COMPTE RENDU DES ASSISES DE L’EUROPE SOCIALE

Confrontations Europe, en partenariat avec le Comité économique et social européen, a organisé le 12 mai dernier « Les Assises de l’Europe sociale », au CESE.

L’objectif de ces débats était de réunir les différents acteurs concernés par l’ensemble des sujets liés à l’Europe sociale (des syndicats d’employés, des fédérations professionnelles, membres du CESE…) afin d’échanger sur la place de cette problématique dans le contexte de relance de l’économie européenne, de gestion de la dette et des impératifs de transformation au sein de l’UE.

Propos introductifs

  • Michel Derdevet, Président de Confrontations Europe

Michel Derdevet, Président de Confrontations Europe, a ouvert les premières Assises de l’Europe sociale au CESE, saluant les participantes et participants, ainsi que le partenariat engagé avec l’institution hôte. Dans une intervention brève mais dense, il a planté le décor des échanges à venir en insistant sur deux dimensions fondamentales : la mémoire historique du projet social européen, et les défis majeurs qui se posent aujourd’hui à l’Union. Il a commencé par rappeler une date fondatrice : le 31 janvier 1985. Ce jour-là, Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, lançait les premières rencontres de Val Duchesse. Cette initiative marquait la reconnaissance du dialogue social comme pilier du projet européen. Pour J. Delors, le marché unique ne pouvait être envisagé sans articulation avec une Europe sociale forte, où le progrès économique serait indissociable de la justice sociale.
Quarante ans plus tard, M. Derdevet interroge : ne sommes-nous pas confrontés aux mêmes exigences ? Le contexte a changé, mais les défis restent structurants. Face aux mutations économiques, industrielles, écologiques et démographiques, l’Union européenne est de nouveau sommée de conjuguer performance économique et cohésion sociale. Il cite le rapport de Mario Draghi, qui alerte sur la nécessité d’un sursaut de productivité pour éviter un lent déclin européen. Mais ce sursaut, insiste-t-il, ne peut se faire au détriment de l’inclusion sociale.


« Il est primordial de recentrer notre attention sur le développement des compétences et l’accès à la formation professionnelle. »

La transition écologique, la transformation numérique et le vieillissement des sociétés bouleversent le monde du travail : certains métiers disparaissent, d’autres apparaissent, et les parcours professionnels deviennent plus fragmentés. Face à cette instabilité, le développement des compétences et l’accès effectif à la formation professionnelle apparaissent comme des outils incontournables pour sécuriser les transitions et renforcer la compétitivité.
L’Union des compétences, lancée par la Commission européenne en mars 2024, va dans ce sens. Elle propose des objectifs ambitieux à l’horizon 2030. Pour M. Derdevet, ces initiatives sont nécessaires mais doivent s’inscrire dans une vision politique plus large : celle d’une Europe qui réinvente sa politique sociale pour mieux répartir les gains et les efforts liés aux transitions en cours, y compris la réorientation budgétaire vers la sécurité et la défense.

L’année en cours marque aussi le début des négociations sur le cadre financier pluriannuel 2028-2034. Ces discussions budgétaires seront cruciales : elles détermineront dans quelle mesure l’Europe peut se doter des moyens d’une politique sociale ambitieuse. Pour Michel Derdevet, il ne s’agit pas seulement d’un impératif de justice sociale : une Europe sociale forte est aussi un vecteur de légitimité démocratique, une condition pour raviver l’adhésion des citoyens au projet européen.

« Le modèle social européen est un modèle qui doit pouvoir faire rimer compétences avec compétitivité. »

Dans un contexte où l’Union cherche un nouveau souffle, M. Derdevet plaide pour que le modèle social européen retrouve son rôle moteur. Il doit pouvoir réconcilier compétences et compétitivité, dans un esprit de dialogue social renforcé et d’expérimentations partagées. Cela suppose d’associer davantage les partenaires sociaux à la définition des politiques européennes, de promouvoir l’innovation sociale et d’agir sur le terrain, au plus près des citoyens.
Un chiffre marquant vient soutenir son propos : 88 % des Européens considèrent aujourd’hui que l’Europe sociale doit être une priorité, selon un sondage Eurobaromètre de 2024. L’Union européenne ne peut ignorer cette attente, au risque de creuser le fossé entre institutions et populations.

