Propos introductifs de Marcel Grignard et Philippe Herzog (Colloque du 5 décembre 2019)

Marcel Grignard, Président de Confrontations Europe

Au nom de Confrontations, je remercie le Président du Sénat, de nous avoir fait l’honneur et l’amitié d’ouvrir ce colloque. Nous avons sollicité, dès le début de l’organisation de ce colloque, le Président Larcher car il nous semblait particulièrement important dans ce climat de défis redoutables et inédits auxquels nous sommes confrontés dans nos territoires, dans nos entreprises, en Europe et dans le monde, et alors que nous sommes plongés dans un climat de doute vis-à-vis de nos politiques, d’entendre des voix faisant autorité.

Je remercie la Fédération Nationale des Travaux Publics qui nous accueille confirmant son soutien et son engagement dans nos ambitions européennes communes.

L’ambition de ce colloque n’est pas d’élaborer aujourd’hui des solutions. Elle est de tenter d’y voir un peu plus clair et de donner des repères sérieux pour orienter nos travaux, ce que nous pouvons attendre de l’Union Européenne alors qu’elle s’engage dans un nouveau mandat.

Le premier temps sera celui du diagnostic et le Président Larcher vient d’en proposer quelques grandes lignes. Dans un deuxième temps, nous verrons comment des acteurs engagés de la société civile voient l’Europe comme solution aux multiples défis à relever. Il ne s’agit pas d’apporter une réponse théorique à la question de la transformation indispensable du capitalisme européen mais de regarder comment au regard des problèmes qu’ils rencontrent, les hommes, les femmes, les acteurs économiques, sociaux et territoriaux peuvent trouver des débuts de réponse partagées formalisant le destin commun des Européens.

Je regrette que nous tenions ce colloque ce 5 décembre dans une actualité que nous n’avions pas anticipé au moment du choix de la date ce qui aboutit à des rangs un peu clairsemés et à l’absence des quelques orateurs. Autre regret, nos efforts insuffisants pour une mixité plus équilibrée des panels.

 

Philippe Herzog, Président-fondateur de Confrontations Europe

La transformation du capitalisme en Europe est un enjeu de liberté fondamental : la surpuissance du capitalisme financier globalisé engendre une perte de maîtrise de nos choix collectifs.


Philippe Herzog,
Président-fondateur de Confrontations Europe

La croissance est le fondement de la réponse de ce système aux besoins sociaux. Or elle va se briser contre le mur du réchauffement climatique et de la dégradation de l’habitat. Et le monde du travail est décomposé alors que la concentration de pouvoirs dans les multinationales est immense. De facto, et nombre d’économistes le disent, l’Europe est déjà en situation de stagnation séculaire alors même que le risque de nouvelle crise du système financier global est avéré. Seule la date est inconnue. L’Histoire a connu des situations comparables où des conflits violents ont éclaté qui ont pu monter aux extrêmes. Mais elle  montre aussi que des solutions sont possibles. L’Occident est sorti de la crise des années 1930 par une véritable innovation démocratique, la création d’institutions de coopération internationales et l’intervention des Etats. Ceux-ci ont mis en place – rappelons-nous – des investissements publics et sociaux massifs pour sortir de cette crise. Or, aujourd’hui, nos Etats sont affaiblis, les dettes sociales sont élevées et nos Etats ne savent plus investir ni se projeter vers l’avenir. Ainsi, par exemple, la réforme des retraites a été abordée sans aucune prospective qui aurait permis, peut-être, de l’aborder autrement.

Dans les conditions actuelles, les dirigeants des Etats et de l’Union européenne, en dépit de correctifs que je ne néglige pas, n’ont d’autres perspective apparemment que la sauvegarde du système capitaliste en vigueur. Nous sommes, en effet, ensevelis sous une pluie de règles et d’incitations qui tombent des institutions comme autant de réponses à des questions systémiques qui n’ont pas été posées.

Confrontations a une longue histoire sur la transformation du capitalisme. Ceci nous a permis dès 2009 de lancer l’idée d’un plan européen d’investissement, nous la jugions absolument nécessaire pour sortir de la crise qui venait d’éclater avec une perspective de croissance durable. J’étais alors conseiller de Michel Barnier et nous avons contribué à faire avancer ce projet. Ceci a conduit à la mise en place du Plan Juncker, mais pas dans la formule que nous souhaitions. Quand il s’agit d’entreprendre une vaste entreprise d’investissement à long-terme, il y a besoin d’une culture et d’une vision du long-terme,  car il s’agit de régénérer tous les domaines du bien commun :la formation, l’habitat, et l’industrie qui a beaucoup périclité après les 30 glorieuses.

