Au lendemain de la publication de la proposition de réforme du marché européen de l’énergie par la Commission européenne, Michel Derdevet, Président de Confrontations Europe, remet en perspective les trente années qui ont structuré l’intégration de ce marché.
Une synthèse de cet article est disponible dans le dossier « Energie et concurrence » n°1-2023 de la revue Concurrences.
1992-2022. Entre ces deux dates, plus de trente ans de mise en place progressive d’un marché intérieur de l’énergie avec, au terme de cette période, un sentiment mitigé dans l’opinion publique européenne et chez les décideurs quant à l’efficacité d’une telle démarche .
Dès le 8 juin 2022, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, reconnaissait elle-même devant le Parlement européen que « le marché de l’électricité ne fonctionne plus et nécessite une réforme radicale pour répondre à tous les défis posés par les transformations structurelles associées à la transition bas carbone ».
Force est de constater en effet que le marché européen de l’énergie est soumis depuis plus d’un an à de fortes tensions et à de multiples critiques.
Les tensions sont indiscutables, notamment depuis le 24 février 2022, et l’invasion russe de l’Ukraine. L’année écoulée aura ainsi été marquée par une volatilité des prix de l’électricité totalement inédite sur les marchés de gros, ceux-ci étant fixés en référence à la dernière centrale électrique nécessaire pour répondre à la demande. La perspective d’un arrêt total des importations gazières russes, et d’une pénurie gazière en Europe, créa un « choc historique sur le prix du gaz » , qui eut un effet immédiat de contagion sur les prix de l’électricité. Ceux-ci augmentèrent jusqu’à 3000 €/Mwh observés le 4 avril 2022. L’augmentation d’un jour sur l’autre atteignit des records inconnus jusqu’alors, dépassant les 200% sur le marché à court terme.
Ces valeurs maximales ne condamnent pas en tant que tel le marché européen de l’électricité, reflet de l’équilibre entre l’offre et la demande ; elles soulignent par contre directement la réalité physique et les contraintes qui pèsent sur le système électrique européen, et notamment la valeur intrinsèque des interconnexions. Les écarts de prix entre pays européens sont particulièrement éloignés les uns des autres lorsque celles-ci font défaut. Quand la France atteignait les 3000 €/MWh évoqués, l’Allemagne était à 100 €/MWh ; ce sont donc les limites des interconnexions entre la France et ses voisins, en particulier l’Allemagne, qui ont amené la France à connaître un prix de l’électricité aussi élevé, en empêchant les consommateurs français de pouvoir s’approvisionner outre-Rhin .
Mais cette absence de responsabilité du marché en tant que tel ne convainc guère que les experts ; les décideurs et l’opinion ont vite cloué au pilori, quant à eux, cette « ouverture à la concurrence en Europe, aux racines de la flambée des prix de l’électricité » , renouant avec un discours politique français qui a oscillé depuis trente ans entre opposition pure et simple (1992- 1996), espoir d’une articulation réussie entre les valeurs de service public auxquelles notre pays est fortement attaché et l’intérêt d’une approche concurrentielle (1996-2000) avant de revenir au tournant du Siècle à une vision majoritairement critique et hostile contre cette Europe censée détruire le « capital » historique incarné à travers nos entreprises énergétiques nationales .
Pris dans le chevauchement complexe entre public et privé, entre vision régulée et concurrentielle, le secteur semble aujourd’hui au « milieu du gué »: faut-il stopper le processus, revenir en arrière, aller plus loin? Avant de lister les questions en suspend, quelques rappels historiques s’imposent.