M. Derdevet conclut son intervention en réaffirmant l’engagement de Confrontations Europe à faire vivre ce débat, à éclairer les enjeux sociaux européens et à accompagner les évolutions nécessaires.

  • Aurel Laureniu Plosceanu, Vice-président du Comité économique et social européen

Lors de son intervention, M. Aurel Laureniu Plosceanu, Vice-président du Comité économique et social européen (CESE), a souligné l’importance centrale de la politique sociale dans la relance et la transformation de l’Union européenne. Dans un contexte de crises successives, pandémie, tensions géopolitiques, inflation, transition énergétique, il a insisté sur la nécessité pour l’UE de répondre avec ambition, cohésion et innovation.

« L’UE demeure l’expérience de gouvernance transnationale la plus réussie au monde, avec des réalisations inégalées en matière de prospérité, de cohésion sociale, d’État de droit et de développement humain. »

Rappelant des citations de figures politiques européennes comme Valéry Giscard d’Estaing, Paolo Gentiloni ou Jean-Claude Juncker, il a mis en lumière les limites structurelles de l’UE tout en appelant à une action concertée fondée sur des valeurs communes. Le Vice-président a plaidé pour que l’Europe ne voit plus la politique sociale comme un coût, mais comme un investissement stratégique, garant de la cohésion et de la résilience démocratique. Le CESE recommande la création d’un Fonds européen d’investissement stratégique dans le prochain cadre financier pluriannuel, ciblant les infrastructures, l’énergie, les compétences, l’innovation et la compétitivité industrielle, avec des critères sociaux clairs comme condition de financement.

Le rôle central de la formation, de la mise à niveau des compétences et de la littératie numérique a été fortement souligné. À l’ère de l’IA et des transitions verte et numérique, il faut garantir un apprentissage tout au long de la vie et inclure l’éducation numérique dès l’école.

« La politique sociale est trop souvent perçue comme un coût ou un simple correctif. Aujourd’hui, elle doit être reconnue comme un investissement stratégique dans les personnes, dans la cohésion sociale et dans la résilience de nos démocraties. »

A.L. Plosceanu a insisté sur le dialogue social et la participation des partenaires sociaux comme piliers de la légitimité des politiques européennes. Il appelle à un Semestre européen de convergence sociale et à renforcer l’ancrage du Socle européen des droits sociaux dans les politiques concrètes des États membres. Enfin, il a rappelé que les transformations en cours doivent être inclusives et ne laisser personne de côté. Les transitions doivent apporter une prospérité partagée, en particulier aux régions et travailleurs les plus exposés.

Il conclut en réaffirmant la vision d’une Europe plus forte, plus juste et plus démocratique, où la politique sociale est moteur de transformation et non une simple variable d’ajustement.

Table ronde 1 : Quelle place pour l’Europe sociale dans le contexte 2024/2029 ? Réalités concrètes et pistes d’amélioration : dialogue social, emploi, protection et droits des travailleurs.

La première table ronde des Assises de l’Europe sociale s’est ouverte dans un climat empreint de détermination à faire évoluer les choses. Trois voix majeures ont pris la parole pour dresser un diagnostic lucide de l’état actuel de l’Europe sociale et identifier les leviers possibles pour sa refondation :

  • Claes-Mikael Ståhl, Secrétaire général adjoint de la Confédération européenne des syndicats (CES) ;
  • Cinzia Del Rio, Présidente de la section SOC du Comité économique et social européen (CESE) ;
  • Anne-Catherine Cudennec, Secrétaire nationale de la CFE-CGC.

Le Socle européen des droits sociaux : un repère qui vacille

Pour Claes-Mikael Ståhl, la perte de repères dans l’action sociale européenne est flagrante. « Le Socle européen des droits sociaux a orienté fortement nos actions », affirme-t-il, tout en concédant que ce repère est aujourd’hui devenu un réflexe trop passif. Nous nous contentions parfois de dire : « Le Socle dit ceci, donc nous devons faire cela ». Or, ce raisonnement ne fonctionne plus. L’époque impose une réécriture de l’action syndicale, dans un contexte où l’extrême droite progresse, où certains États membres s’éloignent des valeurs fondamentales de l’Union, et où la légitimité de l’Europe sociale s’effrite.

