Financer l’autonomie stratégique de l’Europe : Les défis de l’investissement à long terme dans les industries de l’espace et de la défense

Le 16 avril, en partenariat avec l’IRSEM et à l’occasion de l’inauguration de son bureau à Bruxelles, Confrontations Europe coorganisait une matinée d’étude consacrée au financement de l’autonomie stratégique européenne sous les prismes des défis de l’investissement de long terme dans les secteurs de la défense et de l’espace.

Cette matinée, introduite par Benedetta Berti (Cheffe de la planification des politiques au bureau du Secrétariat général de l’OTAN) et conclue par le général André Denk (Directeur général adjoint de l’Agence européenne de défense – AED), est venue dresser un tableau de la situation européenne, des avancées et des défis, des réussites et des inquiétudes. Deux tables rondes structuraient cet événement de haut niveau.

Le premier panel, réuni autour du “Financement de l’industrie européenne de la défense dans un contexte de concurrence militaire accrue” a rassemblé les intervenants suivants :

  • François Arbault, Coordinateur pour l’industrie de défense, Direction générale de l’industrie de la défense, Commission européenne
  • Helmut von Glasenapp, Secrétaire général, Association européenne des investisseurs de long terme (ELTI)
  • Bertrand de Cordoue, Directeur, des affaires publiques européennes et OTAN, Airbus
  • Federico Santopinto, Directeur de recherche en charge du Programme Europe, stratégie et sécurité, Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS)

Ce débat a été suivi d’une seconde table ronde sur le thème du “Soutien de l’autonomie stratégique européenne à travers les investissements dans le domaine spatial”.

Elle a réuni, à cette occasion, les intervenants suivants :

  • Olivier Lemaitre, Secrétaire général à Eurospace
  • Capitaine Béatrice Hainaut, Chercheuse à l’IRSEM sur les questions spatiales
  • Dinka Dinkova, Cheffe d’unité adjointe Innovation and New Space – Défense spatiale, Commission européenne – DG DEFIS

I) Le financement de l’industrie européenne de la défense dans un contexte de concurrence militaire accrue

La question de la défense et de la sécurité fait l’objet d’une histoire complexe dans l’histoire de la construction européenne. Les intérêts politiques et industriels, les perceptions de l’Union européenne des rapports de force internationaux en sont des éléments constitutifs. Ainsi, le contexte international contemporain conduit à un retour en force des thématiques de Sécurité et de Défense européenne au sein duquel le financement de long terme fait partie des grandes questions pour avancer au-delà des mots sur des stratégies concrètes et de long terme en mesure d’améliorer en qualité et en volume les capacités opérationnelles et industrielles de défense européennes.

1. Identification des défis rencontrés par l’industrie de défense européenne

Nous observons, aujourd’hui, une augmentation générale des budgets de défense des États membres au niveau européen, et cela, à un rythme sans précédent, faisant écho à une tendance globale puisque, en 2023, le total des dépenses militaires mondiales s’élevait à

2 443 milliards de dollars soit une augmentation de 6.8% par rapport à 2022 (SIPRI, 2024). Ainsi, en mars 2022, la déclaration de Versailles visait à renforcer les capacités de défense européennes, notamment au travers d’une augmentation des budgets de défense des Etats membres. Un tel accroissement des budgets se traduit pour partie en termes d’industrie de défense, par une revitalisation des entreprises européennes, grandes multinationales, comme petites PME, essentielles au fonction des chaînes d’approvisionnement.

Ainsi, le BITD européen est constitué de pas moins de 2000 petites et moyennes entreprises, venant en renfort des grands groupes d’armement. En effet, il a été souligné durant l’échange un rappel essentiel : les acheteurs des armements, les clients des entreprises de l’industrie de défense, sont et demeurent les utilisateurs autrement dit les armées et donc les États.

En quelques mots, le financement public des industries de défense comporte diverses dimensions qui sont complémentaires et doivent être considérées selon une perspective holistique : depuis le travail de développement de nouvelles briques technologiques (R&T) jusqu’aux contrats d’acquisition. Et ce, d’autant plus, dans un contexte de course au renforcement des arsenaux et au développement de nouvelles technologies militaires telles que les drones ou l’intelligence artificielle, et que de nouvelles menaces sont redéfinies telles que les cyberattaques.

Pour autant, si nous observons aujourd’hui une amélioration et une promotion certaine de la question des dépenses militaires au sein du débat public, la part du financement public en Europe dans la défense consacrée à la R&D et à la préparation de l’avenir reste relativement faible et de nombreux défis structurels demeurent.