1. Le modèle européen originel
À l’issue d’un mouvement d’intégration des activités, réalisé principalement dans la deuxième moitié du XXème siècle, à la fois pour des raisons d’économies d’échelle et de rationalisation des investissements, la plupart des entreprises énergétiques européennes étaient caractérisées au début des années 1990 par une organisation centralisée et verticalement « intégrée ». Ces entreprises électriques ou gazières réunissaient en conséquence les fonctions de production, de transport et de distribution, et étaient souvent en situation de monopole, soit au niveau régional soit au niveau national; en conséquence, les prix étaient dans la plupart des pays membres réglementés. Certes, des interconnexions entre pays européens existaient; mais elles répondaient plus à une logique de secours mutuel et de gestion optimale des moyens de production qu’à une visée concurrentielle.
Initiée au début des années 90, la politique européenne de l’énergie s’est donc essentiellement concentrée sur le passage de ce modèle d’entreprises monopolistiques à un grand marché intérieur concurrentiel, où les électrons et le gaz pourraient circuler sans obstacle, par delà les frontières nationales. Chaque client européen était sensé théoriquement pouvoir se fournir auprès du producteur de son choix, quelle que soit la nationalité de ce dernier.
La vision sous-jacente était que le secteur ne pouvait que profiter des bienfaits de la concurrence, supposée générer des prix inférieurs, un service de qualité accrue et des décisions d’investissements plus optimales. Facilitée par une série d’innovations technologiques, son adoption est portée par le tournant libéral amorcé aux États-Unis et en Grande- Bretagne à partir des années 1980 : la planification centralisée devenait« has been », en tout cas moins optimale que la libre allocation des investissements réalisée par le marché. Aux États-Unis, cette restructuration de l’industrie électrique fut conduite avec le Public Utilities Regulatory Act de 1978, mais surtout l’Energy Policy Act de 1992 : ouverture de la concurrence dans le secteur de la production, création des marchés de gros, mise en place de l’accès non discriminatoire des tiers aux réseaux sous l’autorité d’un régulateur fédéral, la FERC, et création de gestionnaires de réseaux indépendants et régionaux.
Mais la désintégration verticale est d’emblée pensée conjointement avec un deuxième pilier, l’élargissement horizontal des marchés: la concurrence est accompagnée par la création d’un grand marché continental et concurrentiel à partir de « marchés » locaux et monopolistiques.
Ce nouveau modèle trouve un écho immédiat auprès de la Commission européenne, qui vient de créer au 1er janvier 1993 le marché intérieur imaginé dans le cadre de l’Acte unique européen de 1986. En 1991, le commissaire européen à l’Énergie, Antonio Cardoso e Cunha, souhaite généraliser le marché intérieur au secteur de l’énergie, dont il recommande la libéralisation totale.
(a) La première directive électricité de 1996: la logique « bloc contre bloc »
La 1ère directive électricité de 1996 engage ce processus de libéralisation en Europe. Mais son adoption a été précédée par des négociations difficiles et de multiples rebondissements; alors que la Commission prône un modèle concurrentiel total, à l’image de la libéralisation engagée en Grande-Bretagne ou dans les pays scandinaves, certains États, au premier rang desquels la France, souhaitent préserver les missions de service public et les voir formellement inscrites dans le texte. Le groupe socialiste du Parlement européen menace même en 1994, si cela n’était pas acté, de censurer la Commission européenne (pourtant présidée par le socialiste français Jacques Delors). La crise sera évitée… de peu ! Grâce notamment au travail d’amendements du député belge Claude Desama, un texte de compromis sera trouvé en décembre 1996 qui, tout en s’inspirant du modèle britannique, prévoit que les États « peuvent imposer aux entreprises du secteur de l’électricité des obligations de service public, dans l’intérêt économique général, qui peuvent porter sur la sécurité, y compris la sécurité d’approvisionnement, la régularité, la qualité et les prix de la fourniture, ainsi que la protection de l’environnement ». Cette première directive électricité instaure la concurrence dans le domaine de la production, prévoit l’ouverture progressive du marché de la consommation, l’accès des tiers au réseau (ATR), la dissociation comptable et financière des activités de transport des autres activités des compagnies électriques, ainsi que des clauses de sauvegarde et de dérogations transitoires afin de limiter les déséquilibres générés par l’ouverture des marchés.
