Par Areti Kostaraki,
Présidente de l’association des alumni du mastère spécialisé « Expert(e) en Affaires publiques européennes » de l’ENA et de l’INSP
L’ex-Premier ministre italien, Enrico Letta, a présenté son rapport sur le futur du marché intérieur aux chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne lors du Sommet des 17 et 18 avril 2024. La Commission européenne, de son côté, a mandaté Mario Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne (BCE) et ancien Premier ministre italien, pour formuler des recommandations sur le futur de la compétitivité de l’Europe. La compétitivité européenne, le financement de la transition écologique et digitale, la résilience, l’autonomie stratégique, les enjeux géopolitiques sont au cœur des deux rapports, qui viennent alimenter l’agenda de la future Commission et peuvent être lus de manière complémentaire bien que le rapport Draghi jouisse d’une plus grande visibilité grâce à son champ d’étude plus large.
Organisée le 24 octobre par Confrontations Europe, la Maison de l’Europe de Paris et l’association des alumni du mastère spécialisé « Expert(e) en Affaires Publiques européennes » de l’ENA et de l’INSP, la conférence a réuni quatre intervenants pour débattre des points forts et angles morts des deux rapports, tout en exposant leur propre vision sur l’avenir de l’Union européenne :
- Christian de Boissieu, Vice-président du Cercle des Économistes ;
- Anastasia Panopoulou, Consultante dans l’administration française ;
- Pierre Berlioz, Directeur International de l’UIMM ;
- Olivier Marty, Président d’educ-EU
Le consensus sur un diagnostic alarmant
Avec son introduction, M. De Boissieu, le rapport Draghi dresse une analyse sans concessions de l’Europe des dernières années. Sa valeur ajoutée repose sur le fait qu’il apporte la documentation nécessaire. Partant du constat d’une perte de compétitivité européenne face aux États-Unis et à la Chine, marquée par une augmentation des revenus aux États-Unis quand l’Union peine à parler socialement d’une seule voix, le retard européen appelle à des actions concrètes. La discussion entre les participants a confirmé que l’Europe représente aujourd’hui une zone de basse pression en termes de performance, compétitivité et innovation. Les conclusions alarmantes sont accueillies par les représentants de l’industrie européenne, en tant que « wake up call », comme l’a confirmé Pierre Berlioz. Les entreprises du secteur et les remontées perçues au MEDEF montrent des retours positifs sur le rapport quant à son constat d’une situation économique européenne en déclin, notamment pour le secteur automobile.
Le diagnostic peu optimiste concernant la croissance et la compétitivité européenne repose sur plusieurs facteurs :
- Sous-productivité par rapport aux États-Unis : L’Europe est en retard dans des secteurs stratégiques tels que la blockchain et l’intelligence artificielle. À cela s’ajoutent une faible croissance potentielle, des investissements insuffisants et des défis démographiques…
- Rôle géopolitique affaibli : L’Europe peine à jouer un rôle central sur la scène internationale, notamment face aux tensions croissantes entre le Nord et le Sud. Tandis que des blocs comme les BRICS cherchent à affaiblir les États-Unis (notamment via la mise en question du dollar comme monnaie de référence), l’Europe reste en retrait, spectatrice d’un jeu d’influence entre grandes puissances.
- Fragmentation économique : L’Union européenne n’est pas parvenue à surmonter les divisions internes pour créer des économies d’échelle efficaces, ce qui limite sa compétitivité globale. A cela s’ajoutent les règles de concurrence qui ne permettent pas l’émergence des champions européens.
- Passivité face à un marché unique incomplet : L’incapacité de l’Europe à achever l’intégration de son marché intérieur affaiblit sa position économique. Ce déficit appelle à un transfert des compétences vers l’Union européenne pour accroître le poids et l’influence de l’Union à l’échelle mondiale.
- Perception du marché intérieur inabouti, perçu comme une défaillance insuffisamment contrôlée par l’Union et par les États : Cela conduit le marché intérieur à jouer aujourd’hui le rôle de porte d’entrée de capitaux étrangers et d’acteurs indésirables sur le marché européen.
