence, mais le financement de la reprise devra reposer sur d’autres fondations.

Les limites de l’endettement sont déjà visibles : les ménages augmentent leur épargne de précaution, il faudra la canaliser vers l’investissement. Les besoins de trésorerie des petites et moyennes entreprises sont énormes, elles devront rembourser dettes et allègements de charges provisoires. Plus que de nouvelles dettes, elles ont besoin de fonds propres ou quasi-fonds propres sans quoi les faillites et les fragilités vont se multiplier. D’autre part on ne saurait négliger que les dettes publiques sont souscrites auprès des investisseurs sur les marchés financiers internationaux, ce qui accroît la dépendance de l’Europe, alors que les plans d’Union bancaire, Union des marchés de capitaux et Union de financement ne sont pas aboutis. 

Le plan de relance européen ne sera opérationnel qu’en mars 2021. Il présente deux innovations : un emprunt communautaire et des subventions exceptionnelles de l’Union aux Etats. C’est du pain béni à partager, mais c’est quand même du pain à crédit. Le budget européen devra rembourser les prêts ultérieurement mais les Etats ne sont pas enclins à relever son niveau en le dotant de ressources propres, en conséquence il est prévu de sacrifier des dépenses de recherche et d’investissement. 

En France et ailleurs les marchés du travail fonctionnent très mal, ils sont actuellement congelés et le confinement a laissé sur le carreau beaucoup de gens, les jeunes en particulier. L’Union européenne devrait multiplier des programmes communautaires d’apprentissage et créer un réseau d’universités technologiques. Elle pourrait proposer une forme innovante d’emplois aidés, avec des « contrats-emploi-formation-production » pour associer les jeunes à la consolidation du tissu productif et de services européens.

On demande aux entreprises de réorganiser le travail et en même temps de créer plus d’emplois. Or la productivité est en baisse et le retour physique des travailleurs dans l’emploi (comme celui des jeunes à l’école) n’a rien d’évident ; le télétravail ne devrait pas être un alibi.

L’autonomie stratégique de l’économie européenne doit reposer sur deux piliers fondamentaux : l’énergie et l’industrie des données numériques. Mais en matière d’énergie on ignore la solidarité de production et pour les données nous laissons le pouvoir aux GAFAM, déjà annoncées comme les grandes gagnantes de la pandémie. L’actualité appelle des politiques industrielles communes dans de nombreux secteurs : la santé, l’espace… Mais l’unanimité des Etats est une entrave majeure, on ne pourra avancer qu’en multipliant les coopérations structurées entre les pays volontaires. 

 

Nos économies nationales prennent toutes appui sur le marché européen sans pouvoir coopérer entre elles et forger des solidarités, il faut donc réformer ce marché.

Notre Union a tout misé sur la concurrence et renoncé à une préférence communautaire. C’est pourquoi nous avons proposé en 2007 un nouvel Acte unique pour que le marché européen devienne le socle d’une stratégie industrielle et un camp de base dans la mondialisation. Nous avons accompagné Michel Barnier pour amorcer cette réforme lorsqu’il était commissaire, mais je ne vois pas  l’aboutissement de ces efforts dans le plan de relance européen. Le conservatisme est toujours à l’œuvre : le marché financier européen n’est pas construit, le marché européen du travail n’existe pas, la formation des prix des biens et services n’offre aucunement les signaux adéquats pour investir à long terme. 

Tout ceci crée des handicaps rédhibitoires quand nous voulons aujourd’hui relocaliser des productions. Il ne s’agit pas de tourner le dos au monde extérieur ni de brandir la bannière de la protection. Ce qui est décisif, c’est de bâtir des coopérations durables entre Européens, alors que nos propres règles et institutions nous divisent. C’est d’autant plus urgent que les rivalités entre les Etats-Unis et la Chine se développent et nous prennent en étau. C’est avec les Américains que notre dépendance est la plus profonde et il ne s’agit pas d’ostraciser la Chine. Pour desserrer l’étau, notre Union doit devenir une puissance d’un type nouveau, qui s’en donne les attributs mais en nouant des coopérations humaines et productives durables avec toutes les autres régions du monde, en particulier avec l’Afrique. C’est seulement ainsi que nous serons capables d’initiatives pour réformer et consolider les grandes institutions multilatérales comme l’OMC et le FMI qui sont aujourd’hui en crise avérée. 

La liberté démocratique est toujours préférable à l’autocratie, mais en Europe, faute de reposer sur des solidarités assez fortes elle s’abîme. Je ne crois pas au retour des Etats et surtout pas des Etats centralisés, mais à celui des sociétés civiles et de leurs organisations (entreprises, collectivités territoriales…). Codétermination dans les entreprises, modes de gouvernement fondés sur des partenariats, coopérations entre collectivités publiques et entreprises sont des clés pour l’avenir. Au contraire la sur-administration est étouffante. Ainsi en France on estime que dans les domaines de la santé et de l’éducation, environ un tiers des emplois sont affectés à des activités de contrôle qui pèsent sur les deux tiers des autres personnels.

Les carences de prospective dans l’espace public sont tellement visibles qu’après avoir détruit l’esprit et l’organisation de la planification en France, le gouvernement décide de rétablir le Commissariat général au Plan. Nos instruments de mesure et d’analyse des réalités, notre système d’information publique en général, sont profondément désuets sinon obsolètes. Planifier, c’est établir la concertation et la synergie entre tous les acteurs socio-économiques pour qu’ils participent aux choix collectifs et à la programmation des investissements publics. Il aurait donc mieux valu que le Commissariat réinstallé ne soit pas confié à un responsable de parti politique. 

D’autre part un Plan français ne pourra se déployer qu’inséré dans un réseau de prospective et de planification à l’échelle communautaire. Des outils partiels existent aujourd’hui mais pour le moment sans aucune vision ni organisation. Bâtir une planification européenne cohérente, participative, décentralisée et concertée est un combat historique à entreprendre. 

Le 1er septembre 2020

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