En France, cette directive est transposée, tardivement, par la loi du 10 février 2000. Pourquoi ce retard? Pourquoi une gestation si difficile? Selon Christian Bataille, rapporteur à l’Assemblée nationale, « parce que la traduction de la directive électricité, en France plus qu’ailleurs en Europe, touche à une dimension quasi culturelle. Parce que le service public est, chez nous, central ». C’est la raison pour laquelle d’ailleurs cette loi de transposition est nommée « loi de modernisation et de développement du service public de l’électricité » par le ministre de l’Industrie de l’époque, Christian Pierret, qui met l’accent en permanence sur l’objectif double qu’elle vise : ouvrir le marché électrique français et défendre le service public.
La loi du 10 février 2000 permet l’entrée sur le marché de nouveaux producteurs, crée la Commission de Régulation de l’Électricité (CRE), ainsi qu’un marché de gros (complété par le lancement de la bourse Powernext en 2001). L’activité transport d’EDF est progressivement séparée de la production pour créer, au 1er juillet 2000, un gestionnaire de réseau indépendant, RTE, Réseau de Transport d’Électricité. Le marché de détail est partiellement ouvert, permettant à des consommateurs dits « éligibles » de changer de fournisseur, c’est-à-dire de s’approvisionner sur le marché libre européen, à un prix non régulé.
À l’échelle européenne, les négociations concernant le gaz sont facilitées par l’adoption du compromis sur l’électricité et une directive est adoptée en 1998, avec les mêmes objectifs et modes de fonctionnement : ouverture progressive du marché gazier, extension progressive de la catégorie des clients dits « éligibles », définition de deux formules d’accès au réseau (un accès négocié ou réglementé), dérogations transitoires, …
b) Le « deuxième paquet »: le prolongement de la logique de libéralisation,
La communication de la Commission au Conseil et au Parlement du 13 mars 2001, intitulée « L’achèvement du marché intérieur de l’énergie » (dit « Paquet de Palacio », du nom de la commissaire à l’Énergie), fait un bilan encourageant de la mise en œuvre de la première directive. Alors que le minimum d’ouverture fixé par ce texte doit être de 30% pour l’électricité et de 20% pour le gaz, il est respectivement de 66% et de 79% pour la moyenne de l’UE (18). Selon Eurostat, entre 1996 et 2001, les prix de l’électricité payés par les ménages et les industriels ont baissé en moyenne d’environ 6% dans l’Union européenne.
La Commission estime sur ces bases que de nouvelles mesures sont nécessaires pour achever le marché intérieur de l’énergie. Après deux années de débat, les secondes directives sur le gaz et l’électricité (« Second paquet énergie ») sont en conséquence adoptées le 26 juin 2003. Elles prévoient l’ouverture des deux marchés pour tous les consommateurs professionnels d’ici juillet 2004 et pour l’ensemble des consommateurs d’ici juillet 2007. Elles mettent aussi l’accent sur la séparation (découplage ou « unbundling ») juridique entre les activités « distribution » et « transmission/transport ». Enfin, elles renforcent les pouvoirs du régulateur et fixent des normes minimales de service public.
La France a transposé ce second paquet par deux lois, l’une en 2004, l’autre en 2006. Conformément aux exigences européennes, la séparation juridique des réseaux de transport d’électricité et de gaz est actée, tout comme la séparation comptable de la distribution. Mais la préoccupation de service public reste présente, par la définition de contrats entre l’État et EDF.
En complément, la loi du 7 décembre 2006 relative au secteur de l’énergie vise, notamment, à permettre la réalisation du projet de fusion entre GDF et Suez. Elle permet aussi la transposition des directives visant à l’ouverture complète des marchés de l’énergie au 1er juillet 2007. La CRE voit ses compétences renforcées et élargies au domaine du gaz naturel.