Selon Olivier Marty, une clarification est nécessaire. Malgré des recommandations claires et précises, le titre du rapport Draghi induit un défaut de définition de son périmètre. Celui-ci présuppose qu’il existe un problème de balance commerciale pour l’Union, or celle-ci est excédentaire. Le problème majeur réside bien plus dans le manque d’innovation de l’Union, issu d’un retard cumulé et de problèmes de compétitivité hors-prix.
Face à ces constats pessimistes, Anastasia Panopoulou a souligné les atouts qui continuent de faire de l’Europe un continent attractif, notamment grâce à la mise en œuvre de la transition écologique et à la solidité du système social européen. Toutefois, malgré la pertinence et la clarté des actions proposées par le rapport Draghi, celui-ci s’appuie sur une comparaison problématique entre deux entités fondamentalement différentes : l’Union européenne et les États-Unis. Contrairement à l’Union, les États-Unis bénéficient de nombreuses ressources propres, tout comme d’autres grandes puissances comme la Russie. Contrairement à l’Union européenne, les États-Unis, en tant que pays fédéral, bénéficient d’un mode de gouvernance centralisé et homogène qui facilite la prise de décision et la mise en œuvre de politiques communes dans des domaines comme la politique industrielle, l’innovation ou la défense.
Au sein de l’Union européenne elle-même, il est essentiel de reconnaître les divergences profondes entre les États membres, qu’il s’agisse des secteurs économiques dominants, des niveaux de croissance, des PIB, ou encore des contextes géopolitiques et historiques. Dans ce cadre, la fragmentation européenne, bien que contraignante, n’est pas nécessairement un obstacle insurmontable. Elle reflète une diversité qui rend toute comparaison directe avec des modèles comme celui des États-Unis peu pertinente. Ces disparités se manifestent par des écarts significatifs, notamment en termes de PIB par habitant ou de dépenses militaires en proportion du PIB. Enfin, malgré le ton pessimiste du rapport, il est essentiel de rappeler que le projet européen en lui-même n’est pas remis en cause. La véritable question demeure celle de la réponse collective que l’Union, dans sa diversité, peut apporter à l’échelle des 27 pour relever les défis actuels.
Au-delà des nuances évoquées, les quatre intervenants ont unanimement souligné que l’essentiel réside dans la force du message véhiculé par les deux rapports, qui pourrait être déterminant pour l’adoption de mesures concrètes le plus rapidement possible. Les rapports mettent en évidence plusieurs risques majeurs pour l’avenir de l’Union européenne :
- Une dépendance extérieure croissante ;
- Un appauvrissement progressif des États membres ;
- Une diminution de la sécurité sur le continent ;
- Une perte d’influence de l’Union sur la scène mondiale.
Cette combinaison de défis structurels met en lumière l’urgence d’une réponse coordonnée et ambitieuse de l’Union, pour renforcer sa compétitivité, sa souveraineté et son rôle dans un environnement économique et géopolitique en rapide évolution. Il ne s’agit pas tant de promouvoir des projets ambitieux, mais de privilégier des actions immédiates et concrètes, à la hauteur des enjeux identifiés.
Pour une Europe résiliente, autonome, compétitive
Le débat a principalement porté sur les recommandations qui peuvent être regroupées en
plusieurs conclusions clés :
- Adapter la politique de concurrence pour renforcer la compétitivité industrielle
Il est nécessaire de repenser l’application du droit européen de la concurrence, qui, dans certains cas, a conduit au blocage de concentrations qui auraient été bénéfiques à terme pour le marché et le consommateur. L’idée selon laquelle compétitivité et protection des consommateurs sont incompatibles est jugée erronée. Un changement peut être apporté par la jurisprudence, plutôt que par une lourde modification des Traités.
- Les compétences : un levier essentiel pour l’innovation
L’Europe doit impérativement résoudre le problème du manque d’attractivité des rémunérations et des conditions sociales, qui conduit à une fuite des cerveaux vers des pays comme les États-Unis. En ligne avec la stratégie Europe 2020, le rapport Draghi souligne que les compétences sont un moteur fondamental pour l’innovation. Cela nécessite un transfert de compétences des États membres vers l’Union européenne, afin que cette dernière puisse enrichir les cursus scolaires et universitaires, notamment par des projets de recherche, des concours et des programmes de sensibilisation à l’innovation. L’Europe devrait ainsi passer de la recherche fondamentale à la recherche appliquée, avec une approche de neutralité technologique.
