François Hollande
Président de la République française de 2012 à 2017
L’année 2022 est décisive pour l’Europe. De la tragédie ukrainienne, qui se poursuit, en passant par la poussée inflationniste, qui va connaître de nouveaux records, jusqu’à la crise énergétique, sociale et écologique, les six derniers mois de 2022 exigeront des pouvoirs publics nationaux et européens une mobilisation la plus rapide mais aussi la plus visionnaire possible. Tandis que nos sociétés sont confrontées à des tensions économiques et sociales sans commune mesure avec le passé récent, les grands bouleversements du monde nous affectent directement et toujours plus: les conséquences du réchauffement climatique se font d’ores et déjà sentir, la nécessité de poursuivre la numérisation de l’économie et d’innover apparaît toujours plus impérieuse, la préservation de notre cadre de vie et de la santé publique sont devenues des priorités absolues.
L’année 2022 est plus européenne que jamais car, sur le Vieux Continent, il est clair que seules la solidarité et l’action coordonnée feront sens.
Dans ce contexte, il apparaît évident que des dépenses publiques importantes devront être encore consenties, que des investissements massifs devront être nécessairement réalisés, que des choix stratégiques devront être impérativement faits. D’autant plus que, depuis le début de la crise sanitaire en 2020 et la crise économique et sociale qui s’est ensuivie, sans oublier les conséquences dévastatrices de l’invasion russe de l’Ukraine, les États-providences européens ont consenti à des dépenses colossales. Cet effort s’est traduit par une explosion des déficits et de l’endettement publics. La France affiche ainsi une dette équivalente à 112,5% de son PIB à la fin de l’année 2021, soit près de 3000 Mds d’euros à la fin du premier trimestre 2022. Dans le même temps, la croissance économique tricolore, fût-elle plus importante que celle de la plupart de nos voisins, ne s’établit qu’à 0,5% au deuxième trimestre 2022, après une baisse de 0,2% lors du premier trimestre de la même année. L’heure n’est donc pas encore à la récession, mais elle vient. En Italie surtout, un endettement massif de plus de 150% du PIB, difficilement soutenable en lui-même, se voit percuté par l’arrivée d’un nouveau gouvernement, nationaliste et europhobe, qui peut inquiéter les marchés financiers.
La question budgétaire est donc déjà, et sera encore, au cœur des discussions des prochaines semaines à Bruxelles. Des objectif communs doivent être partagés, des moyens nouveaux doivent être dégagés, au risque sinon d’une désintégration lente et sourde de l’ossature européenne. C’est l’enjeu du nouveau Pacte européen de stabilité et de croissance.
Ce Pacte qui, rappelons-le, fut approuvé au Conseil européen d’Amsterdam en 1997, pose le cadre d’une nécessaire convergence des politiques budgétaires des États membres à l’aune de l’entrée en vigueur de l’Euro. Le ciment historique que constitue la monnaie européenne exigeait en effet une impérieuse harmonisation des choix budgétaires, restés eux, sous le contrôle des États. S’il est apparu nécessaire, et c’est toujours le cas, qu’un sentier soit tracé pour garantir la solidité de la zone économique et monétaire européenne, il nous faut reconnaître que ce système est contesté depuis ses débuts. Et ce, sans faire l’économie de quelques paradoxes: accusé d’institutionnaliser l’austérité pour certains, pas assez flexible pour d’autres. En tout état de cause, les conditions qui préfiguraient le pacte tel qu’il a été pensé en 1997 ne sont plus réunies et une réforme est aujourd’hui indispensable. D’abord, pour prendre en considération la nouvelle donne économique et financière, avec des besoins pourtant toujours plus criants d’investissements d’avenir. Ensuite, pour s’assurer de la pérennité d’un cadre commun, et éviter des choix trop divergents.
Gardons-nous de commettre trois maladresses. La première consisterait à vouloir imposer des règles uniformes à tous les États membres, qui nieraient l’hétérogénéité économique de la zone euro et les enjeux propres à chaque État. La deuxième serait de croire qu’il est possible de créer un «pacte à la carte», où aucune règle commune n’existerait, ce qui ferait nécessairement perdre tout son sens au dispositif. Enfin, le troisième écueil serait d’oublier le volet «croissance», celui-ci se gagnant dans la durée par un accroissement vertueux et raisonné des richesses produites.
Surtout, il est aussi important de se persuader qu’une réforme est possible ! Les États membres y ont intérêt. Même les pays dits «frugaux» doivent se convaincre qu’il est dans leur intérêt de permettre à tous les États de consentir aux investissements adéquats pour garantir la compétitivité, le dynamisme et la résilience de leur économie ce qui, par là même, assure la prospérité de l’ensemble de l’économie de l’Union. Ces mêmes États ont d’ailleurs démontré leur lucidité à plusieurs reprises, y compris très récemment en consentant à des évolutions majeures: de l’indispensable appréciation politique de l’opportunité des poursuites pour déficit excessif acquis en 2008 jusqu’à l’endettement commun de l’ère Covid, sans oublier la création du mécanisme européen de stabilité en septembre 2012. Il est donc possible de faire bouger les lignes.
Dès lors, plusieurs pistes méritent notre attention. En tout premier lieu, allonger la période de dérogation au Pacte, mise en place depuis la pandémie de Covid-19. L’échéance de ce cadre exceptionnel se présentera à la fin de l’année 2022, il faut étendre ce dispositif au moins tant que la poussée inflationniste obligera les États à venir en aide aux ménages et aux entreprises.
Au-delà de cette réponse conjoncturelle, envisager autrement le Pacte de stabilité et de croissance sur le long terme et de manière structurelle est primordial. Pour répondre à la crise écologique, qui suppose des investissements «verts», il serait philosophiquement et politiquement pertinent d’extraire certaines dépenses publiques du calcul du déficit public. Il serait en effet aberrant de reconnaître l’importance de ces investissements, de les consacrer dans une multitude de plans européens, notamment ceux de la relance («NextGenerationEU») ou encore le Pacte vert européen («Green New Deal»), et sanctionner les États qui, suivant ce modèle, et répondant à cette nécessité, consentent à s’engager pour une économie plus sobre.
Plutôt que de demander aux gouvernements de réduire leur endettement structurel, il est sans doute plus raisonnable et plus cohérent de contrôler l’évolution du déficit sur 4 ou 5 ans. De quoi associer investissements indispensables et sérieux budgétaire. Pour aller plus loin, il est même possible de remplacer la «règle des 3%» de déficit autorisé par un plafond de la croissance des dépenses publiques chaque année.
Finalement, une réforme audacieuse et approfondie du Pacte serait, après la création d’eurobonds et l’endettement commun, la création d’un authentique budget de la zone euro. Il n’est pas nécessaire que celui-ci soit permanent et puisse intervenir constamment dans l’économie, dépossédant par là même les États de leur compétence budgétaire. Il est en effet tout à fait envisageable que ce budget soit à la disposition de la Commission en cas de choc économique ou fi nancier majeur, symétrique ou asymétrique, pour venir en aide à un État en difficulté ou à la zone tout entière. Pour différencier un tel outil de l’actuel mécanisme européen de solidarité, il faut sans doute envisager de l’abonder par des recettes fiscales propres et non grâce au simple bon vouloir des États membres de la zone euro. Ce serait une étape au moins aussi forte que l’endettement commun qui paraissait, il y a encore peu, inenvisageable.
L’Europe s’est bâtie à partir de crises successives et de négociations perpétuelles, ce mouvement n’a pas de raison de s’arrêter.