Allocution de Gérard Larcher, Président du Sénat (Colloque du 5 décembre 2019)

Je voudrais d’abord vous dire le plaisir que j’ai ce matin de partager avec vous (en un jour il est vrai un peu particulier mais qui fait partie des convulsions de toute société démocratique) un moment sur un thème ambitieux : « Quel capitalisme européen pour un nouveau développement ? ».

Gérard Larcher, Président du Sénat

 

Je me suis récemment replongé dans le discours de Bruges de Jacques Delors. Nous sommes en 1989 et une année auparavant Margaret Thatcher a fait un discours décoiffant devant ce même collège. Je vais en reprendre une citation qui m’a marqué : « Rappelons-nous que l’Europe a toujours été le continent de l’inquiétude et donc de l’interrogation, à la recherche d’un humanisme accordé à son temps à l’origine des idées qui font le tour du monde ». Le décor me semble ainsi posé. On comprend qu’il s’agit pour nous, Européens, d’être à la fois fidèles à notre histoire, de proposer des perspectives et d’imaginer des solutions conciliant à la fois la réalité de l’économie de marché et la régulation du capitalisme. Jacques Delors a toujours voulu montrer que l’Europe pouvait se distinguer d’un modèle libéral – que l’on dira par souci de simplification américain – mais aussi d’un protectionnisme replié au niveau national. Il nous faut ajouter qu’aujourd’hui, dans un contexte accru de mondialisation, nous devons être vigilant face à ce capitalisme d’Etat à la chinoise qui obéit à ses propres règles. Les Travaux publics au niveau mondial en savent quelque chose. Il n’est que de regarder les conséquences sur le continent africain.

C’est dans ce contexte de l’Europe, face à l’Amérique du président Trump et face à une Chine conquérante, que vous allez aujourd’hui réfléchir à la façon de faire émerger, en quelque sorte, collectivement un capitalisme européen. Pôle de stabilité et pôle de régulation d’une forme de mondialisation, qui d’ailleurs – j’y reviendrai – inquiète un bon nombre de nos concitoyens. Ceux-ci, pris entre mondialisation, métropolisation et financiarisation, ont le sentiment nt de ne plus être dans aucun jeu et notamment, dans notre pays, dans le jeu de la République. Un capitalisme européen facteur de développement économique et social mais aussi de prise en compte des enjeux de transition énergétique et d’écologie.

Il y a un nouveau mandat pour le Parlement européen, une nouvelle commission, une nouvelle présidente de la Banque Centrale Européenne et tous les Etats membres s’interrogent sur les conditions de la croissance. Nous sommes inquiets parce que nous ressentons une balkanisation du monde, une forme d’implosion du multilatéralisme tel que nous l’avons connu. Nous redoutons tous, pour reprendre une image connue, que l’Europe soit un gros herbivore dans un monde de carnivores pour ne pas dire de carnassiers.

Cette conférence arrive donc, me semble-t-il, à point nommé. Vous avez réuni des panels d’intervenants qui vont alimenter le débat et, peut-être, tracer quelques pistes de solutions. Permettez-moi de partager deux réflexions qui seront ma modeste contribution.

Je crois qu’il y a un modèle social et économique européen. D’ores et déjà, existe une forme de capitalisme européen. Il prend des formes différentes selon les pays car il y a des sensibilités et des traditions différentes : sociale démocratie, rôle de l’état, doctrine sociale de l’église, gaullisme et d’autres idées structurantes. Mais il y partout, je crois, l’idée que l’entreprise ne peut pas être confiée aux seuls actionnaires. Il y a d’autres parties prenantes dont les salariés, bien évidemment. La raison sociale de l’entreprise dépasse la seule recherche du profit. Notons d’ailleurs que ce débat sur la nature de l’entreprise a donné lieu historiquement, en France, à un certain nombre d’initiatives, notamment celle du Général de Gaulle sur la participation et plus récemment dans le cadre de la loi PACTE. Nous avons vu aussi ce type de débat aux États-Unis.

