Anne MACEY
Déléguée générale, Confrontations Europe
L’Union européenne a été fortement ébranlée par le vote en faveur du Brexit. Et depuis, les tensions
n’ont cessé de s’accroître : situations politiques tendues dans nombre d’États membres (réformes judiciaires en Pologne, interminables négociations en Allemagne…), volontés de scission de certains territoires (Catalogne, Écosse…). L’année 2018 s’annonce sous pression.
Suite aux chocs symboliques du Brexit et de l’élection de Trump, l’année 2017 avait suscité beaucoup de craintes pour l’avenir de l’Europe. Les problèmes structurels ne se sont pas dissipés comme par enchantement, mais l’arrivée d’Emmanuel Macron et son plaidoyer pour refonder l’Europe a donné une nouvelle impulsion. Le contexte international qui voit monter les menaces géopolitiques de tous ordres (militaires, terroriste, cybersécurité…) et l’affirmation de nouvelles puissances (États-Unis, Chine…) est en même temps une opportunité que les Européens doivent saisir pour réaffirmer leurs valeurs et définir leurs intérêts stratégiques communs. La reprise économique ouvre une fenêtre d’action, mais pourrait tout aussi bien faire long feu si l’investissement en capital humain et durable ne prend pas le relais ! Il y a urgence à sceller un nouveau deal non seulement pour la zone euro, mais aussi pour l’Union, la priorité étant la cohésion, alors que les pommes de discorde sont nombreuses (budget, migrations…).
Quel nouveau deal pour la zone euro ?
L’Allemagne, empêtrée depuis septembre dernier dans la formation d’un nouveau gouvernement, vient d’aboutir à un accord préliminaire pour une grande coalition, dont le premier chapitre est l’Europe. Il y aura bien débat sur les grands axes d’une réforme de la zone euro. Le président français avait mis sur la table des propositions fortes pour compléter la zone euro, avec un budget, un ministre de l’Économie et des Finances et un Parlement de la zone euro, hors UE donc. Le ministre des Finances allemand, préoccupé par la restructuration de certaines dettes souveraines, proposait lui de transformer le mécanisme européen de stabilité en fonds monétaire européen. Et la proposition de la Commission européenne vise à ramener le mécanisme européen de stabilité et la création d’une ligne budgétaire pour la zone euro dans le cadre des institutions européennes, autrement dit dans son propre giron. Les positions des uns et des autres restent donc éloignées. Il faudra bien pourtant une capacité budgétaire de la zone euro, mais qui s’inscrive au sein de l’Union. Reste que rien n’est acquis : la validation de l’accord par les membres du SPD s’annonce malaisée, une « grande coalition » n’aura que 56 % des sièges au Bundestag (contre 80 % actuellement) et il faudra se mettre d’accord avec les 19 de la zone euro. Dans l’attente d’un gouvernement allemand, l’ambition semblait se cantonner à finaliser l’Union bancaire, alors que la prochaine crise pourrait venir du “shadow banking” et que l’Union bancaire, même complétée, sera bancale sans union budgétaire, du fait des problèmes structurels de divergences entre États membres. Ainsi, les Allemands qui ont su pleinement tirer parti du marché intérieur, affichent des finances publiques excédentaires et un chômage au plus bas, tandis que la résolution des problèmes structurels en France prendra du temps, comme en témoigne son abyssal déficit du commerce extérieur.
Un risque pour l’intégrité de l’Union ?
Surtout, les lignes de fracture entre États de l’Union se sont accentuées. Les tendances à la crispation entre pays de l’Ouest et pays d’Europe Centrale, principalement avec la Pologne et la Hongrie, peuvent-elles conduire à un risque de dislocation de l’Europe ?
L’Europe centrale a connu la montée en puissance de « démocraties illibérales » pour reprendre l’expression du politologue américain Fareed Zakaria, avec Viktor Orban en Hongrie et Aleksander Kwasniewski toujours influent en Pologne. Leurs gouvernements rejettent nos démocraties « libérales » et prônent des « démocraties conservatrices » fondées sur les valeurs de famille, chrétienté et patriotisme. Les deux pommes de discorde sont l’État de droit et la politique migratoire. Il n’en reste pas moins que ces deux pays souhaitent peser sur l’avenir de l’Union, mais ne veulent pas la même Europe que nous. Rejoints sur ce point par le nouveau gouvernement autrichien, ils veulent une « Union européenne de nations souveraines ». Il est légitime que la Commission européenne ait lancé une procédure en infraction des valeurs européennes, mais stigmatiser ces pays est dangereux : d’abord, aucun pays européen, et surtout pas le nôtre, n’est exempt de la montée de mouvements populistes et extrémistes. Ensuite, les sociétés civiles sont souvent plus pro-européennes que leurs gouvernements. Enfin, les tendances centrifuges au sein de l’Union ne nous mettent pas à l’abri d’un éclatement de l’Union dramatique de conséquences. Ce risque est négligé, voire accueilli avec espoir par certains de nos concitoyens, qui oublient que le marché intérieur européen encore fragmenté constitue notre principal socle de croissance, et demeure encore largement inexploré. Approfondir la zone euro est indispensable, mais elle ne nous fournira pas la même assise que celle d’un marché européen intégré (numérique, énergétique, financier) si l’on veut peser face aux grandes régions du monde que sont les États-Unis ou la Chine.