Cinzia Del Rio partage ce constat. Elle rappelle qu’« avec la nouvelle Commission, un glissement politique s’est opéré », notamment avec l’introduction de la « boussole de compétitivité », qui a déplacé l’agenda social vers les États membres, dans le cadre du Semestre européen. Si un cadre de convergence sociale a été introduit, les objectifs fixés (taux d’emploi à 78 %, réduction de 15 millions de personnes en situation de pauvreté, montée en compétences de 60 % des adultes) ne seront pas atteints. « Des objectifs sans de sens », selon elle.

Dialogue social : entre renaissance et fragilités

Le dialogue social, pilier de la construction européenne, revient au cœur des débats. Anne-Catherine Cudennec rappelle que les conclusions de la Conférence sur l’avenir de l’Europe ont montré que les citoyens attendent de l’UE bien plus qu’un marché. « Ils réclament du concret en matière sociale », dit-elle.

Mais ce renouveau fait face à des obstacles concrets : « Les moyens sont le nerf de la guerre. Ces dernières années, les réductions budgétaires ont été significatives : indemnités de transport limitées, salles de réunion moins accessibles… » Elle cite l’échec de la négociation interprofessionnelle européenne sur le télétravail comme symptôme de cette fragilité. « Entamer une négociation sans volonté d’avancer est une perte de temps pour tous », déplore-t-elle. C-M. Ståhl, tout en reconnaissant cet échec, veut y voir lui une opportunité à saisir. Il évoque le Pacte pour le dialogue social lancé en mars comme un tournant : « La Présidente de la Commission se dit « grande fan » du dialogue social. Nous devons saisir cette opportunité ».
Mais les déséquilibres entre pays restent criants, comme le souligne C. Del Rio : « Certains pays ont des systèmes dynamiques et bien couverts, d’autres des structures très faibles, sans soutien institutionnel ». Pour elle, l’Europe doit soutenir les capacités des partenaires sociaux et rendre ce dialogue plus inclusif, notamment à travers le financement du dialogue social dans le cadre du CFP.

Compétitivité : vers un modèle européen singulier

Les intervenants s’accordent sur une nécessité : redéfinir la compétitivité européenne. « Ce n’est pas la compétitivité en soi qui est en jeu, mais la qualité des échanges », insiste C-M. Ståhl. Pour lui, la compétitivité doit s’appuyer sur la productivité, la création de valeur et l’accès à l’emploi. Mais il dénonce le glissement sémantique de la simplification vers la dérégulation : « Ce que l’on trouve dans les textes omnibus ressemble bien souvent à de la dérégulation, c’est-à-dire à la suppression pure et simple de règles ». Il invoque une citation d’Isaiah Berlin : « La liberté des loups a souvent signifié la mort des brebis ». Il en conclut : « La liberté des entreprises ne doit pas se faire au détriment des travailleurs ». Il appelle à un équilibre entre les libertés du marché et les droits sociaux fondamentaux.

A-C. Cudennec critique une vision trop étroite de la compétitivité, limitée à la productivité et aux coûts. Elle plaide pour une compétitivité durable, fondée sur l’accès à une énergie abordable et pilotable à l’échelle européenne, sur une stratégie de réindustrialisation, et sur une gouvernance d’entreprise plus équitable. « La cession de Vencorex à la Chine a entraîné perte d’emplois, de brevets et de souveraineté industrielle », rappelle-t-elle, en insistant sur le rôle clé des salariés dans les conseils d’administration.

C. del Rio apporte une vision globale. « Nous ne pouvons pas concurrencer la Chine sur les coûts salariaux. Nous devons investir dans l’innovation, préserver nos systèmes de protection sociale. C’est cela, la compétitivité européenne ». Le comité des affaires sociales du CESE, qu’elle préside, a adopté à l’unanimité un avis sur le rapport Draghi, appelant à une compétitivité fondée sur la durabilité, la cohésion et l’innovation.

