Edouard-François de Lencquesaing, Trésorier et Conseiller finance de Confrontations Europe
Faut-il des crises et des guerres pour redécouvrir qui nous sommes ? Plus les défi s sont devant lui, plus l’Homme a besoin de savoir d’où il vient et ce qui le tient en société. Par beau temps, la tentation est grande de devenir des citoyens du monde. Monde idéal, sans frontière, dans lequel le citoyen est parfait mais où l’individu l’emporte sur un « collectif » trop grand pour former une identité. Citoyen de mon village ou de ma tribu dont je maîtrise l’histoire, la géographie, la terre ? Mais citoyenneté qui, pour se pérenniser, se matérialise par le maintien de supposés privilèges par rapport à l’autre, le village voisin.
Or l’histoire, entre le macro et le micro, rétablit des perspectives et une échelle. Oui, l’histoire est parsemée de guerres, locales, régionales et même mondiales. Oui, souvent elles ont pour prétextes des extensions territoriales ou l’accès aux matières premières. Mais très vite, elles tournent autour de systèmes de valeurs partagés ou opposés. C’était le cas de la dernière guerre mondiale, c’est le cas aujourd’hui de la guerre en Ukraine.
L’Europe, depuis les Romains, est le fruit de ces terribles soubresauts de l’histoire générés par des rivalités de cultures et d’égoïsmes. Mais 2 000 ans de frottements ont inévitablement conduit à des convergences sur le fond. Des angles se sont arrondis.
L’Europe a cru un temps qu’elle était devenue citoyenne du monde, non pas via le colonialisme du passé, mais par sa construction économique, mettant le libre-échange, la concurrence et l’ouverture au centre de son unification par le marché. Elle en a perdu son âme. La crise de la Covid-19, la guerre actuelle, la prochaine crise en perspective, celle du retour de l’inflation, font redécouvrir le concept de souveraineté et de puissance. Mais souveraineté de qui et pour qui ? La souveraineté ne se décrète pas. Elle répond à une réalité qui met en commun des intérêts dont la géométrie est à l’échelle des défi s qui nous font face : sécurité, économie, environnement.
Ces intérêts peuvent être faits d’égoïsmes locaux ou nationaux, dont la seule condition pour les « protéger » est l’acquisition d’une certaine puissance dont la géographie est supérieure à celle de ces égoïsmes : concept de coalition. Mais surtout ces intérêts peuvent provenir de valeurs communes, piliers de la citoyenneté. Pour nous Européens, ces valeurs sont défi nies dans l’article 2 du traité de Lisbonne : dignité humaine, droit des minorités, pluralisme, non-discrimination, tolérance, justice, solidarité, égalité hommes femmes. Mais ces valeurs dépassent la définition juridique issue d’un traité. Elles résultent de cette convergence, fruit de 2 000 ans d’histoire. Elles sont véritablement ce qu’au fond de nous, nous avons de commun du Nord au Sud, d’Est en Ouest de l’Union européenne. Ce même air que nous respirons est tellement naturel que nous ne nous en apercevons pas, restant focalisés sur l’expression externe de nos diversités, qui par ailleurs enrichissent cet air commun.
Ces valeurs, ce sont celles de l’humanisme. L’Homme au centre et raison d’être de nos cercles concentriques de vie en société. Cet humanisme est la source des arbitrages collectifs, des décisions à prendre à chaque niveau de bas en haut, principe de subsidiarité. Ces valeurs ne sont pas une abstraction. Elles forgent notre modèle social et économique que certains qualifient de « vieille Europe » : c’est notre économie sociale de marché, c’est demain cette dynamique de la conception d’un nouveau capitalisme, c’est le sens retrouvé à travers les processus de production et de répartition, c’est ce qui s’incarne dans les principes ESG.
Qui sommes-nous ? Oui, ces valeurs créent une identité. Cela s’analyse par différence. La société américaine s’est construite autour du primat de la production, l’Homme, moteur, mesuré à l’aune de son succès économique. La culture chinoise dissout l’Homme dans la société qui est le moteur absolu. La Russie, elle, peut se rapprocher de la culture asiatique en y ajoutant une sorte de psychose historique du peuple « mal-aimé ». Nous sommes différents de ces modèles et notre « humanisme » donne à chacun de nous, une identité qui malgré nos différences, nous fait européen, par rapport à ces autres modèles.
Mais l’histoire montre que valeurs et identités sont fragiles. C’est un combat de chaque instant, un combat responsable qui implique de trouver le bon niveau d’arbitrage, avec le risque d’agir en contradiction avec ces valeurs, de les décrédibiliser, de perdre notre identité, de renforcer les modèles alternatifs : c’est la crise des démocraties que nous vivons.
Les trois crises que nous vivons, pandémie, guerre en Ukraine et inflation dans le contexte de la double révolution environnementale et digitale sont une ardente obligation de vivre à fond et collectivement ces valeurs, d’une part existentiellement pour qu’elles perdurent, et d’autre part, pour qu’elles continuent à ensemencer les autres modèles. L’Homme au cœur de la société n’est pas le monopole de l’Europe.
Face à ces défi s, l’Europe doit évoluer, reconquérir du sens dans l’action, revenir à un droit incarné dans notre culture de « codification » pour le mettre à la portée de tous, retrouver une construction par la politique et pas seulement par la concurrence et les forces du marché, respecter véritablement la subsidiarité en décomplexifiant son fonctionnement, en ne confondant pas richesse de diversité et égoïsmes nationaux. Ce qui est devant nous est assurément un danger existentiel. Seules nos valeurs en action, incarnées par des responsables politiques permettront de sortir vainqueurs de ce combat.