Nous n’étions pas en accord avec la formule du Plan Juncker parce que, sans discussion préalable des options possibles, il a été confié à une administration (la BEI). Or, bâtir du long-terme implique une vaste complémentarité du public et du privé et une coopération des acteurs sociaux et civiques sur le terrain à tous les niveaux. De plus, ces investissements nécessitent un temps de recherche et de préparation très long et leur rentabilité est différée, faible, incertaine voire nulle, mais, par contre,  socialement efficace dans une perspective de durabilité. Aujourd’hui, le petit nombre d’investissements transfrontières et aussi la pertinence et la qualité des choix doivent nous interroger. Ce sont en fait tous les Etats, le notre en particulier, qui ont présenté leurs projets et ont bénéficié du plan sans qu’aucune évaluation publique de la qualité de ce dispositif ne soit faite. J’ajoute qu’il y aurait besoin de créer une Union de financement pour partager les risques et abaisser les exigences du capital financier. Il exige des rentabilités très fortes pour s’engager à long-terme et il demande des garanties budgétaires en conséquence. D’autre part nos Etats traitent les investissements comme des dépenses courantes : l’annualité du budget ne permet évidemment pas de penser long-terme.

Comment allons-nous donc répondre à l’impératif écologique dans ces conditions ? Nous ne sommes pas sur la trajectoire pour répondre aux objectifs que nous nous fixons, ce qui contribue aussi au trouble et à l’anxiété du grand public. Et nous n’envisageons pas les solidarités qu’il faudra créer pour réussir. Le mouvement des Gilets Jaunes devrait nous amener à réfléchir. Mais à l’échelle du monde, c’est encore beaucoup plus important. Pensez aux Africains, par exemple. Ils ont besoin d’un développement rapide à la mesure de leur immense jeunesse. Il leur est impossible de réduire leurs émissions de CO2 (d’ailleurs beaucoup plus faibles que les nôtres) si nous n’investissons pas massivement chez eux.

Cela étant, un Green Deal va être lancé. C’est une idée que je ne conteste pas mais il faut être conscient que, dans ces conditions, la croissance verte reste un mythe. Nombre d’économistes et politiques anglo-saxons éclairés le disent crument. Ceci d’autant plus qu’un petit nombre de géants multinationaux capture la maitrise de l’information et de l’innovation. Certes l’Union européenne essaye de reprendre la main. Nous nous félicitons des efforts entrepris pour la protection des données personnelles ou la taxation de ces grandes sociétés. Nous nous félicitons également des débuts d’une politique de concurrence digne de ce nom. Mais, en même temps, voyons bien que nous sommes dans des processus de privatisation de la faculté de régulation à l’échelle du monde. Sans compter la percée chinoise. Il va donc falloir reprendre la maitrise des données numériques que nous livrons gratuitement aux monopoles privés et donc, au cœur d’une stratégie industrielle européenne, bâtir des infrastructures d’intérêt public dans tous les domaines de biens publics et d’industries. Et nous devrons réduire massivement l’accumulation privative et financière stérile du capital et ses rentes pour espérer initier un régime de croissance durable.

Quand je regarde l’actuel programme européen, je voudrais souligner deux points qui me semblent encore aveugles ou, à tout le moins, sous-estimés : le développement des capacités humaines et la maitrise de la finance.

En effet, les capacités individuelles et collectives de préparation, et de mise en œuvre de ces investissements font défaut dans des sociétés individualistes et soumises à une hyper compétition. Ce sont des sociétés décomposées. C’est pourquoi devrait monter pratiquement en tête de l’agenda les priorités suivantes : révolutionner l’éducation, mettre en place la formation tout au long de la vie, faire appel à la créativité de tous, régénérer l’innovation au plus près des gens. Tout ceci va exiger des institutions décentralisées pour fonder une autonomie d’action et l’aptitude à partager des projets.

D’autre part,  en matière de finance, la mise en place d’une Union bancaire (elle reste incomplète) et  d’une Union des marchés de capitaux sont des objectifs affichés dont la réalisation tarde singulièrement. Elles devront s’inscrire dans une vision de l’industrie financière de façon à parvenir à une stratégie de maitrise concertée du système bancaire et financier européen. Elle nous échappe en effet : la domination américaine est toujours là, bien entendu, sans parler de celle des sociétés multinationales. Ceci est aussi important que la nécessaire consolidation de l’Union monétaire européenne et  la formation d’un budget véritable. Cela forme un tout.