Emploi, compétences et démocratie : les piliers fragiles d’un modèle à refonder

Les intervenants s’accordent également sur un lien essentiel : celui entre emploi et démocratie. « Le chômage de masse engendre l’instabilité politique », rappelle C-M. Ståhl. Il cite l’exemple suédois où, grâce à un système de financement mutualisé, les salariés peuvent partir en formation avec maintien de salaire : « En Suède, 80 % des travailleurs participent régulièrement à des formations, contre 1 à 5 % ailleurs en Europe ».

Pour C. del Rio, la formation continue est un droit social incontournable. « Si vous ne vous formez pas en continu, vous êtes exclu du marché du travail. C’est aussi simple que cela. » Elle insiste sur le fait que ce droit doit être reconnu au niveau européen, avec des mises en œuvre nationales via le dialogue social. Elle appelle à une cohérence entre politiques éducatives, formation, migration et anticipation des besoins.

A-C. Cudennec appuie cette exigence. Pour elle, la formation doit concerner tous les salariés, y compris les plus qualifiés. Elle insiste aussi sur la nécessité d’anticiper les reconversions induites par les transitions écologiques et numériques : « Les emplois verts ne compensent pas encore les pertes dans les secteurs traditionnels ».

Mais la démocratie ne s’arrête pas au travail. C. Del Rio élargit la réflexion à l’état de droit, à la liberté d’expression et à la montée des extrêmes. « Nous tenons nos droits fondamentaux pour acquis. Mais regardez ce qui se passe avec les journalistes, les personnes exprimant des opinions dissidentes, la montée des discriminations. » Le CESE a mis en place un groupe de travail sur les droits fondamentaux, impliquant également les employeurs. « Le respect de l’état de droit est essentiel à la compétitivité », martèle-t-elle.

Conclusion de la première table ronde

À l’issue de cette table ronde, un message clair émerge : l’Europe sociale ne peut plus être pensée comme un simple correctif aux logiques de marché. Elle doit être un moteur de transformation, un levier de compétitivité, une force de cohésion démocratique. Pour cela, les intervenants appellent à une mobilisation autour de quelques priorités :

  • Renforcer les moyens du dialogue social ;
  • Faire de la compétitivité un levier de durabilité et de justice sociale ;
  • Reconnaître le droit à la formation comme droit fondamental européen ;
  • Protéger la démocratie au travail et dans la société.

Comme le résume C-M. Ståhl avec pragmatisme : « La politique, c’est souvent une question d’opportunités. Il ne faut pas attendre le moment parfait pour agir. Il faut s’engager, même dans l’imperfection ».

Table ronde 2 : Emploi, compétences, compétitivité, attractivité : un même combat ?

La deuxième table ronde des Assises de l’Europe sociale s’est tenue sous le signe d’une transformation profonde et irréversible du marché du travail, accélérée par la numérisation et les transitions multiples à l’œuvre dans nos sociétés. Cinq intervenants, issus d’horizons complémentaires, ont confronté leurs visions autour des enjeux liés aux mutations technologiques, aux compétences, au dialogue social et à la justice sociale :

  • Ann Branch, Cheffe de l’unité Union of Skills à la Commission européenne ;
  • Margaux Meidinger, Représentante du secteur postal européen ;
  • Fabien Couderc, Directeur du bureau de Bruxelles de Syndex ;
  • Delphine Rudelli, Directrice générale du CEEMET ;
  • Rachel Brishoual, Secrétaire nationale de l’UNSA.


Une transformation irréversible du travail à l’ère du numérique : entre conquêtes sociales et nouveaux défis

La table ronde s’est ouverte sur une réflexion partagée par Rachel Brishoual sur les transformations du travail liées à la pandémie de Covid-19, un événement qu’elle qualifie de « tournant » aussi bien pour les entreprises que pour les salariés. Elle note que cette période a accéléré une tendance déjà émergente : le télétravail. « Aujourd’hui, environ un tiers des salariés en France télétravaillent au moins un jour par semaine », affirme-t-elle. Si cette modalité reste variable selon les secteurs, elle devient pour beaucoup un véritable « acquis social », notamment pour les travailleurs soumis à de longs trajets domicile-travail.