Mais les parlementaires s’inquiètent toujours de la hausse des prix de l’énergie, qui pénalise les plus pauvres et pèse sur la compétitivité des entreprises; un « tarif réglementé transitoire d’ajustement au marché » (TARTAM) est créé pour une durée de deux ans, qui permet à ceux qui ont précédemment choisi le marché de revenir à un tarif réglementé ; un tarif social doit parallèlement être mis en place pour les per- sonnes en situation de précarité. En décembre 2007, une loi permet aux consommateurs particuliers de retrouver le tarif réglementé au bout de six mois s’ils ne sont pas satisfaits par les offres de prix du marché. En janvier 2008, un amendement sera adopté visant à prolonger ce TARTAM. Quel meilleur symbole, à travers ce dispositif, de la valse-hésitation française sur le sujet ! On veut bien s’ajuster au marché concurrentiel européen, mais, de grâce, laissez-nous quelque temps supplémentaire…
2. Les résistances à la libéralisation conduisent la Commission européenne à proposer de nouvelles mesures, visant à achever de séparer les entreprises intégrées
a) Des dysfonctionnements que la Commission européenne associe à une concurrence insuffisante
En juin 2005, la Commission lance une enquête sur les dysfonctionnements persistants des marchés européens du gaz et de l’électricité, qui subissent « des hausses importantes des prix de gros du gaz et de l’électricité qui ne s’expliquent pas totalement par des coûts plus élevés des combustibles primaires et des obligations de protection de l’environnement, des plaintes persistantes sur les barrières à l’entrée sur le marché et les possibilités limitées pour les consommateurs de choisir leur fournisseur ». Si le marché ne fonctionne qu’imparfaitement, c’est selon elle parce qu’il reste trop oligopolistique, que la concurrence est insuffisante entre les grands opérateurs et qu’il « subsiste des entraves au libre jeu de la concurrence » ; Elle estime précisément ces entraves au nombre de huit :
1) Les marchés restent nationaux et autant concentrés qu’avant la libéralisation, ce qui procure aux fournisseurs traditionnels un pouvoir de marché exorbitant ;
2) La séparation insuffisante des réseaux de transport et de distribution (« verrouillage vertical du marché ») empêche l’entrée de concurrents et menace la sécurité d’approvisionnement, car les opérateurs sont moins incités à investir dans les interconnexions ou le développement du réseau.
3) Le marché européen n’est pas intégré. Les marchés sont nationaux, les interconnexions insuffisantes et il manque notamment une surveillance réglementaire des échanges transfrontaliers.
4) Le marché manque de transparence, d’informations fiables et disponibles en temps réel, notamment sur la disponibilité technique des interconnections et sur la transformation, l’équilibrage et l’énergie de réserve ainsi que sur la charge.
5) La formation des prix est complexe. Comme le note la Commission européenne, « les hausses du prix des énergies primaires ont certainement joué dans l’évolution récente des prix de l’électricité, surtout pour les centrales marginales. Ce phénomène ne paraît toutefois pas expliquer totalement les récentes hausses de prix. De même, l’effet du système européen d’échange des droits d’émission de CO2 sur les prix de l’électricité n’est pas encore tout à fait clair ».
6) La concurrence est insuffisante au niveau de la distribution (marchés en aval).
7) Les marchés d’équilibrage/ajustement favorisent souvent les exploitants traditionnels.
8) Le potentiel des fournitures de GNL (gaz naturel liquéfié) est insuffisamment exploité.
b) Le Troisième paquet se concentre sur une mesure forte, mais contestée : la séparation patrimoniale des activités de transport
L’analyse des dysfonctionnements du marché conduit la Commission à proposer un programme d’action, le « troisième paquet énergie », ébauché le 10 janvier 2007 et présenté dans le détail le 19 septembre 2007. Le Conseil européen du printemps 2007, favorable aux mesures environnementales du paquet de janvier 2007, préféra cependant attendre des propositions plus précises de la Commission (notamment concernant le nucléaire et la séparation des activités de transport et de production) pour se prononcer, faisant ainsi écho aux interrogations conjuguées de la France et de l’Allemagne.