Il est notamment remarqué au sein de l’Union européenne une fragmentation importante des budgets militaires des États membres qui ne permettent pas d’obtenir des effets d’échelle suffisants, pourtant indispensables pour une compétitivité européenne au niveau mondial et pour l’investissement dans des programmes ambitieux et novateurs.

À titre d’illustration, seuls 18 % des achats d’équipements par les armées des États membres sont effectués en coopération alors que l’objectif, dès 2007, était fixé à 35 %.

En outre, depuis le début de la guerre contre l’Ukraine, les armées européennes ont acheté 78 % de leurs nouveaux équipements en dehors de l’Union européenne.

Rappelons également que jusqu’à trois quarts des armements achetés par les Etats membres au sein de l’Union européenne ne sont pas produits en Europe mais principalement en Amérique.

Par ailleurs, l’un des grands défis diagnostiqués lors de cette première table ronde est l’obtention du soutien des banques pour le financement des entreprises, très dépendantes de leur capacité à emprunter et à investir. Cela implique de mener une réflexion de fond sur la volonté et la confiance des banques à l’égard du financement relatif au secteur de la défense. À cet égard, l’annonce le 12 avril 2024 du plan d’action de la Banque européenne d’investissement (BEI) a été saluée comme un premier pas en faveur du secteur européen de la Défense et d’une évolution de sa posture traditionnelle. Il s’agirait de de faire évoluer la définition des projets à double usage et d’octroyer des lignes de crédit aux PME et aux start-up dans le domaine de la sécurité et de la défense (BEI, 2024) afin de financer les investissements industriels.

2. Une stratégie européenne de long-terme : Union européenne, un rôle décisif à jouer

C’est bien par l’observation de ces lacunes que peuvent être identifiés les points sur lesquels l’Union européenne peut jouer un rôle décisif. Ainsi, si les dépenses sont réalisées au niveau national, et que l’UE ne vise pas à se substituer aux États, elle peut cependant encourager une dépense commune et complémentaire, contribuer à l’identification des besoins, accroître l’interopérabilité des équipements et inciter à augmenter les investissements dans les capacités de production, ce qui implique une vision de long terme des besoins européens.

Depuis 2021, qui a notamment vu la création de la Facilité européenne pour la paix (FEP), l’industrie européenne de la défense augmente progressivement ses capacités de production, mais est également confrontée à des défis structurels qui s’inscrivent dans la longue histoire de la défense européenne. À cet égard, les intervenants ont discuté de deux initiatives européennes phares.

Le 5 mars 2024, le commissaire au Marché intérieur, Thierry Breton, a présenté la première stratégie industrielle de défense (EDIS, European Defence Industrial Strategy) qui détaille la stratégie pour renforcer les capacités de production d’armement en Europe dont les bases industrielles et technologiques de défense européennes (BITDE). L’enjeu de ce document, à caractère politique et non contraignant, vise à clarifier les nombreuses initiatives qui ont été prises jusqu’à ce jour par l’UE afin de soutenir les industries de défense et à inciter les États membres à investir davantage, cela de manière commune et sur la base d’une préférence européenne.

De cette stratégie découle le programme de financement et de régulation de l’industrie de la défense (EDIP, European Defence Industry Programme) qui vise à renforcer durablement l’état de préparation de l’industrie de défense européenne et se veut l’équivalent du Defence Production Act américain. Il s’agit de transposer les mesures adoptées de 2023 à 2025 pour le long terme afin de soutenir la croissance des capacités de production industrielle dans le domaine de la Défense jusqu’en 2027, date de la fin du cadre financier pluriannuel actuel.

En effet, les deux instruments existants, créés au début du conflit ukrainien sur la base d’un financement issus du budget commun : ASAP, qui vise à cofinancer les achats communs de munition et EDIRPA, dont l’objectif est d’inciter les acquisitions conjointes dans l’industrie de défense, verront, en 2025, leur budget épuisé.

EDIP est ambitieux en venant élargir les financements européens à tous les équipements de défense (drones, chars, défense antiaérienne…) en passant par des programmes sophistiqués afin de protéger le cyberespace, les infrastructures sous-marines… La philosophie est double, visant à assurer un soutien durable à l’Ukraine, mais aussi à (ré)développer les arsenaux des pays européens.

Le budget initial est doté de 1.5 milliards d’euros. Pour autant, Thierry Breton avait fait l’annonce d’un besoin de 100 milliards d’euros pour un développement réel de l’industrie de défense sur les prochaines années. Les intervenants soulignent ce décalage entre le sens de l’urgence qui transparaît dans les déclarations et les engagements politiques et les difficultés récurrentes à franchir le cap des mobilisations budgétaires. À cet égard, est débattue entre les États membres la possibilité de réaliser un emprunt commun, comme ce fut le cas du plan de relance Next Generation EU. Or, tout financement européen nécessite un langage commun des 27 États membres, car le secteur de la défense reste avant tout une compétence exclusive des Etats membres.