Notre modèle social et économique c’est la reconnaissance de la valeur du travail. C’était le titre de la leçon de clôture au Collège de France d’Alain Supiot : « Le travail n’est pas une marchandise ». Je crois que toute notre démarche peut partir de ce postulat. Notre modèle, c’est également l’importance de la protection sociale et plus généralement des politiques sociales qui visent à ne laisser personne au bord de la route et à couvrir chacune et chacun contre les risques de la vie. Notre modèle, c’est aussi l’association des partenaires sociaux à la définition et à la gestion des politiques sociales.

C’est pour moi un élément fondamental, car c’est une affaire de subsidiarité, ce mot cher à Jacques Delors. La subsidiarité, c’est aussi le respect  des territoires. Je crois que le temps de la verticalité de l’action publique est terminé et qu’il nous faut sans doute, dans une nouvelle génération de la décentralisation, imaginer ce que la proximité peut apporter. D’ailleurs, dans ces temps de doute ou plutôt de défiance vis-à-vis des politiques, des médias, des élites, n’oublions jamais que c’est le maire qui demeure le seul, parmi les politiques, à avoir la confiance des citoyens. Le maire est à portée d’engueulade. Et, au fond, il est en capacité de répondre, dans le quotidien, aux interpellations positives ou moins positives de ses concitoyens.

Donc, je crois à la subsidiarité et à la responsabilisation de tous les acteurs sociaux et économiques. Bien sûr, il ne faut pas non plus que ce modèle économique et social ne se réforme pas et qu’il donne le sentiment qu’il serait un frein à l’innovation et tout simplement à l’adaptation aux réalités du monde. Ce modèle il va falloir aussi l’exporter et il faut donc, pour l’exporter qu’il soit attractif, car je ne sais pas exporter quelque chose qui n’est pas attractif. Je n’en dirai pas plus aujourd’hui sur la nécessité de réformer, sinon de souligner qu’à chaque fois qu’on réforme il faut être clair et l’assumer. Cela vaut pour cette réforme des retraites. Parce que l’opacité crée l’anxiété, et l’anxiété crée les tensions et les incompréhensions. A chaque fois que vous ne regardez pas les gens dans les yeux, et que vous ne croisez pas leur regard, alors commencent les doutes, les interrogations et les tensions.

Ma seconde réflexion part d’un constat. Nos concitoyens comprennent que l’Europe doit s’organiser et s’unir, bien sûr, pour être un acteur mondial.  Mais ils attendent aussi qu’elle aide à répondre à leurs préoccupations quotidiennes : à la question de la sécurité, à la question de l’emploi, à la question aussi de l’identité. C’est donc une forme de mise en garde que je veux exprimer. Je suis frappé, dans tous mes déplacements – ils sont nombreux – dans tous les coins et recoins de notre pays, par les messages que m’adressent les citoyens et les élus.

Je serai samedi avec les maires de Seine-Maritime avec le sujet notamment des suites de Lubrizol pour simplement poser la question suivante : Pourquoi, alors que je suis sûr que les pouvoirs publics ont dit la vérité ; pourquoi, alors que je suis sûr que le Premier Ministre natif de ce territoire disait la vérité ; pourquoi  plus personne ne croit en la parole publique ? Ça ne concerne pas uniquement la personnalité du Premier Ministre ou du préfet de ce département. Ça nous concerne tous. Dans ces déplacements sur le terrain, je suis frappé par les messages qui me sont adressés et qui sont recoupés par des analyses académiques comme celle de David Goodhart sur « les Gens de nulle part et les Gens de quelque part ».

