Covid-19 et immigration : le grand laisser-faire européen

Matthieu Tardis

Chercheur au centre Migrations et Citoyennetés de l’IFRI

La crise de la Covid-19 a eu une résonance encore plus particulière pour les migrants, victimes invisibles des fermetures de frontières. Sans concertation ni délai, quinze Etats membres ont choisi de rétablir les contrôles aux frontières, légitimant ainsi une pratique déjà en place de frein des flux migratoires vers l’Europe. Or, une telle approche comptable s’avère périlleuse non seulement en terme des droits humains mais aussi sur le plan économique.

L’espace Schengen en suspens… A l’annonce du confinement, il n’aura fallu que quelques jours pour que les États membres de l’Union européenne imposent la fermeture partielle ou totale de leurs frontières. À la fin du mois de mars 2020, quinze pays de l’espace Schengen avaient rétabli des contrôles à leurs frontières. À peu d’exceptions, ce rétablissement des contrôles s’est fait de manière unilatérale, sans concertation ni information aux institutions européennes et aux voisins concernés. Et s’est rapidement accompagné de la fermeture de frontières dans vingt pays européens. Ici également, les modalités et l’ampleur des fermetures divergent d’un État à l’autre, notamment sur les exemptions concernant les ressortissants européens et non européens résidant dans le pays, les déplacements non essentiels ou les métiers essentiels1.

La fermeture des frontières internes et externes de l’UE a eu des conséquences immédiates pour les personnes en situation de migration, en premier lieu, pour celles ayant des besoins de protection internationale. En effet, seuls trois États membres et la Norvège ont explicitement exempté les demandeurs d’asile de leurs interdictions d’entrée. Plusieurs exemples démontrent que la Covid-19 a été utilisée par des États pour mener à bien leurs objectifs migratoires. Sans surprise, la Hongrie a formellement interdit l’entrée des demandeurs d’asile sur son territoire, les contacts avec les ONG et a suspendu la procédure d’asile. L’Italie et Malte ont déclaré que leurs ports n’étaient plus des points d’arrivée sûrs en raison de la pandémie laissant peu de chances de survie aux personnes qui tentaient encore la traversée de la Méditerranée.

L’urgence sanitaire pendant le confinement et les incertitudes sur la circulation du virus ne pouvaient excuser de tels écarts aux normes internationales et européennes. Preuve en est que ce type de mesures a perduré durant l’été 2020 alors que les migrants ne sont ni touchés de manière spécifique, ni particulièrement vecteurs du virus. Ainsi, les migrants vivant dans les camps des îles de la mer Égée restent confinés au moins jusqu’au 15 septembre. L’Italie impose une période de quarantaine aux migrants arrivant en Sicile dans des centres surpeuplés alors même que, selon les autorités sanitaires italiennes, ces arrivées ne constituent qu’une infime partie des nouveaux cas de Covid au cours du mois d’août2.

 

Timidité de la Commission sur les remises en cause du droit d’asile

Lors de l’arrivée d’un million de personnes sur les côtes européennes en 2015, le rétablissement des contrôles frontaliers dans plusieurs États membres s’était effectué dans un semblant de légalité en s’inscrivant dans les procédures dérogatoires prévues dans le code Schengen. Rien de tel en 2020. La Commission européenne a été réduite à un rôle de figurante, prenant note des décisions nationales sans possibilité de les coordonner. Elle n’a pu que proposer des lignes directrices pour maintenir le fonctionnement du marché intérieur et une apparence de solidarité européenne. La Commission a également été timide face aux remises en cause du droit d’asile pendant le confinement en dépit des efforts de la commissaire Ylva Johansson en charge des Affaires intérieures. La Commission n’a pu qu’inciter les États membres à maintenir a minima les procédures d’asile, de réinstallation des réfugiés et de retour. Sans grand succès… 

Le printemps 2020 n’a fait que confirmer et accélérer une tendance observée depuis plusieurs années. De fait, depuis juin 2018 et l’échec assumé de la réforme du régime d’asile européen commun, c’est en dehors du cadre institutionnel européen que les États membres règlent les questions d’asile et d’immigration. L’exemple le plus notable concerne la répartition des migrants sauvés par les bateaux affrétés par les ONG. Depuis l’affaire dite de l’Aquarius, interdit de débarquer en Italie par Matteo Salvini en juin 2018, une coalition d’États d’Europe de l’Ouest s’accorde occasionnellement sur l’accueil de ces migrants sans procédure ni critères transparents. 

