Par Philippe Étienne, Ancien Ambassadeur de France aux États-Unis et Membre du Conseil scientifique de Confrontations Europe
et Édouard-François de Lencquesaing, Président du Conseil scientifique de Confrontations Europe
L’ampleur des défis sociologiques et économiques de l’Europe et de l’Amérique en ce début 2025 met en lumière un double défi. D’une part, celui de la démocratie trop souvent taxée de décadente et, d’autre part, celui d’une Europe morose et aux résultats décevants. Comment retrouver l’enthousiasme des origines et faire de l’Europe une entité politique et économique dans la course de la quatrième révolution industrielle et l’ère digitale. En effet, ces défis ont mis en évidence le risque existentiel que courait une Europe confrontée à de trop grands écarts entre promesses et réalisations. Il s’agit, aujourd’hui, de proposer des solutions concrètes et rapides à mettre en œuvre pour atteindre les objectifs de souveraineté et de puissance, en privilégiant l’innovation et l’industrialisation avec la priorité aux industries de défense avec un levier potentiel important de « ruissellement » pour irriguer, aux côtés des nouvelles technologies, telles que l’IA, les autres industries ! Cependant, comme pour les rapports Draghi et Letta, un déclencheur était nécessaire pour faire suivre les bonnes idées d’un processus d’exécution, qui constitue une des faiblesses de l’Europe. La « nouvelle Amérique » du président Trump est, de fait, ce « déclencheur surprise » tant attendu. Les conditions du réveil de l’Europe sont désormais réunies. Il s’agit maintenant de voir comment ce réveil permettra de retrouver le bon sens collectif pour regagner son leadership mondial, rattraper les États-Unis et maintenir sa place dans le jeu géopolitique mondial en évitant la dérive américaine vers le libertarisme.
“Un véritable processus vers une politique européenne de défense a été lancé et repose notamment sur une base industrielle et technologique solide.”
SOUVERAINETÉ ET COMPÉTITIVITÉ : DÉPLOYER UNE POLITIQUE DE DÉFENSE EUROPÉENNE
Une priorité essentielle pour renforcer les capacités technologiques de l’Europe est le réarmement. Certains pays, comme l’Allemagne, qui s’est récemment dotée d’un fonds spécial de 500 milliards d’euros pour les investissements, commencent à renforcer leur industrie de défense. Toutefois, dans le contexte géopolitique actuel, la nécessité d’investissements européens conjoints dans le secteur de la défense, inspirés du modèle américain de ruissellement technologique, est d’autant plus forte et ne date pas du début de la guerre en Ukraine, mais a déjà été amorcée, il y a quelques années, avec l’utilisation d’un budget européen pour bâtir la défense européenne.
Un véritable processus vers une politique européenne de défense a été lancé et repose notamment sur une base industrielle et technologique solide. De nouvelles idées et propositions sont en train de se mettre en place, comme la création d’une filiale spécialisée dans le financement de l’industrie de la défense, proposée par la Banque européenne d’investissement. Cependant, il faudra aller encore plus loin, notamment en explorant la possibilité de financer des emprunts européens. À l’avenir, l’Europe devra investir 800 milliards d’euros dans sa défense commune pour répondre aux défis géopolitiques actuels, 650 milliards d’euros pourraient venir de l’assouplissement des règles du Pacte de stabilité.
La guerre en Ukraine et les changements de priorités américaines impliquent une refondation d’une politique de défense européenne avec des armées déjà supérieures aux forces russes. À court terme, il s’agit de mettre en place, peut-être avec des forces onusiennes, des moyens pour sécuriser une paix potentielle. Puis, à moyen terme, il s’agit de trouver dans l’OTAN les axes de synergie et de méthodes communes d’emploi des forces entre les armées des pays européens et les autres alliés, dont le Royaume-Uni.
Parallèlement, l’effort de défense doit être présenté comme un moyen d’améliorer la compétitivité européenne, tout en développant sa capacité technologique – écart croissant de PIB entre l’Europe (17 000 milliards) et les États-Unis (29 000 milliards). Il est nécessaire de trouver des sources de financement dans le cadre du budget européen, comme à travers le nouveau budget pluriannuel que la Commission prépare actuellement. La restructuration des financements avec la création de plusieurs fonds, comme celui dédié à la compétitivité semble être un bon début.
De manière plus large, il s’agirait de s’appuyer davantage sur des groupes « d’avant-garde » qui progressivement entraîneraient les autres et contrebalanceraient ainsi la lourdeur d’une gouvernance aujourd’hui à 27 et demain à plus.