Un sursaut européen s’est produit en matière de défense depuis l’invasion de l’Ukraine, pour autant la question demeure en termes d’inscription à long terme des initiatives qui ont été développées jusqu’à ce jour.

Cela implique un changement d’analyse des rapports de force internationaux par les États membres de l’UE et la compréhension de l’échelle européenne comme levier d’action fondamental. Les politiques relatives au financement de long terme pour l’industrie de défense consiste en une évolution à la fois quantitative et qualitative qui implique par exemple :

  • un supplément de financement sur la base d’une orientation claire et directrice qui permette d’harmoniser les demandes des clients des entreprises (en l’occurrence les forces armées des États membres) ;
  • l’utilisation de crédits communautaires pour inciter les États à grouper leurs commandes et à coordonner leurs investissements ;
  • une stimulation des efforts en R&D au profit des technologies à double usage ;
  • une coopération étroite auprès des principaux fournisseurs européens d’équipements de défense et de service associés afin de comprendre leurs besoins et défis.

II) Le soutien de l’autonomie stratégique européenne à travers les investissements dans le domaine spatial

Les intervenants partent d’un constat global quant à l’environnement spatial contemporain : le club jusqu’ici très fermé des puissances spatiales s’ouvre à de nouveaux acteurs et l’environnement spatial fait face à une multiplication de protagonistes, publics et privés. Cette multiplication d’acteurs s’associe de fait à une diversification des intérêts en présence.

Par ailleurs, alors que dominait jusqu’à présent une vision essentiellement pacifique et scientifique, définie par des rapports de collaboration au sein d’un environnement considéré comme un bien commun, l’espace est de plus en plus sous pression. Non seulement de manière physique, si nous considérons la congestion de l’espace, mais aussi en termes d’hostilité croissante. Il est donc nécessaire de mener une réflexion profonde afin d’actualiser les régimes de gouvernance et de réglementation de l’espace extra-atmosphérique.

En effet, cet ensemble de facteurs conduit à redéfinir un terrain de jeu où les normes traditionnelles, qui gouvernaient jusqu’à présent la politique spatiale internationale, sont peu à peu altérées. Dans ce paysage, l’Union européenne qui a longtemps été considérée comme un acteur de premier plan dans le domaine spatial voit son leadership questionné.

  1. Les défis rencontrés par l’Union européenne et par ses Etats membres dans la prochaine décennie

L’Union européenne est une puissance spatiale, certes, mais une puissance inachevée et questionnée par des définitions et des approches concurrentes.

En premier lieu, l’Union européenne semble chercher sa place au milieu de deux puissances en compétition, la Chine et les États-Unis. Mais, d’un point de vue économique, l’Inde et le Japon font également figure de puissances spatiales qui s’affirment de plus en plus. Puissance spatiale de nature économique, militaire, diplomatique ou normative, il s’agit bien là de prendre en compte un terme complexe composé de différentes facettes imbriquées les unes aux autres et qui ne fait pas l’objet d’une définition univoque.

Nous sommes confrontés à un défi sémantique : comment définir une puissance spatiale aujourd’hui et quelle place pour l’Union européenne ?

Un second défi soulevé dans le cadre de ce débat est la dépendance technologique de l’Europe vis-à-vis de l’extérieur, qui fait du secteur spatial européen un catalyseur de l’autonomie stratégique de l’Union européenne. À cet égard, avait par exemple été mis en place un Observatoire des technologies critiques par la Commission afin d’identifier et de suivre les dépendances stratégiques et de pouvoir formuler des stratégies de sécurisation des approvisionnements. Cependant, il est souligné dans les échanges que nous manquons encore d’accès et d’identification des informations pertinentes pour définir des modalités d’actions concrètes et de long terme.

Enfin, il faut considérer le marché spatial qui pose un défi redoutable au leadership européen, leader dans le domaine des activités commerciales.

De manière interne à l’UE, il est clair qu’il n’existe pas à ce jour “une” politique spatiale européenne facilement identifiable et que les compétences européennes en la matière sont peu étendues. Cela peut être une force, à condition que les États membres réussissent à se coordonner et à partager un langage d’action commun, mais également une faiblesse structurelle dans une dispersion des objectifs et des moyens. Ainsi, des leaders tels que l’Italie, la France, le Luxembourg et l’Allemagne devraient travailler conjointement afin de définir une vision commune qui permette de renforcer la puissance européenne qui, semble-t-il, en vue du jeu international, est l’un des seuls moyens pour que l’Europe soit et demeure dans la course.