Mais l’enthousiasme pour le télétravail ne doit pas masquer ses exigences. Pour l’UNSA, le télétravail doit reposer sur quatre piliers : le volontariat et la réversibilité, la préservation des collectifs de travail, l’accompagnement via la formation, et l’égalité des conditions de travail, incluant un droit à la déconnexion. « Le télétravail doit être encadré, négocié, équitable et accessible à toutes et tous », martèle-t-elle, appelant à l’adoption d’une directive européenne sur le télétravail et le droit à la déconnexion, face à l’échec des négociations interprofessionnelles.

Sur ce point, Ann Branch, représentant la Commission européenne, rappelle que l’Union a franchi un cap avec l’adoption de la directive sur le travail via les plateformes, qui établit une « présomption de salariat » pour les travailleurs mal classifiés. Elle souligne l’importance de réguler l’usage des algorithmes dans les relations de travail. « C’est la première législation européenne à établir des règles complètes sur le rôle des algorithmes sur le lieu de travail », dit-elle, insistant sur la nécessité de garantir un accès effectif aux droits sociaux, à la formation et à une protection adaptée à tous les travailleurs, y compris les indépendants.

Fabien Couderc, quant à lui, intervient pour souligner la complexité de l’anticipation des mutations du travail. Expert auprès de Syndex, il partage son expérience des dialogues sociaux sectoriels européens, notamment dans le secteur postal et gazier. « La transition juste ne doit laisser personne de côté », insiste-t-il, en citant l’exemple d’un contrat tripartite français (EDEC) dans la filière gazière. Ce projet, mené avant la guerre en Ukraine, a permis d’élaborer des scénarios prospectifs régionaux et des fiches métiers, facilitant les transitions professionnelles (« job-to-job transitions »). « Le dialogue social permet de créer des méthodes communes et des diagnostics partagés, mais cela nécessite des infrastructures pérennes et un soutien public », conclut-il, en appelant à prioriser la transition écologique face à l’omniprésence des débats sur le numérique.

Delphine Rudelli apporte de son côté une perspective patronale nuancée. « Opposer entreprises et travailleurs est une erreur », affirme-t-elle, en soulignant les convergences avec les syndicats à l’échelle européenne. Elle défend une approche pragmatique des niveaux de négociation : « Le niveau sectoriel européen n’est pas adapté à la négociation collective, mais les entreprises s’engagent dans le dialogue social au niveau approprié ». Elle rejette également l’idée que les employeurs cherchent à déréguler : « Ils veulent une meilleure régulation, pas la suppression du modèle social européen », clarifie-t-elle, en critiquant les « faux procès » sur la simplification administrative.

Le secteur postal en mutation : digitalisation, prospective et dialogue social

Margaux Meidinger intervient ensuite pour décrire la mutation profonde du secteur postal sous l’effet de la digitalisation. Le courrier, activité historiquement dominante, connaît une baisse constante des volumes, entre 3 % et plus de 10 % selon les pays, tandis que les colis explosent avec le e-commerce. Cette évolution contraint les acteurs du secteur à redéfinir leurs modèles économiques tout en maintenant une exigence sociale. Elle décrit le rôle central du dialogue social sectoriel européen, qui dans le secteur postal « regroupe les représentants des 27 postes européennes ainsi que les syndicats », dans un esprit de coopération qu’elle qualifie de « très bon ». Plusieurs projets concrets ont émergé, notamment une cartographie des besoins en compétences sur les métiers de la livraison, du tri et des guichets. Si des compétences numériques de base sont nécessaires, elle insiste : « Ce sont surtout les soft skills qui feront la différence ».

Des compétences telles que l’écoute active, la communication, ou encore la capacité à accompagner les clients dans des démarches numériques deviennent indispensables. Ces mutations ont été anticipées via des scénarios prospectifs construits avec les partenaires sociaux, donnant naissance à des « personas » représentatifs des futurs métiers postaux, du « coach en bien-être » au « consultant en durabilité ».

