Jérôme VIGNON
Président de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale
L’Europe ne manque ni de raison de s’unir, ni de projets. Mais fédérer les peuples autour du projet européen exige de faire preuve d’esprit de fraternité.
Construire l’affectio societatis
De quoi l’Union européenne manque-t-elle le plus aujourd’hui ? Certainement pas de raisons objectives pour resserrer les rangs face à toutes les menaces qui s’accumulent. Sans doute pas non plus de projets mobilisateurs. Peut-être avant toute chose de ce que Jacques Delors nommait volontiers l’affectio societatis(1) et qu’en ces temps d’approfondissement du « récit républicain », j’aimerais appeler esprit de fraternité.
Nous sommes devant un paradoxe en cet anniversaire du Traité de Rome. Ce dernier ne consacrait-il pas la promesse d’une « Union toujours plus étroite entre les peuples » ? Beaucoup ont voulu voir dans cette expression une référence voilée à la perspective fédérale honnie par le Royaume-Uni. Aujourd’hui, l’enjeu ne semble pas être celui du modèle fédéral ou de son rejet. Il relève plutôt de la symbolique contenue dans la promesse initiale. La renaissance des nationalismes, la difficulté de leur opposer le langage de la confiance entre les peuples paraissent bien être le signe d’un inachèvement du Traité de Rome. Pourquoi les « solidarités de fait » invoquées par Robert Schuman, mises en œuvre, par exemple, au travers des outils de la cohésion sociale et territoriale et via les Fonds structurels européens, n’ont-elles pas construit une véritable affectio societatis ? Au-delà de l’opacité des processus européens, au-delà des attitudes platement démagogiques des responsables livrant l’UE à la vindicte populaire, il me semble que l’on peut trouver des lacunes dans la façon de « faire l’Europe ». Elles ont contribué à éloigner les peuples les uns des autres plutôt qu’à les rapprocher.
La stratégie « Europe 2020 »(2) et le Semestre européen, combinant la définition de critères à respecter avec un monitoring centralisé, ont fait de chaque pays de l’UE, et donc de chaque peuple, une entité isolée confrontée à des règles abstraites. Ces processus verticaux sont sans doute nécessaires pour établir des disciplines. Mais ils comportent le risque, lorsqu’ils deviennent à ce point exclusifs de transformer l’UE en une simple classe de bons et mauvais élèves. Cela rend populaires les chahuteurs.
Coopérations horizontales entre les peuples
De même, la prééminence des relations verticales avec l’exécutif européen pour l’application des règles et la mise en œuvre budgétaire des programmes renforcent une vision centralisatrice, malgré les très nombreuses garanties et les possibilités de recours dont cette application est entourée. À l’inverse, les coopérations horizontales entre les nations, entre les régions et entités territoriales, ou entre des acteurs économiques demeurent rares, à l’exception de la très discrète politique européenne de la recherche.
Je n’oublie pas, dans cette liste autocritique, la société civile, si fortement implantée à Bruxelles et qui fournit une expertise indispensable, mais qui n’atteint pas les acteurs nationaux. Contrairement à ce qui avait été espéré, notamment dans un Livre blanc sur la gouvernance européenne(3), la société civile, et en particulier les partenaires sociaux européens, ont rarement pu se faire promoteurs d’une pédagogie de l’autre, aidant à connaître et donc à comprendre les motivations apparemment divergentes des peuples ayant un autre passé que le nôtre et pourtant la même histoire.
Tout ceci est dit sans amertume et sans regret aucun. Car dans chacune de ces dimensions s’offre, à mon sens, l’opportunité d’une auto-interrogation sur les manières de faire et de parler des acteurs de l’Europe pour que se déploie en parallèle du mouvement espéré d’un renouveau du processus européen, un développement des relations horizontales entre les peuples, dans la perspective d’une Europe fraternelle, fût-elle à géométrie variable. N’est-ce pas justement l’exemple que nous a donné Confrontations Europe, ancré à Paris et à Bruxelles certes, mais en même temps promoteur infatigable du dialogue entre les peuples d’Europe ? En ce 25e anniversaire, on souhaite que cette culture du « voyage européen », chère à Philippe Herzog, transmette son style à la manière de « faire Europe » aujourd’hui.
1) En droit des affaires, l’affectio societatis est invoquée là où s’observe une collaboration volontaire, active, intéressée et souvent entre égaux. Elle est au fondement de la création d’une société.
2) Le Livre blanc sur la gouvernance européenne, adopté en juillet 2001 par la Commission européenne, a pour but d’établir des formes plus démocratiques de gouvernance à tous les niveaux : global, européen, national, régional et local.
3) L’Union européenne s’est fixée cinq objectifs à atteindre en dix ans en matière d’emploi, d’innovation, d’éducation, d’inclusion sociale et d’énergie (et de lutte contre le changement climatique).