Par Anne Bucher, Directrice générale de la santé et de la sécurité alimentaire de la Commission européenne de 2018 à 2020, administratrice associée de Confrontations Europe
Avant la pandémie de Covid-19 qui frappe l’UE et le monde depuis mars 2020, l’Europe de la santé a renforcé sa résilience aux crises sanitaires au cours des vingt dernières années : en 2005, en réponse au SRAS, avec la création du Centre européen de surveillance épidémiologique (ECDC), et en 2013 avec la Décision sur les menaces sanitaires transfrontières et le mécanisme intergouvernemental des achats conjoints, en réponse à l’épidémie H1N1 de 2009.
À l’apparition de la Covid-19, l’UE a activé l’ensemble de ses mécanismes de crise.Le Comité sanitaire s’est réuni régulière-ment, quasiment de façon hebdomadaire pour échanger des informations sur la situation épidémiologique dans les États membres et les mesures sanitaires en vigueur. L’ECDC a publié des évaluations du risque et a progressivement complété ces évaluations de recommandations et d’une carte épidémiologique devant aider les États membres à décider de leur mesure aux frontières. Ils se sont mis d’accord sur des marchés publics conjoints de matériel médical et de médicaments, au total depuis début 2020, neuf contrats-cadres pour un montant de 14 Mds€.
Très vite, les limites de l’action européenne se sont fait sentir. Le cadre européen n’assurait pas une réponse coordonnée face à la pandémie. Chaque pays faisait sa propre évaluation du risque et gérait le risque sanitaire et le contrôle des frontières sans concertation. Le dispositif des marchés publics conjoints n’a pas été un instrument efficace pour gérer les pénuries sanitaires. La réaction de l’Union a été beaucoup plus ferme dans les domaines non-sanitaires, dans lesquels elle dispose de compétences plus fortes : interventions pour protéger le marché unique, relaxation à titre exceptionnel des aides d’état, décision de suspendre le pacte de stabilité, adoption de paquets budgétaires significatifs (l’instrument d’aide d’urgence, ESI ; l’instrument de lutte contre le chômage, SURE ; le renforcement des fonds structurels avec CRII, et le plan de relance avec « NextGenerationEU »).
Passés les premiers errements de la crise, l’UE s’est ressaisie. En tout premier lieu, les chefs d’Etat se sont consultés de façon plus régulière et le sommet du 20 mars 2020 marque de ce point de vue un tournant. La mesure décisive a été l’adoption de la stratégie vaccinale et la décision des 27 États membres en juin 2020, d’acheter conjointement des vaccins et de confier à la Commission, le soin de conclure des contrats de pré-achat avec les candidats aux vaccins Covid les plus avancés. Entre juillet 2020 et mars 2021, la Commission a signé six contrats de pré-achat pour un bud-get de l’ordre de 2.3 Mds€ assurant des options pour 2.6 milliards de doses pour une population de 447 millions d’Européens. Ceci a permis de lancer la campagne vaccinale à l’échelle européenne1, dès l’autorisation par l’EMA de mise sur le marché des vaccins de BioNTech/Pfizer, Moderna et AstraZeneca, dans le premier trimestre 2020. En dépit de quelques problèmes initiaux d’approvisionnement, l’UE a atteint, à l’été, un niveau de vaccination supérieur à celui des États-Unis et très proche du niveau de plus petits pays, partis plus tôt, comme le Royaume-Uni et Israël. Le bénéfice majeur de l’initiative a été de donner un accès rapide aux vaccins à tous les États membres dans un contexte international de nationalisme vaccinal exacerbé. Cette performance repose sur deux innovations essentielles par rap-port au cadre existant des marchés publics conjoints : d’abord, un avantage de rapidité grâce à l’instrument budgétaire d’urgence qui a permis à la Commission de procéder à un contrat central de préachat au lieu d’un contrat-cadre signé par tous les États membres. Ensuite, un avantage dans la négociation, grâce à la clause d’exclusivité, qui interdisait aux États membres impliqués dans les négociations européennes de négocier des contrats bilatéraux parallèles. L’Union européenne est sortie renforcée au niveau international de cette expérience, apparaissant comme un partenaire avec lequel il faut compter. Dans ce contexte, même si l’UE a comme les autres pays développés, donné la priorité à la vaccination de sa population plutôt qu’à la solidarité avec le reste du monde, elle s’est montrée plus respectueuse des engagements multilatéraux, en continuant à exporter des vaccins et n’a pas mis d’embargo sur les productions nationales, comme l’ont fait les USA, le Royaume-Uni et l’Inde.
