Par Pierre Moscovici
Premier Président de la Cour des comptes
Alors que nous traversons encore une crise sanitaire sans précédent, la construction de l’Europe sociale doit être la priorité des décideurs européens.
Les chiffres sont clairs: sur l’année 2020, l’économie française a enregistré une très forte récession, avec une chute totale du PIB s’établissant à 8,3 % par rapport à 2019. Nous n’avons jamais perdu autant depuis deux siècles, en dehors des périodes de guerre. En 2019, l’économie française a produit 2 323 milliards d’euros de richesses. En 2020, ce chiffre a diminué de 193 milliards d’euros, engendrant une hausse du chômage de 7,5%. La crise actuelle est bien plus forte et bien plus soudaine que celles de 1929 et de 2008: en comparaison, le PIB français avait diminué de 2,8% en 2009, après la crise financière de 2008. Et si on fait l’effort de remonter plus loin dans l’histoire, le PIB français avait bien connu une baisse de 15% lors de la Grande Dépression mais sur trois années, entre 1929 et 1932.
Certes, l’économie européenne et française est résiliente et la reprise sera forte en 2021. Il demeure que les conséquences humaines et sociales de la crise liée à la Covid-19 sont dramatiques, et peut-être encore sous-estimées. Une étude du Centre régional d’information des Nations Unies à Bruxelles révèle que les taux de pauvreté se sont envolés pendant la crise, passant à 16,8% aux Pays-Bas, à 20% aux Royaume-Uni, à 26,6% en Italie, et à près de 33% en Grèce. En parallèle, plus de 15 millions de citoyens européens seraient au chômage. Bien que les taux de chômage soient très différents selon les pays, la moyenne européenne se situe à 7,3%, avec des taux de chômage atteignant 15,3% en Espagne et 15,8% en Grèce. Aucun des pays de l’Union européenne n’est désormais à l’abri de voir apparaître dans sa population des situations de privation alimentaire, matérielle et sociale alarmantes. Enfin, les inégalités de toute sorte ont fortement crû.
L’Europe doit s’emparer urgemment de cette problématique, et faire de la solidarité le maître mot des politiques publiques.
D’aucuns diront que ce n’est pas le rôle d’une Union créée de prime abord pour assurer la pax romana européenne. Les pères fondateurs estimaient que le progrès social serait la résultante du progrès économique permis par la mise en place du marché commun. En réalité, l’Europe sociale s’est construite dès la fin des Trente Glorieuses, dans le contexte de chômage de masse et d’inflation galopante. L’Acte unique européen, la Charte sociale, le traité de Maastricht et son protocole annexé sur la politique sociale, le traité d’Amsterdam et la stratégie de Lisbonne sont autant de jalons qui ponctuent l’émergence, lente mais indéniable, du modèle social européen.
Ce modèle social européen n’est aujourd’hui pas un mythe. Il s’incarne très concrètement dans des domaines qui impactent la vie quotidienne des Européens, et en particulier la libre circulation des travailleurs, le droit du travail et la lutte contre les discriminations. Suite au sommet de Göteborg en 2017, l’Union européenne s’est également dotée d’un socle européen des droits sociaux, qui s’est concrétisé lors du sommet social européen de Porto en mai 2021 avec des objectifs définis en matière de taux d’emploi pour les jeunes, de formation et de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Le chemin est pourtant encore long. Il convient dorénavant de transformer ces principes en actions concrètes en se rapportant au précepte d’Isocrate à Démonicos: « Réfléchis avec lenteur, mais exécute rapidement tes décisions ».
En matière d’emploi, l’Union européenne doit maintenant faire avancer le projet de salaire minimum européen qui produirait de fortes externalités positives sur les tissus sociaux, de l’augmentation de l’espérance de vie à la baisse des violences conjugales, en passant par l’amélioration des indicateurs de santé publique. La création de l’autorité européenne du travail en 2019 et la proposition d’un cadre de référence pour les salaires minimums en octobre 2020 montrent la voie vers des mesures concrètes en la matière. Les initiatives inter-États membres doivent être encouragées, à l’instar du contrôle conjoint de la Belgique, de la Lituanie et du Portugal sur le travail non déclaré des entreprises de construction.
S’agissant de la lutte contre la pauvreté, l’Union européenne gagnerait à étudier l’instauration d’un revenu universel d’activité. La Cour des comptes évoque cette mesure dans son rapport rendu au Président de la République sur la stratégie des finances publiques pour la sortie de crise. Évidemment, elle doit être accompagnée d’une politique budgétaire ambitieuse, soumise à la refonte du mécanisme européen du Pacte de stabilité et de croissance. La simplification et la flexibilisation de ce dernier permettront aux États membres de mener des politiques sociales qui répondent aux besoins réels des citoyens, notamment en temps de crise.
Enfin, l’Europe sociale ne sera pleinement accomplie que dès lors qu’elle intégrera l’Europe de la santé en son sein. La qualité de vie et des soins au sein de l’Union est un atout considérable que nous devons à tout prix préserver. Des mesures importantes pourraient être décidées en tirant des leçons de notre réponse collective à la crise du Covid-19, telles que la création d’une Agence européenne de recherche et de développement en matière de biomédecine et le renforcement des pouvoirs de l’Agence européenne du médicament. Cela constituerait un pas symbolique de plus sur le chemin de l’intégration européenne face à la crise.
S’il ne représente pas nécessairement le « moment Hamiltonien de l’Union européenne », c’est-à-dire un moment fondateur d’une véritable fédération, comme ce fut le cas pour les États-Unis à la fin du XVIIIe siècle, le plan de relance Next Generation EU de 750 milliards d’euros incarne l’affirmation du principe de solidarité et la conscience d’appartenir à une communauté et de façonner un destin commun. Il peut constituer un vecteur privilégié sur lequel construire les nouvelles briques de l’Europe sociale.
Je conclurai par cette phrase de Jack London : « Il n’est rien qu’on ne résolve. Tout est dans le mouvement. Ce qui ne bouge pas meurt, et nous ne sommes pas morts ». Jack London n’a jamais connu l’Union européenne, d’autant qu’il était américain, mais il aurait fort bien décrit son fonctionnement, tout comme Galilée qui, parlant de la terre face à l’inquisition, répondit : « Et pourtant, elle tourne ». En 70 ans, nous sommes passés d’une Europe guerrière à une Europe pacifique et solidaire, et ce par le biais de structures évolutives. Le propre même de la construction européenne est de se réaliser par étapes, qui sont scellées les unes après les autres dans des traités, de se relever de ses crises, parfois blessée mais in fine toujours plus forte: c’est une aventure moins sauvage que celle de Jack London, mais tout aussi trépidante. Elle mérite de se poursuivre et de s’enrichir encore au travers du projet d’Europe sociale. Et pour cela, face au nationalisme qui monte, elle a besoin du soutien de militants, d’activistes, de refondateurs, bref d’Européens convaincus.