Il est devenu désormais de bon ton dans notre pays d’adresser à l’Europe et à nos voisins européens, tous les échecs et toutes les impasses énergétiques qui se sont révélés ces derniers mois.
Certes, la « myopie » de certains États membres quant à la dépendance gazière vis-à-vis de la Russie, et le combat obstiné mené par l’Allemagne pour faire du gaz une énergie de transition peuvent apparaître à posteriori comme autant de freins à la décarbonation et à la construction d’une vraie autonomie énergétique de notre continent.
Mais, au passage, le risque est fort de « jeter le bébé avec l’eau du bain », et de revenir sur la construction patiemment acquise d’un système énergétique européen interconnecté et solidaire.
Le marché européen de l’énergie a été soumis depuis plus d’un an à de fortes tensions, notamment depuis l’invasion russe de l’Ukraine, qui se sont caractérisées par une volatilité des prix de l’électricité totalement inédite sur les marchés de gros. La perspective d’un arrêt total des importations gazières russes, et d’une pénurie gazière en Europe, créa un « choc historique sur le prix du gaz » (1) , qui eut un effet immédiat de contagion sur les prix de l’électricité. Ceux-ci augmentèrent jusqu’à 3000 €/Mwh observés le 4 avril 2022. L’augmentation d’un jour sur l’autre atteignit des records inconnus jusqu’alors, dépassant les 200% sur le marché à court terme.
Mais attention : ces valeurs maximales ne condamnent pas en tant que tel le marché européen de l’électricité, qui n’est que le reflet de l’équilibre entre l’offre et la demande. Elles soulignent directement la réalité physique et les contraintes qui pèsent sur le système électrique européen, et notamment la valeur intrinsèque des interconnexions. Les écarts de prix entre pays européens sont particulièrement éloignés les uns des autres lorsque celles-ci font défaut. Quand la France atteignait les 3000 €/MWh évoqués, l’Allemagne était à 100 €/MWh ; ce sont donc les limites des interconnexions entre la France et ses voisins, en particulier l’Allemagne, qui ont amené la France à connaître un prix de l’électricité aussi élevé, en empêchant les consommateurs français de pouvoir s’approvisionner outre-Rhin (2).
Une deuxième évidence mérite d’être rappelée : l’Union européenne a fait excessivement confiance aux vertus de la concurrence. Elle a sous-estimé les objectifs de stabilité des prix et de sécurité des approvisionnements, ainsi surtout que la nécessité d’harmoniser par le haut les choix de politique énergétique.
Mais, là aussi, la responsabilité n’incombe pas uniquement à l’« Europe ». L’énergie, à la différence de la concurrence, ne fait pas partie des « politiques communes », et l’article 194 paragraphe 2 du Traité réserve aux Etats membres – qui l’ont ardemment défendu – le droit de « déterminer les conditions d’exploitation de leurs ressources énergétiques, leur choix entre différentes sources d’énergie et la structure générale de leur approvisionnement énergétique ».
Dès lors, mettre en place un marché concurrentiel (de l’électricité ou du gaz) sans harmoniser, ou à minima coordonner les choix nationaux effectués par chacun, relève d’une « acrobatie » permanente dont on voit aujourd’hui les limites. En juxtaposant des marchés de nature différente, l’Union européenne n’a pu dégager des signaux prix pertinents, tant pour les consommateurs que pour la durabilité de notre économie.
Puisque 2023 sera l’année de la réforme du marché intérieur de l’énergie, appelons donc de nos voeux un vrai « big-bang ». Plutôt qu’un repli obsidional et l’exacerbation de ce « narcissisme des petites différences » (3) entre Etats membres, une vraie politique énergétique commune, intégrée et durable, est nécessaire en Europe ; elle suppose un plus grand partage des objectifs prioritaires, c’est à dire la décarbonation rapide de notre économie, la fin de l’opposition stérile entre nucléaire et énergies renouvelables, la priorité donnée en terme de R&D aux enjeux de demain (hydrogène, nucléaire de 4ème génération, stockage, …) et, surtout, la volonté de renforcer notre souveraineté énergétique face à des continents qui ont, eux, compris que le contrôle des ressources énergétiques était l’un des éléments déterminants de la puissance politique.
A l’heure où d’aucuns évoquent une révision des Traités, cela doit se traduire par la reconnaissance de l’énergie comme compétence commune (au même titre que la concurrence, la politique agricole ou la politique commerciale), sortant ainsi de l’ambivalence et du flou de l’actuel article 194 du TFUE.
Après tout, la tâche était tout aussi – si ce n’est plus – ardue dans les années 50 quand fut esquissée, sur les cendres encore brûlantes du second conflit mondial, cette Communauté européenne du charbon et de l’acier fondatrice du projet européen. Et si, pour vaincre leurs réticences, les européens se remémoraient en 2023 la fameuse maxime de Danton : « Pour vaincre, il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace » (4).
(2) A l’inverse, en 2021, la non-saturation des interconnexions entre la Belgique, l’Allemagne et la France fit que les prix spot furent identiques dans cette zone la moitié de l’année ; alors qu’à l’inverse, les prix du nord de l’Italie et de l’Hexagone n’étaient similaires que 30% du temps, du fait d’une moindre interconnexion entre les deux pays.
(4) « L’Europe en panne d’énergie » – Descartes – 2009