Encore faut-il, pour marier ces différentes dimensions, doter l’Union européenne d’une capacité de prospective et de stratégie qui fait toujours défaut. J’alerte sur le fait que les dirigeants négligent ce besoin, il n’y a que des éléments disparates  au niveau de l’Union européenne. La France, qui garde des lieux de prospective, a néanmoins abandonné depuis longtemps son esprit de planification indicative. Or la prospective et la planification sont une dimension fondamentale d’une démocratie économique à même de présenter aux citoyens un éclairage sérieux de l’avenir et le choix des options à prendre.

Tout ceci va de pair avec la capacité d’action géopolitique que l’Union veut acquérir. Actuellement des forces de dé-globalisation sont manifestement à l’œuvre en raison de l’antagonisme Etats-Unis / Chine qui va durer et encore monter. Il n’y a pas de quoi se réjouir de la dé-globalisation, parce que les peuples en seront plus encore les victimes ; nous avons connu entre les deux guerres les fléaux des replis nationaux. C’est pourquoi un nouveau multilatéralisme est nécessaire et l’Europe a vocation à le promouvoir. C’est cette vocation humaniste se voulant universaliste que nous n’arrivons plus à porter. Et pour œuvrer à un nouveau multilatéralisme, l’Union doit être capable d’être plus solidaire en son sein.

Ce sont les peuples européens qui doivent définir ce qu’ils veulent faire ensemble. Et cela ne se confie pas à un aéropage de chefs d’Etat. Autant il y a besoin de revenir à la base, autant du terrain doivent monter les exigences de transformation dont nous parlons. Or, cette solidarité entre européens, nos Etats l’ignorent. La politique de cohésion est devenue peau de chagrin alors qu’elle devrait être multipliée en forme de solidarités humaines et productives.

Ceci appelle à une évolution majeure de la gouvernance de l’Union. L’Union promet, promet encore, prétend toujours fixer et réaliser les bons objectifs. Mais, de toute évidence, l’efficacité ne suit pas ; ce qui contribue à une crise de légitimité. Il faut réinventer la démocratie en Europe. Effectivement on ne peut pas, l’Histoire l’a prouvé, résoudre la question de la transformation du système économique sans en même temps entreprendre une innovation démocratique. Or, si le  vivier des potentiels humains pour construire l’Europe est immense, il reste en friche. Il faut le libérer là où est la vérité de la vie et où sont les espoirs des gens, sur le terrain, dans les entreprises, les collectivités territoriales, les associations et réseaux européens, par-delà les frontières institutionnelles actuelles. Car ce sont ces institutions étatisées et centralisées qui mettent des obstacles. Au lieu de s’en prendre aux populismes, pour recréer la confiance il va falloir faire appel à la participation du plus grand nombre. Et dans le domaine économique, la vision nécessaire va exiger de dépasser une opposition culturelle séculaire entre capitalisme et socialisme. Combien d’écueils culturels, anthropologiques et politiques devront être levés !

Il faut refuser les conflits partisans et mettre en place une conflictualité ouverte, viable et créative – mot d’ordre de Confrontations Europe depuis 1992. Il faut également refuser l’antagonisme entre les libéraux et les il-libéraux. Car il faudra bien composer avec ceux-ci et essayer de les réunir sur des choix communs qui ne peuvent être que des objectifs de réhabilitation des biens communs, à commencer par l’habitat naturel mais aussi l’humain. Sans développement humain, nous ne réglerons pas la crise climatique.

Nous devons également refuser le conflit stérile entre la méthode intergouvernementale et la méthode communautaire qui rebondit à nouveau dans l’espace européen et exiger, au contraire, une synergie et une responsabilité de ces différentes méthodes. Nous devons refuser de nous enfermer dans la bulle de gouvernance technocratique actuelle, qui est, qui plus est, pleine de trous du point de vue d’une pensée se voulant collective. Je ne sous-estime pas la valeur des personnels de la Commission et leur implication, mais ils sont très éloignés des citoyens. Il faut apprendre à écouter ceux-ci et agir avec eux. C’est l’enjeu d’une grande transformation pour aller vers une démocratie de participation. La démocratie participative a été quelque peu galvaudée par les tentatives d’en faire un instrument au service de la démocratie représentative, alors qu’en fait la démocratie représentative ne pourra se relégitimer qu’en ouvrant en grand les portes de la participation là où les gens vivent.

Voilà  les quelques considérations que je souhaitais vous soumettre. Le mot de révolution n’est pas superflu. Elle sera humaine, graduelle, ce ne sera pas celle d’hier. Je suis parti de la notion de liberté, je finirai par celle d’identité. Il va falloir ré-identifier ce que nous sommes en Europe. Le défi culturel est devant nous.

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