Mais M. Meidinger lance un appel : « Nous avons besoin de moyens financiers et humains pour accompagner ce dialogue social sectoriel ». Une demande que la Commission européenne reconnaît partiellement à travers ses instruments de financement, rappelle A. Branch, tout en soulignant la volonté d’éviter que chaque pays ne réinvente la roue via le partage de bonnes pratiques à l’échelle européenne.

L’Europe des compétences : ambition politique et exigences sociales

L’ensemble des intervenantes s’accordent sur un point : la montée en compétences est l’enjeu structurant de la décennie. Mais toutes ne l’abordent pas sous le même prisme. Pour R. Brishoual, la question ne peut se résumer à une approche économique : « Il y a souvent confusion entre pénurie de main-d’œuvre et pénurie de compétences ». Dans certains secteurs comme le bâtiment ou la restauration, les difficultés de recrutement s’expliquent davantage par la pénibilité ou la faible attractivité des conditions de travail. Elle appelle à penser les compétences dans une logique d’émancipation des travailleurs, où ces derniers maîtrisent leur parcours, peuvent choisir leur évolution et sont reconnus dans leur droit à se former.

F. Couderc met également en garde contre une approche purement économique des compétences. « Les pénuries sectorielles relèvent souvent des conditions de travail, jugées trop dures et/ou mal rémunérées, pas uniquement des qualifications », rappelle-t-il. Il cite les « contrats de transition juste » allemands ou danois comme modèles pour articuler formation et protection sociale.

A. Branch répond en exposant l’ambition de l’Union des compétences, cette stratégie lancée dès les premiers mois du mandat européen pour répondre à la pénurie croissante de main-d’œuvre qualifiée. Elle cite plusieurs initiatives concrètes : les Académies Net Zero pour former rapidement aux métiers de la transition écologique, le Pacte pour les compétences qui encourage les partenariats public-privé, ou encore les futurs comptes individuels de formation pour offrir une autonomie réelle aux travailleurs. « Il s’agit de livrer les compétences immédiatement nécessaires, sans attendre quinze ans que les jeunes générations arrivent sur le marché du travail », résume-t-elle.

D. Rudelli insiste sur l’urgence d’adapter les systèmes éducatifs. « Les filières STEM manquent de candidats, et l’orientation professionnelle est inadaptée aux besoins industriels ». Elle salue « l’Année européenne des compétences » mais soulève les freins pratiques : « Les PME peinent à libérer des salariés pour se former. Le droit à la formation doit être négocié en lien avec l’employabilité ».

Vers une transition juste : convergence entre justice sociale et transformation économique

La transition écologique traverse également les interventions. R. Brishoual alerte : « Elle ne pourra pas se faire contre les travailleurs ou les citoyens, en particulier les plus précaires ». Elle plaide pour une transition juste, inclusive et socialement soutenable, qui passe par l’anticipation des mutations via des plans de formation massifs, la protection des droits pendant la transition, et un dialogue social structurant à chaque étape.

M. Meidinger partage cette exigence d’anticipation. Elle valorise les travaux prospectifs réalisés dans le cadre du dialogue social sectoriel comme leviers d’adaptation, et cite les scénarios postaux à horizon 2030 comme exemple d’une coopération réussie entre partenaires sociaux. A. Branch, complète cette vision en évoquant les actions de la Commission pour renforcer l’attractivité des emplois et répondre à la baisse démographique. L’Union cherche à attirer des talents internationaux tout en activant toutes les ressources internes. Une stratégie européenne des visas et une initiative sur la portabilité des compétences sont en préparation, tandis que le programme « Choose Europe » investira 500 millions d’euros pour séduire chercheurs et professionnels qualifiés.

En outre, D. Rudelli souligne l’accélération des transitions verte et numérique, mais alerte : « les crises successives (Covid, guerre en Ukraine) compliquent l’adaptation. Les réglementations doivent tenir compte des réalités des entreprises ». Elle prône une approche holistique associant partenaires sociaux, systèmes éducatifs et financeurs publics. Enfin, F. Couderc appelle à une coopération continue pour anticiper les chocs écologiques. « Les études prospectives doivent être actualisées en permanence, avec des outils comme les référentiels métiers intersectoriels ».