La mesure phare de ce projet de directive (article 1er, paragraphes 5 à 9) est d’obliger les États membres à réaliser la séparation patrimoniale (ownership unbundling) des activités de transport, dans un délai maximal de trente mois.
La Commission propose deux modèles de séparation. La dissociation totale, tout d’abord, qui consiste en la séparation effective entre la gestion des réseaux de transport d’électricité et de gaz d’une part, et les activités de fourniture et de production d’autre part. Il est interdit à une entreprise de production/commercialisation de détenir un quelconque « intérêt » ou des droits minoritaires de blocage dans un Gestionnaire de Réseau de Transport (GRT), de nommer des membres des organes de surveillance, d’administration ou de direction ou d’être membres de tels organes.
Un modèle alternatif est proposé, à caractère transitoire (sans toutefois qu’aucun délai ne soit précisé), celui dit ISO (Independent system operator), qui prévaut dans plusieurs États des États-Unis. Le GRT serait scindé en deux sociétés : la propriété de l’infrastructure serait détenue par une société, éventuellement filiale de l’entreprise active dans le secteur de la fourniture ou de la production; la gestion technique et commerciale de ces actifs étant assurée par une autre entreprise, indépendante, désignée par le propriétaire de l’infrastructure et approuvée par la Commission.
La France et l’Allemagne, satisfaites ni par l’une ni par l’autre de ces solutions, militèrent avec succès pour une troisième voie, essentiellement articulée autour du renforcement des garanties d’indépendance des GRT et de régulation de leur 8marché.
c) Afin d’améliorer la concurrence et les échanges transfrontaliers, le « 3ème paquet énergie » propose aussi des mesures de renforcement du rôle des régulateurs, et suggère plus de transparence et une meilleure coordination entre GRT
Le 3ème « Paquet Énergie » comprend aussi un projet de règlement qui crée une Agence de coopération des régulateurs (ACER) nationaux de l’énergie, capable de compléter ou de coordonner l’action des régulateurs nationaux sans toutefois se substituer à eux. Cette création, qui s’inspire du groupe consultatif des régulateurs européens dans l’électricité et le gaz (ERGEG), vise à renforcer les moyens confiés aux autorités de régulation et à améliorer les échanges transfrontaliers d’énergie.
Dans le même objectif, la Commission propose un nouveau réseau européen pour les gestionnaires de réseau de transport (European Network of Transmission System Operators for Electricity – ENTSOE) dans le domaine de l’électricité. Ce réseau devra publier tous les deux ans un plan d’investissement sur dix ans pour l’Europe. Il pourra adopter des codes techniques et commerciaux, après consultation de ses membres, avis de l’ACER et avis circonstancié de la Commission: règles de sécurité et de fiabilité, règles d’accès aux réseaux, règles opérationnelles pour les cas d’urgence, règles d’ajustement, etc. La mise en place de ce réseau permet de faire face à l’interdépendance croissante des États et des réseaux entre eux: le 4 novembre 2006, un incident sur le réseau à très haute tension allemand a ainsi conduit à un « black out » très médiatisé pour environ 15 millions d’Européens, obligeant notamment RTE, en France, à opérer des délestages importants. Cette panne a remis au premier plan la nécessité de mieux réguler certains réseaux nationaux et de favoriser, entre réseaux européens, une meilleure coopération et l’adoption de normes communes.