Par ailleurs, les élections de mars en Italie sont tout aussi incertaines, opposant le parti démocrate de Matteo Renzi au Mouvement Cinq Étoiles, à Forza Italia et la Ligue du Nord. La montée du risque politique met en exergue les faiblesses structurelles de nos démocraties et plus profondément encore les tentations de replis identitaires, qui se sont également manifestées en Catalogne.
Dans ce contexte, l’impulsion donnée par le Président Macron n’est pas toujours bien perçue. Certains États membres voient en l’« Europe qui protège » un possible retour au protectionnisme, au sein du marché intérieur notamment les Polonais qui ont construit leur compétitivité sur un modèle low cost, ou les Suédois qui bénéficient largement d’investissements directs étrangers chinois et sont « remontés » contre le projet d’“investment screening” promu d’abord par Macron, puis par la Commission européenne. De fait, avec le départ des Britanniques, chantres de la libéralisation, Suédois et Polonais se sentent orphelins.
Budget : tyrannie du juste retour
Avec la négociation du prochain Cadre Financier Pluriannuel pour 2021-2027, le principal risque est de voir s’affronter dans une bataille sanglante les contributeurs nets et les bénéficiaires nets, alors que le Brexit grève un budget qui doit de plus faire face à de nouvelles priorités (défense, migrations…). L’approche retenue pour ce nouveau cadre financier est l’inverse de celle qui avait été adoptée lors de l’exercice 2013-2018 : les Allemands avaient alors exigé que le montant global soit de 1 % du PIB de l’UE. Cette fois, il s’agit de définir en premier lieu les priorités européennes et non de se fonder sur un montant global. Cette question est intimement liée à la bataille pour les ressources propres directement affectées au budget européen. L’histoire du budget européen est celle d’une réduction de ces ressources propres qui a amené le budget à être principalement financé par des contributions des États membres. Tout le défi est d’en finir avec cette tyrannie du juste retour.
Il y a là un enjeu éminemment démocratique : démontrer aux citoyens européens l’intérêt mutuel de réaliser ces dépenses au niveau européen. Un des angles retenus par la Commission est de prouver la « valeur ajoutée européenne » avec plusieurs critères : la plus ou moins grande homogénéité des préférences des différents pays européens, les économies d’échelle réalisées par des mesures prises au niveau européen – et les économies qui en découlent, la présence ou pas de comportements de cavaliers seuls pour des biens publics fournis au niveau européen. Pour autant, cette approche d’inspiration anglo-saxonne, est-elle satisfaisante ? Essentiellement fondée sur un rationnel économique, elle doit être maniée avec précaution, dans la mesure où tout ne saurait être quantifiable et qu’elle ignore complètement que le projet européen est avant tout un projet politique.
Enfin, la promotion par l’Allemagne, la France et la Commission européenne d’une conditionnalité fondée sur le respect de l’État de droit pour l’accès aux fonds structurels nous paraît devoir être maniée avec beaucoup de précautions si l’on ne veut pas aboutir à fracturer et fragiliser davantage l’Union, alors que l’accent devrait être placé sur la politique de cohésion, entendue non comme la charité aux pauvres mais comme l’opportunité offerte à tous de tirer leur épingle du jeu par l’activité économique et le travail.
Migrations : la pomme de discorde
Autre sujet de tension entre Européens : le débat sur la politique de migrations. Si imposer des quotas de réfugiés n’est pas la bonne approche, laisser les pays de première entrée (Grèce, Italie…) assumer seuls l’accueil n’est pas tenable. La distinction entre réfugiés à intégrer et migrants économiques à reconduire à la frontière est incontournable, même si elle ne règle pas la question des réfugiés climatiques, ni celle de filières de migrations légales et exige d’intégrer une dimension prospective et stratégique pour repenser nos relations avec le voisinage, et plus largement l’Afrique.
Brexit et troisième cercle
Les principaux termes de l’accord de divorce avec le Royaume-Uni ont été conclus, mais saurons-nous nous entendre sur des relations d’intérêt mutuel entre le Royaume-Uni et l’Union européenne à moyen et long terme ? Plus largement, l’Europe doit réviser sa politique de voisinage, désormais datée : l’hypothèse n’est plus que tous ont vocation à rejoindre l’Union, mais dans l’exploration des modalités de statuts ad hoc d’« États associés » (Philippe Herzog) qui ne pourront être conçus sur un mode uniformisé (Turquie, Russie…). L’Europe, en dépit de sa devise « unie dans la diversité », ne sait toujours pas gérer la pluralité.