 

Sortir d’une approche comptable des migrations

La pandémie aura certainement des effets sur l’immigration à court et moyen termes. L’OCDE prévoit déjà une chute de l’immigration de 30 à 40 % pour l’année 20203. Les restrictions de voyage et les incertitudes sur l’état de l’économie mondiale ont des effets mécaniques sur les mobilités internationales. À l’inverse, l’augmentation des arrivées de migrants sur les côtes italiennes pourrait laisser penser à une augmentation de l’immigration irrégulière du fait de cette même crise économique. Néanmoins, à ce jour, la Grèce et l’Espagne n’observent pas une hausse des arrivées. De même, à y regarder de plus près, on constate que les ressortissants tunisiens sont majoritaires parmi les personnes ayant tenté la traversée de la Méditerranée vers l’Italie. Les migrants originaires d’Afrique sub-saharienne sont beaucoup moins nombreux que ceux du Maghreb. 

Il est possible que les phénomènes migratoires se resserrent encore davantage sur le voisinage européen et méditerranéen de l’UE. Dans tous les cas, il sera plus difficile pour des personnes venant d’Afrique sub-saharienne de trouver les ressources nécessaires pour entreprendre le voyage jusqu’en Europe. L’UE ne doit pas s’en réjouir si elle pense aux effets déstabilisateurs de l’appauvrissement général de ces pays mais aussi à la situation des réfugiés qui n’ont d’autre choix que fuir. 

Il est donc temps de sortir d’une approche comptable des politiques migratoires centrées sur les flux entrants – les arrivées irrégulières – et les flux sortants – les retours dans les pays d’origine – qui s’est soldée par un accroissement des drames en Méditerranée, la mise en place de partenariats avec des pays tiers ayant de faibles bilans en termes de droits humains et une incapacité à augmenter le niveau des retours d’étrangers en situation irrégulière. 

Par définition, la pandémie nous rappelle l’interdépendance de l’humanité et l’Europe ne peut se contenter d’une vision autocentrée de ses intérêts. À cet égard, la politique d’immigration peut devenir un outil de solidarité internationale. Les diasporas sont les meilleures alliées des États européens en vue de soutenir les pays d’origine face à la crise économique. N’oublions pas que les transferts de fonds, qui s’élevaient à 680 milliards de dollars en 2018, constituent des moyens de subsistance indispensables pour les proches restés chez eux représentant plus de 10 % du PIB dans près de trente pays4. 

Or, les populations immigrées sont souvent les premières victimes des crises économiques dans les sociétés occidentales. La Banque mondiale prévoit déjà une baisse de 20 % des transferts de fonds. Autrement dit, l’insertion socio-économique des populations immigrées doit constituer l’ultime priorité des gouvernements européens, ce qui implique une politique d’égalité avec les ressortissants européens et de sécurité des parcours migratoires. L’émergence du débat sur la régularisation des travailleurs sans papiers est un premier pas dans cette direction tout comme l’est une reconnaissance de la contribution de ces travailleurs pendant le confinement. Quant aux réfugiés, un changement d’échelle des voies d’accès légales au territoire européen s’impose par le renforcement des programmes de réinstallation et de parrainage citoyen. Il s’agit, à la fois, d’un devoir humanitaire envers ces personnes mais aussi de solidarité à l’égard des pays en voie de développement qui accueillent 85 % des populations déplacées.

    Pour aller plus loin.

Lire la note cosignée par l’auteur avec Christophe Bertossi  intitulée : « Migrations et Covid-19 : un quitte ou double pour l’Europe », en mai. https://www.ifri.org/fr/publications/editoriaux-de-lifri/migrations-covid-19-un-quitte-double-leurope

1 S. Carrera et N. Chun Luk, Love Thy Neighbour ? Coronavirus politics and their impact on EU freedoms and the rule of law in the Schengen Area, CEPS, 3 avril 2020

2 G. Pianigiani et E. Bubola, « As Coronavirus Reappears in Italy, Migrants Become a Target for Politicians », New York Times, 28 août 2020 (https://www.nytimes.com/2020/08/28/world/europe/coronavirus-italy-migrants.html)

3 « La récession économique devrait ralentir les flux migratoires », AFP, 11 juin 2020 (https://www.lesechos.fr/monde/enjeux-internationaux/la-recession-economique-risque-de-ralentir-les-flux-migratoires-1210409)

4 J. Gagnon, Covid-19 : conséquences pour les migrations internationales et le développement, OECD Development Matters, avril 2020 (https://oecd-development-matters.org/2020/04/25/covid-19-consequences-pour-les-migrations-internationales-et-le-developpement/)

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