2. Les réponses européennes à ce jour, l’identification d’avancées et des défis récurrents

Aujourd’hui, l’Europe spatiale est bien au premier plan de l’Agenda politique européen. L’Union européenne a développé une politique spatiale dotée d’un montant de 15 milliards d’euros pour les programmes spatiaux entre 2021 et 2027 et il faut également souligner la création de l’Agence spatiale européenne dès 1975 et sa coopération renforcée avec l’Union européenne depuis les années 2000.

Un exemple particulièrement développé par les intervenant.es en présence est le projet «législation spatiale de l’UE» instaurant des règles communes en matière de sûreté, de sécurité et de durabilité dans l’espace. Cette proposition est reconnue comme fondamentale pour sa volonté d’intégrer dans une stratégie cohérente les défis que nous avons nommés précédemment et d’autres problématiques qui se posent aujourd’hui.

Ce projet devrait permettre d’améliorer la situation en ce qui concerne la fragmentation des politiques nationales entre États membres en permettant une action coordonnée, mais par ailleurs un accès au marché unique européen clarifié pour les acteurs non européens.

Il est important de rappeler ici qu’il existe en Europe d’environ onze législations différentes qui règlement les usages dans l’espace, soulignant le besoin important d’harmonisation afin d’encourager les investissements des industries européennes, mais également de tiers acteurs.

3. Les relations entre spatial et sécurité et défense européenne, l’appel à un changement de vision sur la compréhension du domaine spatial

In fine, de nombreux parallèles peuvent être formulés entre les défis qui touchent l’Europe spatiale et l’Europe de la défense. Ce sont bien les États membres qui, dans les deux cas, sont à la “base” des financements. L’Union européenne, quant à elle, peut venir jouer un rôle décisif en agissant sur la résorption de la fragmentation du marché, dans les outils afin d’inciter des actions communes et l’élaboration d’un langage partagé. Progressivement, nous constatons également la volonté d’instaurer des mécanismes qui pérennisent ces efforts dans le long terme.

Par ailleurs, les intervenants ont identifié la Stratégie européenne de l’espace pour la sécurité et la défense comme une révolution idéologique qui définit clairement l’espace spatial comme environnement critique soumis à des menaces et risques d’interférences croissants. Ainsi, dans sa Stratégie de Défense publiée en mars, la Commission a reconnu pour la première fois l’espace comme un domaine stratégique soumis à un besoin de sécurité et de vigilance.

Pour autant, les experts en présence se rejoignent pour souligner le besoin d’actions concrètes, que ce soit pour défendre, protéger ou développer les capacités spatiales européennes. D’une part, cela passe par la définition et l’établissement de réglementations minimales de gestion des risques au niveau européen. D’autre part, il est nécessaire de renforcer les synergies entre technologies spatiales et technologies relatives à la sécurité et à la défense.

Enfin, il est également nécessaire de développer les relations UE-OTAN, et d’affirmer l’UE comme un partenaire critique des États-Unis. Il peut d’ailleurs être rappelé que sur les quarante-deux membres de l’OTAN, vingt-trois sont des États membres de l’UE et sept sont des États européens.

À ce jour, l’UE bénéficie d’une coopération étroite avec l’OTAN. Par exemple, depuis janvier 2023 différentes déclarations conjointes ont été formulées, notamment en relation avec le domaine spatial. Par ailleurs, une task force a été créée en juin 2023 sur les infrastructures critiques. Ce qui est ici mis en avant, c’est l’impératif de développer un langage commun relatif au domaine spatial et de fortifier un partage des savoirs. De fait, une compréhension partagée de l’espace semble indispensable notamment dans le cadre de la reconnaissance de menaces, car UE et OTAN ont toutes deux reconnues que l’identification d’une menace dans l’espace pourrait justifier le déclenchement des clauses de solidarité présentes respectivement dans l’article 42.7 TUE et article 5 du Traité de l’OTAN.

Finalement, le défi principal réside aujourd’hui dans la construction d’une coopération entre les multiples acteurs en présence et à définir un langage et des perceptions communes dans les domaines de l’espace et de la défense.

C’est finalement l’appel à l’action qui demeure aujourd’hui le plus prégnant, car nous avons à ce jour de nombreuses initiatives et déclarations politiques ambitieuses et volontaires, mais nous avons besoin d’inscrire ces promesses dans des programmes d’actions concrets. Ainsi, les questions des financements sont comme toujours le nerf de la guerre afin de pérenniser et de développer les ambitions européennes adaptées aux rapports de force internationaux contemporains.

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