- L’Union sociale : un pilier fondamental de l’Europe
Il est crucial de préserver et renforcer les acquis sociaux européens. Comme l’a souligné Olivier Marty, une approche globale est nécessaire : la compétitivité de l’Europe ne doit pas se limiter à l’innovation, mais inclure aussi une harmonisation des politiques fiscales et sociales. Cela permettra de bâtir une Europe plus forte et plus résiliente, capable de faire face aux enjeux de la transition écologique et de l’accessibilité économique.
- Simplification de la régulation
L’Europe doit saisir l’opportunité de renforcer ses compétences en matière de régulation des marchés financiers, en particulier après le Brexit, où des places boursières comme Francfort et Zurich se positionnent en concurrence avec Euronext.
Néanmoins et plus généralement, une régulation trop complexe est contre-productive ; tel a été le cas des actes délégués fixant les conditions sous lesquelles l’hydrogène se qualifie comme renouvelable. Il est essentiel de réexaminer le rôle de la Commission européenne dans la délégation de pouvoirs liés à l’adoption des actes d’exécution et des actes délégués. Cette délégation devrait être exercée avec davantage de retenue et de discernement, afin de garantir un équilibre institutionnel et de respecter pleinement le principe de subsidiarité. Légiférer au niveau européen ne devrait pas être considéré comme le seul moyen d’action. Une intervention législative à l’échelle européenne doit être réservée
aux cas où elle apporte une réelle valeur ajoutée, en complément des initiatives nationales ou régionales, et devrait se baser toujours, et sans aucune exception, sur des études d’impact.
L’Europe devrait accorder une priorité aux mécanismes incitatifs, qui permettent d’encourager les États membres et les acteurs économiques à adopter des pratiques harmonisées sans recourir systématiquement à des mesures contraignantes. Ces outils, tels que des subventions, des partenariats stratégiques ou des récompenses pour les initiatives innovantes, favorisent une adoption volontaire et graduelle des objectifs communs. Une telle approche renforcerait l’engagement des parties prenantes et la flexibilité dans la mise en œuvre des politiques européennes.
- Repenser le financement européen
Le financement de l’Union ne doit pas reposer exclusivement sur la dette mutualisée. Plutôt que de recourir à de nouveaux emprunts, il est essentiel de privilégier le financement privé avec des garanties, ce qui nécessitera des choix difficiles et une ouverture par rapport aux investissements plus risqués. Le régime des aides d’État devrait passer à l’échelon européen et devenir, au moins en partie, des aides européennes. L’allocation des fonds doit être repensée pour qu’ils soient pleinement mobilisés afin de financer les priorités stratégiques. Plusieurs rapports soulignent qu’une partie des fonds européens, y compris ceux de NGEU1, reste sous-utilisée dans certains cas en raison de capacités administratives limitées ou d’un manque de projets prêts à être financés. Une gestion plus efficace nécessiterait une simplification des procédures administratives, une meilleure coordination entre les niveaux européen, national et local, ainsi qu’une évaluation plus rigoureuse des besoins réels des bénéficiaires. Finalement, l’Union européenne doit accepter un modèle à plusieurs vitesses pour mieux répondre aux défis actuels. Les deux rapports ont ouvert un débat crucial et une réflexion profonde sur l’avenir de l’Europe.
Cependant, l’enjeu principal est que ces rapports ne restent pas lettre morte. Pour que les recommandations aient un impact réel, le débat doit être approprié par la société dans son ensemble, en impliquant à la fois la société civile, les entreprises et les gouvernements. La transformation de l’Europe ne pourra pas se faire sans un soutien solide de la société. Il est essentiel que toute réforme soit légitimée et soutenue par une large adhésion publique.
Pour préserver ses valeurs et son modèle social, l’Union européenne doit adopter un nouveau paradigme sans forcément modifier les Traités tout en répondant aux défis contemporains. Si des réformes sont adoptées et mises en œuvre de manière cohérente, elles permettront à l’Europe de renforcer sa compétitivité et de préserver ses valeurs fondamentales pour les générations futures.
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