Alain LAMASSOURE
Député européen (groupe du Parti populaire européen – Démocrates-Chrétiens)
Repenser la fiscalité à l’heure de la dématérialisation de l’économie apparaît comme un impératif majeur. Le Parlement européen plaide pour la notion d’« établissement numérique stable » dans le cadre des discussions sur l’assiette commune consolidée de l’impôt sur les sociétés (ACCIS).
Une situation ubuesque : notre cadre actuel de l’impôt sur les sociétés date de 1949… Presque 70 ans, trois générations, que nous bricolons la fiscalité. Et que de bouleversements nos économies ont connu depuis, et qui ne cessent de s’accélérer. Plus encore que l’économie numérique, la dématérialisation de l’ensemble de l’économie a achevé de mettre en évidence l’obsolescence de notre système fiscal.
Le principe de la territorialité de l’impôt, qui gouverne ce système, s’appuie sur le principe d’établissement stable au sein d’un pays. Cet établissement stable suppose une présence physique conséquente, héritage de l’époque du brick and mortar, époque à laquelle l’activité économique était intrinsèquement liée à cette présence physique.
Or, sous l’effet de la dématérialisation de l’économie, les administrations fiscales se sont retrouvées confrontées à une multiplication des situations dans lesquelles des entreprises ayant leur siège à l’étranger sont à la fois actives sur leur territoire sans pour autant que cela ne se matérialise par une présence physique. Impossible, en l’état actuel des lois fiscales, de qualifier l’établissement stable. En résulte une situation absurde : ces structures, réalisant des profits colossaux et trouvant dans certains pays leurs plus gros marchés, peuvent y opérer sans y payer un centime d’impôt.
Cette faille, plutôt que d’être corrigée par une réforme concertée à l’échelle internationale, ou même européenne, a jusqu’à aujourd’hui été exploitée sans vergogne. Des États pirates ont ainsi fait de ce dévoiement des règles fiscales le cœur de leur business model, en offrant aux entreprises un cadre fiscal extrêmement avantageux fondé sur le lien tout à fait artificiel de la présence physique matérialisée par la présence de leur siège social. Pire encore, cela a donné lieu à une insoutenable concurrence au sein même de l’Union, entre États supposément partenaires, au mépris du principe de coopération sincère censé soutenir leurs relations.
Repenser l’établissement stable
L’enjeu auquel nous confronte le numérique est donc le suivant : comment établir la présence économique d’une entreprise sur un territoire sans qu’elle y soit physiquement présente ?
C’est ainsi qu’intervient la notion d’« établissement stable numérique ». Il ne s’agit pas, contrairement aux propositions de taxation du numérique récemment faites par la Commission, de taxer le chiffre d’affaires des géants du secteur. Un tel impôt non seulement contrevient au b.a.-ba des principes de la fiscalité internationale, qui veut que l’on ne taxe pas les recettes mais les bénéfices, mais, qui plus est, se trouvera répercuté directement sur les clients de ces mêmes entreprises, ce sont eux qui paieront in fine la note.
L’établissement stable numérique entend à l’inverse intégrer les activités entreprises numériquement par toutes les sociétés, quelles qu’elles soient, dans la détermination de leur lieu d’imposition. Il ne s’agit donc pas de créer un nouvel impôt, mais en un sens d’adapter le cadre général actuel aux nouvelles formes de création de valeur contemporaines. Plusieurs critères peuvent être envisagés : nombre de clients numériques, volume des données personnelles collectées, nombre de clics, etc.
Le Parlement européen a, à cet égard, jeté un colossal pavé dans la mare en devançant toutes les institutions internationales. Dans le cadre de la réflexion sur l’assiette commune consolidée de l’impôt sur les sociétés (ACCIS), ce dernier a poussé la réflexion en intégrant la notion d’établissement stable numérique au texte.
Le Parlement a ainsi fait le choix du long terme et de la réflexion de fond, plutôt que celui du cosmétique et de l’effet d’annonce. C’est une véritable révolution de notre cadre fiscal qui s’opère : au même titre que les actifs immobiles, l’activité numérique d’une entreprise dans un État membre justifiera que ses bénéfices y soient proportionnellement taxés.
Ainsi, l’Europe mettrait fin à une concurrence fiscale malsaine qui sape les fondements de son union économique et la gangrène depuis déjà trop longtemps. Chaque État membre se verrait ainsi restituer une part du gâteau fiscal qui lui est dû.
Plus encore, elle constituerait un formidable signal adressé aux citoyens et autres petits patrons européens, las de voir les multinationales parvenir, avec la complaisance de certains, à échapper à l’impôt, alors que la pression fiscale s’accroît sur eux.
Chacun ressortirait gagnant de l’aboutissement de ce projet : il ne reste donc plus que les États membres s’en saisissent.