En 2015, à la suite des attentats, François Hollande avait demandé à Claude Bartolone et à moi-même de présenter notre vision du pays, notre perception du sentiment national; pas seulement à la suite du 11 janvier où une grande partie du pays (mais pas tout le pays) s’était levé. Je lui avais écrit que je sentais une France « d’à côté », une France qui avait vraiment le sentiment de ne plus être incluse. Cette France d’à côté, elle n’est pas que rurale, elle est aussi une France de petites villes, de villes moyennes, de bourg-centres, dont d’ailleurs au printemps 2017 nous avons vu la votation. Quand vous allez entre Hirson et Laon dans le département de l’Aisne, par exemple, il suffit de  regarder l’état de la société, les statistiques des résultats scolaires, le taux de chômage, le nombre de rideaux fermés dans les villes, dans les bourg-centres. Il suffit de regarder aussi les résultats de l’élection présidentielle ; vous verrez qui a fait plus de 50%, largement plus de 50%. Pardonnez-moi de dire tout ça en désordre, mais nous sommes bien confrontés à des fractures territoriales et sociales. Je ne sais pas si notre pays est un « Archipel » (Jérôme Fourquet) ou s’il est divisé en « Bloc contre bloc » (Jérôme Sainte-Marie). Par nature, étant navigateur, j’aime relier les îles plutôt que de faire bloc contre bloc.

Certes, je vois que ces fractures, bien sûr, ne concernent pas simplement la France, mais tous les pays européens. Regardons l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne, par exemple. Il y a pour chacun des raisons nationales. Pour la France, notre tradition centralisatrice et la grande concentration des pouvoirs ont atteint vraiment leurs limites. Il va nous falloir trouver aujourd’hui des réponses face un étatisme trop prégnant et face à la méfiance envers toute parole publique. Car, qu’on le veuille ou non, on assiste à la disparition progressive du rôle et de la place des corps intermédiaires. Mais, je ne sais pas faire vivre une société sans corps intermédiaires ; pas plus que je ne saurais construire une cathédrale sans arcs-boutants, sans clefs de voute et sans équilibres.

 

Donc, il n’est pas  question de tirer sur l’Union européenne,  mais constatons aussi que l’Union européenne s’est parfois éloigné des citoyens. Or il faut qu’elle parle de choses concrètes. C’est la leçon que l’on peut retirer du référendum britannique sur le Brexit ou de la montée du courant anti-européen. Peut-être n’avons-nous pas suffisamment détecté ce qui s’était passé à la suite du rejet du traité européen et de l’adoption du Traité de Lisbonne. En pensant que suffisait un transfert de l’expression populaire à l’expression du Parlement, nous avons (je prends ma part de responsabilité) peut-être et, malgré nous, opposé démocratie représentative et démocratie participative et affaibli l’une et l’autre. C’est en tout cas, pour moi, un thème de réflexion.

Je n’aime pas le terme « populiste », je pense que c’est une manière de dénigrer les classes populaires. Et, les classes populaires étymologiquement, c’est le peuple c’est-à-dire nous tous. Pour autant, je crois que cette montée de méfiance est le reflet d’une crise démocratique et « une forme de réponse au dysfonctionnement de la démocratie »comme l’a écrit  Pierre Rosanvallon.

 

C’est pour toutes ces raisons qu’il faut replacer cette recherche d’un capitalisme européen dans le contexte de la crise de nos démocraties. Nos concitoyens nous demandent des solutions et des protections nouvelles, ils veulent qu’on les protège contre des flux migratoires désordonnés. Ils veulent que les inégalités soient maitrisées. Ils craignent le déclassement et la précarité. Ils ne refusent pas la mondialisation en tant que telle. Mais ils exigent de notre part qu’il y ait une forme de régulation. C’est en ce sens qu’un capitalisme européen peut et doit répondre à cette demande des peuples européens.

Philippe Seguin, que j’ai accompagné y compris dans ses doutes vis-à-vis de l’Europe, disait « nous avons oublié de ce qu’était la politique : un grand dessein par lequel les peuples s’inscrivent dans l’Histoire ». Je ne suis pas sûr que cela soit si diffèrent du message de Jacques Delors au Collège de Bruges.

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