Les leçons de la crise
Comme au plus fort de la crise financière avec le renforcement de la gouvernance de la zone euro, l’Union a tiré les leçons institutionnelles dès les premiers mois de la pandémie et la Commission a adopté en novembre 2011 un paquet sur l’Union de la Santé, complété en septembre 2021 par la création de la nouvelle autorité, HERA, Health Emergency Response Authority. Quels sont les points de rupture de ces propositions ? On notera quatre engagements clés, le reste des mesures ayant un impact plus marginal :
• Un renforcement de la coopération pour la préparation aux crises : l’outil existant de plans nationaux de préparation aux pandémies sera renforcé par une plus grande comparabilité, un audit par l’ECDC et l’établissement d’un plan européen qui servira de base à des exercices de résilience aux crises sanitaires ; cet effort communautaire s’accompagnera de formation des experts nationaux de santé et de santé publique ; la coopération entre agences pour l’analyse des risques sera renforcée.
• Un renforcement des capacités de surveillance de l’ECDC : l’ECDC est renforcé en budget et en personnel mais bénéficiera également d’informations en temps réel, numérisées, permettant une surveillance intégrée grâce à la mise en réseau des laboratoires, et de données nationales plus complètes, y compris sur les systèmes de santé et les populations vulnérables. L’ECDC aura une task force pour aider les États membres ou pays tiers dans la réponse aux infections et des laboratoires de référence pour les tests.
• Un soutien de l’EMA pour prévenir et gérer les pénuries de médicaments et de dispositifs médicaux, ainsi qu’un nouveau rôle dans la coordination des essais cliniques en cas de situation d’urgence. Ces dispositions consolident des compétences que l’EMA a déployées dans l’urgence pendant la pandémie.
• La création de HERA : l’HERA vise à doter l’UE de moyens similaires à ce dont dispose l’agence BARDA aux États-Unis. L’agence BARDA a permis aux USA de financer très en amont et massivement, à hauteur de 10 mil-liards de dollars, le développement et la production de candidats vaccins pendant la crise de la Covid-19. En dehors des crises, l’agence joue un rôle clé dans l’innovation pour les diagnostics, traitements, vaccins et matériel médical ou de protection contre les infections. L’HERA a pour ambition de pérenniser et développer l’expérience positive de l’achat conjoint de vaccins.
Est-il légitime de parler de l’Union de la Santé ? Il faudra juger sur pièce. A l’heure de la rédaction de cet article, le résultat de la codécision n’est pas connu et compte-tenu des grandes sensibilités de souveraineté nationale dont est imprégné le monde de la santé, toutes ces avancées proposées par la Commission n’emporteront pas nécessairement l’adhésion des vingt-sept, en dépit d’un soutien très fort du Parlement européen. L’audit de plans de crise nationaux ou les tests de simulation de crises ne sont pas des exercices auxquels se livrent facilement les États. À nouveau, en référence à la gouvernance économique, il aura fallu attendre la crise de la dette grecque pour que se mette en place l’audit des données nationales de finances publiques par EUROSTAT et les stress-tests financiers sont venus avec l’Union bancaire. L’autorité HERA est un ajout significatif à la boîte à outils européenne de réponses aux crises. Néanmoins, même si formellement, elle dispose de compétences et de ressources équivalentes à BARDA, les instruments budgétaires mobilisés pour financer son action ne lui donnent pas une autonomie financière et une possibilité de prise de risque industrielle comparables. En dernier lieu, il faut souligner que la prévention et la réponse aux crises ne sont qu’un aspect des politiques de la santé, et certainement un des plus avancés en termes d’intégration européenne avec la politique pharmaceutique. Donc le chantier de l’Union de la santé est une entreprise de long terme. Mais, dans les circonstances difficiles dans lesquelles la pandémie actuelle nous a plongés, nous devons garder l’optimisme de Jean Monet.
Pour une analyse détaillée de la stratégie vaccinale, voir : Anne Bucher-Fabio Colasanti : l’Europe sortira-t-elle renforcée politiquement de la pandémie ? – 3 juin 2021 – Terra Nova – https://tnova.fr/societe/sante/leurope-sortira-t-elle-renforcee-politiquement-de-la-pandemie-un-premier-bilan-de-la-strategie-de-vaccination/