La Commission cherche aussi à rapprocher les marchés nationaux pour une meilleure entraide en cas de menace pour la sécurité de l’approvisionnement. Prenant en compte la lenteur de création d’instruments de coopérations multinationaux, elle prévoit que les réseaux publient tous les deux ans des plans d’investissements à la maille régionale (cohérent avec celui de l’ENTSOE) et qu’ils adoptent/adaptent ensuite leurs décisions d’investissements en fonction de ces plans.
Enfin, la Commission souhaite améliorer la transparence, pour permettre aux acteurs de prendre leurs décisions d’investissement en fonction des informations les plus optimales: les acteurs du marché doivent dorénavant fournir pour publication aux gestionnaires de réseaux de transport toutes les données pertinentes concernant les prévisions de consommation et de production, la disponibilité des actifs de production et de réseau, les capacités de réserve et d’ajustement.
3. Quelles interrogations soulèvent l’architecture européenne de marché mise en place ces trente dernières années ?
A l’évidence, quand on regarde de manière critique le chemin parcouru depuis 1992, l’Union européenne a fait excessivement confiance aux vertus de la concurrence, en sous-estimant les objectifs de stabilité des prix et de sécurité des approvisionnements. Encore faut-il se rappeler, dans le même temps, que l’énergie, à la différence de la concurrence, ne fait pas partie des « politiques communes », et que l’article 194 paragraphe 2 du Traité réserve aux Etats membres le droit de « déterminer les conditions d’exploitation de leurs ressources énergétiques, leur choix entre différentes sources d’énergie et la structure générale de leur approvisionnement énergétique ».
Dès lors, mettre en place un marché concurrentiel (de l’électricité ou du gaz) sans harmoniser, ou à minima coordonner les choix nationaux effectués par chacun, relève d’une « acrobatie » permanente dont on voit aujourd’hui les limites. De plus, en juxtaposant des marchés de nature différente, l’Union européenne n’a pu dégager des signaux prix pertinents, tant pour les consommateurs que pour la durabilité de notre économie.
a) La juxtaposition d’un marché libre et d’un marché régulé conduit à des dysfonctionnements dans le système des prix, qui donne de mauvais signaux aux investisseurs et aux consommateurs
En Europe comme aux États-Unis, un certain nombre d’États, inquiets de la hausse des prix de l’énergie, ont préféré conserver des tarifs régulés au détriment de la libre fixation des prix sur le marché. Ainsi, après avoir baissé au début des années 2000, les prix sur le marché libre français ont augmenté à partir de 2003, s’alignant sur l’augmentation générale du prix des matières premières (gaz et charbon) sur les marchés mondiaux. Or, les tarifs régulés n’ont, eux, souvent pas varié en termes réels. En effet, les différents Gouvernements ont considéré comme légitime de les maintenir à un niveau peu élevé, la production française étant majoritairement d’origine nucléaire, son coût moyen n’ayant pas fondamentalement varié. Mais, en agissant de la sorte, les tarifs régulés sont devenus au fil du temps inférieurs aux prix de marché, qui s’alignent eux, interconnexions européennes obligent, sur le coût marginal de la dernière centrale européenne (souvent allemande) mise en service. Ainsi, en France, le tarif vert d’EDF devint, dès l’automne 2003, inférieur au prix du marché à terme (contrat de long terme), et le prix de court terme (Powernext Day ahead) le dépassa à l’été 2004. Un certain nombre de consommateurs éligibles, qui avaient quitté le tarif au moment où ce choix était avantageux, subirent alors la hausse et réclamèrent un retour à des tarifs réglementés.
S’il est difficile d’acquérir une certitude sur la justesse comparée des prix et des tarifs, il est cependant très probable que la coexistence en Europe d’un marché libre et de tarifs régulés soit, in fine, négative. Les acteurs du secteur de l’énergie peuvent être incités à retarder leurs investissements, compte tenu d’un niveau de tarif réglementé plus faible que le prix sur le marché libre. Enfin, les consommateurs sont moins incités à réduire leur consommation, ce qui contrevient aux objectifs écologiques retenus dans le Green Deal. Ainsi, la juxtaposition d’un modèle régulé et d’un modèle concurrentiel paraît porteuse d’effets secondaires paradoxaux.
