Thierry PHILIPPONNAT
Directeur de l’Institut Friedland
Qu’on évoque les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber) ou les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), les géants du numérique bénéficient tous d’une valorisation boursière hors normes. Comment l’expliquer ? Et quels en sont les risques ?
La rencontre entre le monde de la finance et celui des entreprises numériques à vocation globale est en train de changer la façon dont l’économie mondiale fonctionne. En substance, les investisseurs donnent aux géants du numérique les moyens de créer des monopoles mondiaux qui justifieront a posteriori les valorisations « hors normes » qui sont les leurs aujourd’hui.
Quand il valorise une société, le monde de l’investissement traditionnel décide du prix qu’il est prêt à payer compte tenu des perspectives économiques de l’entreprise considérée. De nombreuses méthodes existent pour ce faire et aucune d’elles ne peut prétendre être une science exacte, mais elles partagent toutes le dénominateur commun de mettre une valeur présente sur des perspectives économiques futures. Cette approche n’est pas celle utilisée pour l’évaluation des géants du numérique.
Regardons les valorisations accordées à ces entreprises par la Bourse : 950 milliards de $ pour Apple ; 820 milliards de $ pour Amazon ; 780 milliards de $ pour Google/Alphabet ou pour Microsoft ; 540 milliards de $ pour Facebook ; 520 milliards de $ pour TenCent ou pour Alibaba…
Prenons l’exemple d’Amazon. Le géant du commerce en ligne affiche une valorisation boursière représentant, peu ou prou, 270 fois ses bénéfices annuels et 4,2 fois son chiffre d’affaires. Dans le monde de la finance traditionnelle, une société générant un profit de 3 milliards de dollars pourrait valoir, selon ses perspectives de croissance, entre 40 et 90 milliards de dollars. Mais Amazon vaut… 820 milliards : l’ordre de grandeur n’est pas le même.
Pour comprendre ces valorisations, il ne faut pas se poser la question de savoir si elles sont justifiées par les profits futurs, mais réaliser que l’équation a été inversée : la finance donne à ces entreprises les moyens « d’acheter le monde » et d’établir des monopoles qui justifieront, une fois établis, les valorisations. Ce n’est pas parce que l’entreprise est un monopole aujourd’hui que le financier la valorise de pareille façon mais parce que le financier la valorise à ce niveau qu’elle pourra devenir un monopole.
Augmentation des prix
Les cours de Bourse de ces entreprises nous disent deux choses : d’abord qu’elles sont en train de construire, chacune sur leur marché, des monopoles et qu’elles augmenteront leurs prix de façon très importante lorsque ces monopoles seront établis ; ensuite que les investisseurs ne croient pas à la réaction des autorités de la concurrence.
Leurs valorisations « hors de proportions » dotent ces entreprises d’une monnaie – leur propre action – qui leur confère un avantage décisif pour acquérir leurs concurrents. Les exemples sont légion, de l’acquisition d’Instagram par Facebook en 2012 (qui n’avait que deux ans d’existence et employait 13 salariés à l’époque) pour 1 milliard de dollars au rachat de GitHub par Microsoft en juin 2018 pour 7,5 milliards de dollars. Ce phénomène participe à plusieurs titres d’une dynamique monopolistique en faveur des géants du numérique. Les acquisitions, même à prix élevés, leur coûtent peu en réalité (GitHub, la plus grande bibliothèque de code du monde, a pu être achetée par Microsoft avec moins de 1 % de ses actions), ce qui leur permet d’évincer aisément d’éventuels acquéreurs concurrents qui ne possèdent pas le même avantage. De plus, l’absorption systématique des concurrents émergeants permet de construire des monopoles que rien ne semble pouvoir arrêter. Ainsi Microsoft, dont la puissance est liée à sa domination du monde des logiciels propriétaires, prend par l’acquisition de GitHub une position dominante dans le monde du logiciel libre. Amazon, forte de sa prépondérance dans le monde du e-commerce et du cloud, s’attaque désormais à la finance, à la culture, à l’intelligence artificielle et au marché des droits du football…
Cette dynamique est économiquement néfaste : les consommateurs en paieront un jour le prix, la libre concurrence en pâtira et l’entrepreneuriat sera écrasé. Sans parler de la perspective de développement d’un monde orwellien.
Quand il rencontre une entreprise à rendements croissants, le financier devient monopoliste et cela nuit au bon fonctionnement de l’économie et de la société. Les autorités de la concurrence devraient peut-être écouter ce que leur disent les cours de Bourse.