Conclusion de la seconde table ronde

À travers les échanges nourris entre représentantes syndicales, patronales et institutionnelles, cette table ronde a fait émerger une conviction partagée : l’Europe sociale se construit dans l’interaction constante entre transformation économique, justice sociale et renforcement démocratique.

Mais cette construction suppose des moyens concrets. « Le dialogue social ne peut pas être un slogan, il doit être financé, soutenu, valorisé », rappelle M. Meidinger. Pour R. Brishoual, il doit aussi s’ouvrir aux invisibles, ceux qui ne bénéficient ni du télétravail ni des protections avancées. A. Branch insiste sur le rôle central des compétences : « Ce n’est pas l’affaire de quelques-uns, mais une responsabilité collective, européenne, permanente ».

Les interventions de F. Couderc et D. Rudelli viennent enrichir cette conclusion. Le premier souligne que l’anticipation des transitions repose sur l’engagement concret des acteurs, en appelant à des dispositifs de soutien durables et coordonnés. La seconde conclut par un plaidoyer pour « un cadre réglementaire réaliste, permettant aux entreprises d’investir tout en protégeant les travailleurs ». Leur convergence sur la nécessité de moyens financiers et de coopération renforcée rejoint les appels des autres intervenants.

Ainsi, c’est dans la mise en cohérence des outils, des ambitions politiques et des réalités sociales que pourra se renforcer une Europe des compétences, du travail et de la justice, véritablement au service de tous ses citoyens.

Conclusion des Assises de l’Europe sociale

Lors de son intervention de clôture, Julien Rousselon, Conseiller social de la Représentation Permanente de la France auprès de l’Union européenne, a proposé une réflexion personnelle nourrie des échanges de l’après-midi.  

L’un des constats récurrents lors des tables rondes est celui d’une certaine déception vis-à-vis des progrès de l’Europe sociale. Ce sentiment, loin d’être nouveau, renvoie sans doute en partie aux limites structurelles à l’action dans ce domaine, du fait des traités européens. Cependant, le constat de travailleurs vulnérabilisés peut finalement sembler contre-intuitif, dans un contexte où le taux d’emploi en Europe atteint aujourd’hui des niveaux historiquement élevés, la lutte contre les pénuries de main-d’œuvre étant érigée en priorité dans de nombreux Etats membres. Cette situation devrait en effet logiquement s’accompagner d’un renforcement du pouvoir de négociation des salariés. Bien évidemment, on voit que ce n’est pas aussi simple, comme en témoignent de récents épisodes de baisses des salaires réels dans divers Etats membres.  

« Il y a une tension entre une situation de pénurie de main-d’œuvre, qui pourrait laisser penser à un renversement du rapport de force, et certains récents épisodes de baisse des salaires réels dans divers Etats membres. »  

Pour J. Rousselon, ce paradoxe pose sans doute la question du renforcement des dispositifs de négociation collective, comme première étape avant même de légiférer au niveau européen.  

Cela peut passer par la mise en place de plans d’action pour augmenter le taux de couverture des travailleurs par la négociation collective. Ainsi, la directive sur les salaires minimaux (2022/2041) impose aux États membres avec un faible taux de développer un tel plan d’action.  

Cela peut aussi passer par l’instauration d’obligations de négocier. L’exemple du droit à la déconnexion en fournit un exemple : face à la difficulté à trouver un accord interprofessionnel européen, il resterait possible d’ouvrir une réflexion sur une définition commune du télétravail, avant d’envisager des obligations de négociation sur ses modalités à l’échelle de l’entreprise. Cela permettrait de mieux prendre en compte la diversité des réalités concrètes du travail à distance, dans toute leur complexité sur le terrain : enjeux de préservation du collectif, ou de faisabilité technique pouvant plaider pour éviter tout choix imposé, que ce soit à l’employeur ou à ses employés.  