Un autre élément qui permettrait une évolution favorable des prix serait la modification du mix énergétique, par l’augmentation de la part du nucléaire, peu coûteux, dans la production d’électricité européenne ou, plus précisément, par l’augmentation de la durée pendant laquelle le nucléaire est l’unité marginale dans les principales zones de production européennes. En effet, la hausse des prix sur le marché libre français est due à son alignement sur les prix de ses voisins, notamment allemands, plus élevés car calculés à partir d’une utilisation de capacités de production hydrocarbures importés. Ce phénomène de « rente nucléaire inutilisée » , analysé par plusieurs économistes et repris au plus haut niveau de l’État, traduit un effet immédiat de la libéralisation : le rapprochement des prix à l’échelle européenne se fait au détriment du consommateur français et au profit du producteur français (réciproquement, au profit du consommateur néerlandais mais au détriment du producteur des Pays-Bas). Dans ce cadre, un développement important du nucléaire en Allemagne, et dans d’autres pays limitrophes, pourrait éventuellement permettre de baisser les prix du marché, donc d’augmenter progressivement les tarifs réglementés. En effet, puisque, dans un marché libre, le prix est déterminé par l’offre de l’unité marginale (la dernière unité appelée pour satisfaire la demande), un accroissement de la durée de marginalité du nucléaire permettrait de diminuer les prix de l’électricité sur le marché. Cette solution paraît cependant complexe à mettre en œuvre, compte tenu du temps nécessaire pour construire de nouvelles centrales nucléaires et de l’opposition encore forte de certains États à l’énergie nucléaire. Concernant cette énergie, la Commission a décidé d’adopter une position « agnostique », laissant les États membres décider en la matière. Même si, fin 2021, les débats sur la taxonomie ont pu laisser croire à une position minoritaire des défenseurs du nucléaire en son sein.
b) Aller plus loin dans la sécurisation des approvisionnements, notamment en faisant intervenir des mécanismes de puissance publique
Un des axes majeurs à venir pour l’Union européenne doit être de prendre mieux en compte les enjeux de sécurité d’approvisionnement, que ce soit dans le domaine énergétique ou des matières premières (minerais, métaux, …).
En matière électrique, il faut encourager et compléter les mécanismes nés, notamment, de la crise californienne de 2001. Ces dernières années, plusieurs gestionnaires de réseau ont décidé de « compléter » les marchés de gros par des marchés de capacité, en partant de l’idée que toute capacité de production supplémentaire accroît la fiabilité de l’ensemble du système et doit donc être rémunérée en conséquence. Ces nouveaux modèles de marché de capacité, forward capacity market en tête, sont le signe d’une volonté accrue – bienvenue – de pilotage des marchés, par la fixation d’objectifs quantitatifs en matière de sécurité d’approvisionnement et la mise en place d’une surveillance de marché extrêmement développée.
Si l’on considère que les besoins d’investissements (à la fois en nouveaux moyens de production et de transmission) sont colossaux sur notre vieux continent et que, comme le rapport Syrota l’évoquait fort justement dès 2007, « les prix du marché ne donnent que des signaux faibles et imprécis sur la nécessité d’investir pour assurer la sécurité du système électrique européen », on ne peut pas s’en remettre aux seuls appels d’offre engagés par les Etats membres pour la réalisation de nouvelles, et nécessaires, capacités de production. Il faut plus que jamais réorienter la politique européenne de l’énergie, et privilégier un modèle où la croissance durable et la garantie pour les 450 millions d’européens d’une indépendance énergétique pérenne prendront le pas sur une vision de la compétition érigée en modèle canonique !
