Carole Ulmer
Directrice des études à Confrontations Europe
La révolution numérique nous conduit à ré-interroger, voire à ré-inventer le travail. Les débats autour du nombre d’emplois créés ou détruits, autour de l’évolution même du travail, voire du statut du « travailleur », sont profonds et divergents. Et nous conduisent à repenser le capitalisme.
A l’heure du numérique et de la robotique, les interrogations sur le futur du travail se multiplient. Uberisation de notre économie, invasion des robots et multiplication des travailleurs indépendants ou autres « slashers » (1) : comment appréhender l’émergence de cette nouvelle économie, qui, si elle ne s’est pas matérialisée partout, envahit nos esprits ? Quelles en sont les caractéristiques ? Quelles questions pose-t-elle en terme de régulation ?
Combien d’emplois détruits ?
La première interrogation porte sur la quantité de travail menacée de disparition. Selon une étude du cabinet Roland Berger, avec la robotique et la numérisation de notre économie, 3 millions d’emplois devraient disparaître en France d’ici à 2025 (2). Le Commissaire européen à l’économie numérique, Gunther Oettinger, souligne, en revanche, que de nombreux nouveaux emplois seront créés. Aujourd’hui, personne ne s’entend sur les prévisions chiffrées, mais tous s’accordent à dire que l’ensemble de nos secteurs devront s’adapter. Ainsi, alors que le secteur postal doit profondément revoir son cœur de métier, les opportunités de diversification des activités – notamment grâce au numérique – existent mais toutes ne sont pas nécessairement porteuses d’emplois (3).
Les emplois répétitifs menacés
Seconde caractéristique : c’est la nature même du travail qui sera affectée. A travers l’expansion du Big data et de la robotique, ce ne sont pas les seuls emplois « manuels » qui seront concernés mais aussi des emplois qualifiés à fort contenu intellectuel. « Ce qui rend une tâche automatisable à l’heure du digital, c’est avant tout son caractère répétitif. Le métier de courtier en assurance en est un exemple » (4). Selon David Autor, du MIT, les machines rendent aussi plus productif le travail abstrait ou créatif. En clair, des robots pourraient remplacer bon nombre de notaires, assister efficacement les chirurgiens et mais ils ne pourraient se substituer aux coiffeurs.
Le contrat de travail en question
Troisième phénomène : l’uberisation de notre économie. Le travail devient l’objet d’un échange sur le marché – plateformes – où prix et quantité varient avec le temps au gré de l’offre et de la demande. Le contrat de travail – institution centrale de nos sociétés– se retrouve remis en question par la multiplication des activités d’indépendants. Liberté et entreprenariat, se réjouissent les uns ; précarisation et remise en cause des droits sociaux, estiment les autres. Si le salariat reste numériquement largement dominant (5), c’est son rôle de modèle qui est questionné. Le numérique annule en quelque sorte l’intérêt premier du salariat, à savoir l’économie sur les coûts de transaction – qui fonde la logique de la firme (6).
A travers ces mutations, c’est l’entreprise elle-même qui se transforme, avec l’avènement de modèles commerciaux fondés sur le partage ou sur la gratuité. Les données sont le nouvel or noir – elles sont aujourd’hui plus valorisées que bien des actifs matériels. La capitalisation boursière de Tesla (0,02% du marché mondial de l’automobile) équivaut à celle de General Motors ! De tels schémas créent des probabilités fortes de grands basculements sectoriels lorsque la plateforme – par effets de réseaux et de réputation – devient la référence incontournable du marché et « rafle la mise » (« winner takes all »).
La nature même du capitalisme est en jeu
Les impacts potentiels sont réels, tant en volume qu’en qualité. Le débat est aussi bien juridique, sociologique que psychologique et par essence, politique. L’incertitude sur la prévision de ces évolutions est générale. On peut craindre une minorité de gagnants et un grand nombre de perdants. Mais, comme le souligne Martin Wolf (7), « Le techno-féodalisme n’est pas une nécessité ! La technologie elle-même ne saurait dicter ce qu’elle produit ; c’est la tâche des institutions ». C’est la nature même du capitalisme à l’ère numérique qui est en jeu. Le défi pour les politiques est immense, tant sont percutés les champs traditionnels de la régulation que sont le droit du travail, la politique de concurrence ou encore la fiscalité.
1) Personnes cumulant plusieurs activités professionnelles.
2) « Les classes moyennes face à la transformation digitale », Roland Berger Strategy Consultants, Octobre 2014
3) Cf synthèse du Worskshop du Digital Lab de Confrontations Europe, 9 juillet 2015, www.confrontations.org.
4) Ibid 2.
5) L’emploi salarié représente encore 90% des emplois en France en 2014 (source : INSEE).
6) « The Nature of the Firm », Ronald Coase, 1937