« Avant d’envisager de nouveaux textes, on peut parfois penser à instaurer une obligation de négocier, ou des plans d’action pour renforcer le taux de couverture par la négociation collective. »  

Il identifie également l’intelligence artificielle comme un nouveau terrain où le dialogue social peut jouer un rôle crucial. Non seulement pour garantir une régulation équilibrée, mais aussi pour favoriser l’appropriation des outils numériques par les salariés, qui constitue un facteur de réussite stratégique pour les entreprises. Ce dialogue peut être renforcé par un accompagnement en formation, y compris pour les employeurs, en particulier dans le cas des PME.  

« Dans les PME, les employeurs eux-mêmes se disent parfois démunis face aux enjeux associés à ces nouveaux outils : la formation doit alors concerner toutes les parties. »  

Abordant la question de la productivité, objectif dont la pertinence a pu être mise en doute lors des débats, il rappelle que sa hausse est indispensable pour augmenter durablement les salaires et financer la protection sociale. Ainsi, la directive sur les salaires minimaux intègre les gains de productivité comme critère de révision salariale. Des initiatives telles que l’« Union des compétences » ne visent pas à augmenter les cadences et la pression sur les salariés à un niveau microéconomique, mais bien à renforcer le capital humain collectif, au niveau macroéconomique, de manière à pouvoir se positionner favorablement sur des secteurs à haute valeur ajoutée, comme ceux liés aux transitions écologique et numérique. Cela permettrait de créer des emplois de qualité, mieux rémunérés, tout en favorisant la souveraineté économique.  

« La productivité n’est pas un gros mot : c’est la condition de hausses de salaires durables et du financement de notre modèle social. »  

La lutte pour l’égalité de genre, évoquée dans l’Union des compétences s’agissant des filières STEM, est un levier de progrès social mais aussi économique, puisqu’elle peut renforcer les viviers de main d’œuvre dans des secteurs créateurs d’emplois. Enfin, l’impératif, tant social qu’économique, d’inclure dans l’emploi les personnes qui en sont éloignées, plaide pour qu’une politique des compétences ambitieuse s’accompagne d’une démarche résolue de levée des freins périphériques à l’emploi.  

L’Union des compétences évoque par ailleurs, en cohérence avec le plan de lutte contre les pénuries, le levier de la mobilité, notamment intra-européenne ou depuis les pays tiers. Celle-ci ne doit toutefois pas devenir un outil de dumping, par exemple dans le cas de détachement de travailleurs qui seraient mal contrôlés, ou d’un recours automatique au vivier européen de talents pour des secteurs ou métiers n’étant pas en tension. La mobilité doit en effet rester une mobilité « juste », alors que l’amélioration des conditions de travail constitue un autre axe de lutte contre les pénuries de main d’œuvre et de compétences à ne pas oublier.  

A cet égard, il rappelle les enjeux d’élargissement du mandat de l’Autorité européenne du travail, ainsi que le chantier à venir d’élaboration de la feuille de route pour des emplois de qualité, attendue pour 2026, à laquelle les partenaires sociaux devraient être étroitement associés. Cette feuille de route pourrait notamment permettre de compléter l’Union des compétences qui n’avait pas vocation à traiter de tous les enjeux.  

Pour en revenir à la politique de formation elle-même, il constate la difficulté structurelle de la plupart des dispositifs existants à atteindre les publics prioritaires. Il cite le compte personnel de formation français comme vecteur d’accessibilité des actions de formation, tout en rappelant les enjeux de ciblage et de financement de ces dernières. Il évoque aussi la création d’un volet préventif du Fonds européen d’ajustement à la mondialisation comme une potentielle piste prometteuse.  

« Le Fonds européen d’ajustement à la mondialisation, dans son nouveau volet préventif, peut jouer un rôle important. »  

Il conviendra de mieux anticiper les besoins réels de compétences en ne se contentant pas d’extrapoler les tendances du moment, éventuellement conjoncturelles. Il souligne à cet égard le rôle potentiel des observatoires pilotés par les partenaires sociaux, pour une planification efficace et ancrée dans la réalité.  

J. Rousselon clôt son intervention en espérant avoir pu rebondir utilement sur les contributions entendues au cours de la journée, et esquisser quelques pistes d’avancées pour l’Europe sociale.  

Compte-rendu-Assises-de-lEurope-sociale-Confrontations-Europe-1

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