L’intervention publique ne doit plus être un sujet tabou. Si planification énergétique il y a , elle doit à l’évidence être continentale, incluant sans doute les choix de localisation des nouveaux moyens de production, et bien sûr les infrastructures prioritaires à construire pour les relier.
Au-delà du Ten Years Plan, effectif et pertinent pour les GRT, une anticipation et une programmation plus fine de l’ensemble des investissements de production envisagés en Europe ferait sens, et éviterait l’impasse suscitée par des choix unilatéraux des Etats membres, imposés ensuite à leurs voisins. L’addition de 27 politiques énergétiques divergentes ne peut pas, par miracle, faire sens en se basant uniquement sur l’effet magique des règles de marché.
Il faudrait d’autre part renforcer la coordination et la régulation des acteurs au niveau européen, comme cela fut engagé en 2009 avec la création de Coreso, suite à l’incident majeur allemand du 4 novembre 2006.
On pourrait enfin envisager d’ajouter au market design actuel une brique nouvelle, constituée par un marché de long terme européen organisé, de façon centralisée, avec un intermédiaire public, un « acheteur central de long terme » . Cet acheteur serait en charge de passer des contrats CfD avec tous les producteurs, de les regrouper et de céder l’électricité de gros aux fournisseurs et grands consommateurs à des prix alignés sur les coûts de long terme de toutes les techniques.
Au moment où notre dépendance aux énergies fossiles se révèle critique, une vraie politique énergétique commune, intégrée et durable, est nécessaire en Europe ; elle suppose un plus grand partage des objectifs prioritaires, c’est à dire la décarbonation rapide de notre économie, la fin de l’opposition stérile entre nucléaire vs énergies renouvelables, la priorité donnée en terme de R&D aux enjeux de demain (hydrogène, nucléaire de 4ème génération, stockage, …) et, surtout, la volonté de renforcer notre souveraineté énergétique face à des continents qui ont, eux, compris que le contrôle des ressources énergétiques était l’un des éléments déterminants de la puissance politique.
A l’heure où d’aucuns évoquent une révision des Traités, celà pourrait enfin se traduire par la reconnaissance de l’énergie comme compétence commune (au même titre que la concurrence, la politique agricole ou la politique commerciale), sortant ainsi de l’ambivalence et du flou de l’actuel article 194 du TFUE, qui laisse encore aux Etats membres une marge de manoeuvre importante. Et si, demain, la devise de l’Union, « Unis dans la diversité », s’appliquait aussi à la politique énergétique européenne ?
Après tout, la tâche était tout aussi – si ce n’est plus- ardue dans les années 50 quand fut esquissée, sur les cendres encore brûlantes du second conflit mondial, cette Communauté européenne du charbon et de l’acier fondatrice du projet européen. Et si, pour vaincre leurs réticences, les européens se remémoraient en 2023 la fameuse maxime de Danton : « Pour vaincre, il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace » .
(1) Cf. sur ce sujet, l’article du même auteur publié dans la Revue du Marché commun de l’Union européenne n° 156, mars 2008
(2) Agency For The Cooperation Of Energy Regulators (Avril 2022)
(3) A l’inverse, en 2021, la non-saturation des interconnexions entre la Belgique, l’Allemagne et la France fit que les prix spot furent identiques dans cette zone le moitié de l’année ; alors qu’à l’inverse, les prix du nord de l’Italie et de l’Hexagone n’étaient similaires que 30% du temps, du fait d’une moindre interconnexion entre les deux pays.
(4) cf. François Mirabel, in « The Conversation » – 19 septembre 2022
(5) « France-Europe-Energie : la grande désillusion ? » – Revue Politique et parlementaire, 2007
(6) Directive 96/92 du Parlement européen et du Conseil du 19 décembre 1996 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité, JOCE n°L 27 du 30.1.1997
(7) cf; « Les voies d’une réforme radicale du marché européen de l’électricité » – Etienne Beeker & Dominique Sinon – Telos