Par ailleurs, ce défi de compétitivité doit s’appuyer aussi sur nos talents propres et, en particulier, mettre en œuvre une stratégie active pour récupérer nos chercheurs encore en Amérique en s’appuyant sur le potentiel humain et scientifique européen pour stimuler l’innovation et sur l’excellence du Conseil européen de la recherche.
REPENSER LE NARRATIF EUROPÉEN
Il est important, en cette période, de reposer la question du narratif européen et de mettre l’accent sur le concept de « destinée manifeste », en s’interrogeant sur ce qui pourrait réellement unir les Européens autour d’un modèle qui leur soit propre.
L’idée d’une Europe protectrice et capable de répondre aux menaces croissantes est un premier pas, mais reste bien insuffisante. L’Europe doit plutôt se positionner en tant que puissance souveraine, défendre ses intérêts tout en restant fidèle à ses valeurs fondamentales. L’exemple de la Chine qui s’était donnée pour ambition claire de devenir la première puissance technologique mondiale, ambition pour laquelle elle s’est donné les moyens de réussir et y est parvenue, est éloquent. L’Europe, de son côté, doit pour s’affirmer non seulement réguler les technologies, mais aussi devenir un acteur clé de l’innovation et du progrès technologique, en développant une stratégie précise.
De plus, en s’appuyant sur la relation entre les citoyens et les politiques européennes, l’enjeu principal est de nourrir la notion de citoyenneté européenne par le biais de programmes concrets qui ont un écho auprès des populations. À ce titre, Erasmus est déjà un bon exemple de réussite, peut-être encore trop élitiste et qu’il faut donc étendre à des publics plus larges et aussi faire « ruisseler ».
L’Europe peut s’inspirer pour cela de son modèle coopératif en développant encore davantage les délibérations et la participation citoyenne déjà existantes. Contrairement aux projets clairs de la Chine, de la Russie ou des États-Unis, l’Europe repose sur un modèle d’intégration propre à elle, voulue par sa population, que l’on pourrait caractériser d’« inédit ». C’est d’ailleurs cette approche qui suscite une certaine crainte de la part de nos concurrents.
PRIVILÉGIER UNE DIPLOMATIE EUROPÉENNE PLUS INCLUSIVE
La vision de l’Europe comme « donneuse de leçon » peut parfois donner une image assez problématique. Face à cette vision de l’Union, il faut apprendre à écouter les autres à aller vers une diplomatie plus ouverte, plus proche des différentes nations, dans le but d’établir un dialogue constructif et respectueux sur la scène mondiale.
Sur le plan du système international, il revient de construire un système de coopération internationale, où la politique soit davantage couplée avec les normes environnementales et sociales. À l’image de divers succès comme celui de l’Accord de Paris sur le climat ainsi que la French Heritage Society, modèle de coopération culturelle transatlantique réussie. Il convient aussi de trouver une solution afin de construire de nouvelles relations avec l’Amérique latine, par exemple, en se basant sur les intérêts communs que l’Europe partage avec elle. Avec une approche collaborative, qui va au-delà de la compétition géopolitique, il est important de trouver une méthode de réconciliation, un véritable consensus avec d’autres régions du monde partageant des objectifs communs, à l’image du renforcement du noyau franco-allemand avec l’arrivée du nouveau chancelier, qui a très vite compris où étaient les enjeux et pris des décisions importantes et inédites pour ce pays, ou encore le développement de liens avec un autre grand pays, la Pologne.
“L’Europe peut s’inspirer pour cela de son modèle coopératif en développant encore davantage les délibérations et la participation citoyenne déjà existantes. Contrairement aux projets clairs de la Chine, de la Russie ou des États-Unis, l’Europe repose sur un modèle d’intégration propre à elle…”
CONCLUSIONS
L’importance de se concentrer sur un modèle de développement technologique engageant pleinement ses citoyens est une des conditions du réveil de l’Europe. Il s’agit d’une approche dans laquelle toutes les parties de la société contribuent à la construction d’une Europe forte et unie, prête à faire face aux défis du XXIe siècle.
Ce modèle unique européen s’enracine dans son patrimoine culturel, un élément fondamental de son identité, rappelant l’époque de la Renaissance, une période particulièrement riche et propice, dans laquelle l’Europe rayonnait. Cette période d’innovation et d’échange culturel doit constituer la base du futur européen.