Philippe Herzog
Président Fondateur
L’Europe doit relever de formidables enjeux dans un monde qui a profondément changé, mais lors des élections de mai on n’a pas parlé des options à prendre, exception faite de l’écologie, et encore, de façon superficielle. J’ai vécu cela comme un manque de respect des citoyens, un déni de démocratie. Les dirigeants du pays et les médias nous ont demandé de choisir entre les pro-européens et les populistes, puis de rejouer un match opposant le président de la République à la présidente du Rassemblement national. Au lieu d’une appropriation collective préalable des changements à opérer, les programmes des partis politiques n’ont offert que des catalogues supposés répondre aux désirs des électeurs nationaux.
Un rendez-vous électoral manqué
Les institutions européennes ont prouvé leur résilience en improvisant face à une succession de crises, mais en même temps elles ont perdu beaucoup de temps alors qu’il nous est compté. L’Europe prend l’eau dans un monde radicalement nouveau où les rivalités des puissances, les dysfonctionnements de l’économie globale et les dérèglements climatiques sont criants. Or la capacité d’action politique de l’Union est clairement insuffisante. Il y a 30 ans, le sociologue américain Francis Fukuyama annonçait la fin de l’histoire, présentée comme le triomphe du marché et de la démocratie occidentale. 30 ans après, nombre d’entre nous savent que ce triomphe était un leurre, et pourtant les dirigeants européens semblent rester dans l’illusion ; ils déplorent que le libéralisme soit en danger mais se contentent de corrections marginales, les désaccords entre les États membres de l’Union se sont aggravés et leur coopération est en phase dépressive.
Sur tout le continent la participation aux élections européennes a sensiblement augmenté. Les citoyens comprennent mieux que l’Union est un enjeu politique. Ils savent qu’il serait dangereux de rompre les interdépendances qui se sont créées et la grande majorité veut rester dans l’Union et dans l’euro. Mais cette participation électorale n’est pas du tout un satisfecit pour les dirigeants des partis se désignant comme pro-européens, c’est le moins qu’on puisse dire.
Alors que nos sociétés se décomposent et que la fragmentation s’aggrave, une refondation de l’Union est nécessaire. Or, l’agenda du Conseil n’a pas cette ambition et n’a de stratégie que le nom. Les personnalités choisies pour diriger les institutions sont de qualité mais on peut regretter que Michel Barnier n’ait pas été retenu pour présider la Commission. Faisant l’unanimité à l’Est comme à l’Ouest, il aurait consulté les gens sur les grandes orientations à prendre et voulu sortir de la gouvernance technocratique.
L’Europe n’appartient pas à une élite politique, elle doit être l’affaire de tous
Il faut changer d’esprit : redéfinir le projet européen, identifier ce que nous voulons faire ensemble pour redonner confiance en une Europe capable de recréer un horizon de paix et de prospérité. Il faut changer de méthode : cela ne peut se faire qu’avec la compréhension et la participation des populations. Le grand écart qui s’est creusé dans chaque pays entre le peuple d’en bas et le peuple d’en haut corrompt le sentiment d’appartenir à une Communauté. L’élargissement aux pays de l’Est est un formidable atout, nous obligeant à repenser la cohésion et la durabilité des projets communautaires. Car les grands États occidentaux – qui ont fait la loi – sont les premiers responsables de la crise actuelle. Faire richesse des diversités et bâtir des solidarités doit être la nouvelle ligne de conduite. Au Conseil européen il ne doit pas y avoir de grands et de petits États, tous comptent. La Commission doit acquérir plus d’autonomie et d’autorité politique, en disposant d’une capacité de prospective et d’élaboration des intérêts stratégiques communs. Ceci exige d’elle et du Parlement européen qu’ils se rapprochent des entreprises, des collectivités territoriales, des associations pour que les projets d’investissement et les solidarités se forment sur le terrain, se partagent dans des réseaux de coopération et se fédèrent dans toute l’Europe.
Emmanuel Macron a avancé l’objectif d’une « souveraineté européenne ». Je l’ai trouvé intéressant mais je ne pense pas que ce soit la bonne façon de viser la cible. Il ne prend pas en compte la contradiction entre une souveraineté européenne à former et l’exercice de leur souveraineté par les États. Ainsi l’État français tient à garder la sienne dans tous les domaines et la France perd son crédit quand elle donne la leçon aux autres. Le bon objectif c’est le partage de biens communs, de politiques communes. Le chemin ce sont les coopérations et les solidarités à même de réaliser deux grands objectifs à l’échelle de l’Europe : une autonomie stratégique et un nouveau régime de croissance.
Une autonomie stratégique
L’Europe a choisi l’ouverture au monde sans définir ses propres choix collectifs ; elle a dilué son marché intérieur dans le marché mondial, mais aujourd’hui les demandes de protection fusent au sein de chaque nation. L’Union cherche à conjuguer ouverture et protection, mais il faut d’abord redéfinir son rapport au monde. Car l’Europe est dépendante des États-Unis dans tous les domaines, alors que ceux-ci s’engagent dans une stratégie unilatérale de confrontation avec la Chine et d’autres États, lourde d’insécurité et de menaces pour tous.
L’Europe va devoir choisir : rester dans la logique d’un bloc occidental, ou rompre avec la logique des camps antagonistes et construire une coopération durable entre elle et toutes les régions du monde. Cela suppose qu’elle définisse ses intérêts et se dote des attributs d’une puissance publique pacifique dans un monde devenu multipolaire : maîtrise de grandes infrastructures de biens publics sur notre continent, promotion d’un rôle global de l’euro et d’un véritable budget. Il faudra apprendre à dialoguer et coopérer avec la Chine, et engager les Européens à fond en Afrique. Ce continent connaît une croissance démographique impétueuse et fait face à des besoins matériels et humains immenses. L’Europe parle de codéveloppement avec lui mais notre engagement est dérisoire, faute d’investissements massifs sur place et de multiplication de solidarités humaines et productives. La peur des migrations doit faire place à l’accueil et à la valorisation de mobilités circulaires de formation, d’emploi, et d’entreprenariat. De même, le dialogue avec la Russie et nos autres voisins pour établir des coopérations durables est d’intérêt stratégique vital pour l’Europe.
Un nouveau régime de croissance
L’impératif écologique est fondamental et il est urgent de s’y attaquer à fond. L’Union de l’énergie est en échec et la COP21 s’annonce comme un autre. La dépendance de l’Europe à l’usage de combustibles fossiles s’est fortement accrue depuis les années 2000, et les émissions de CO2 augmentent bien que notre croissance soit faible. Les solutions ne se réduisent pas à un verdissement du capitalisme associé à une coordination inter-étatique incantatoire. Comme l’a dit l’économiste Dieter Helm après que les États ont proclamé un objectif de zéro émission de carbone en 2050 : « Si vous voulez réellement faire ça… il faut sortir des starting-blocks en courant… c’est un gigantesque défi industriel ! ». Or le chemin de l’écologie n’est pas un chemin de roses. Il suppose des sacrifices, des disruptions majeures dans nos modes de vie et de production avec des risques d’inégalités encore accrues, comme l’a souligné à son tour l’économiste Jean Pisani-Ferry. La contradiction entre l’écologie et le social ne peut être résolue qu’à l’échelle du continent avec une stratégie d’innovation et d’investissement dans tous les grands domaines de biens publics – énergie, transport, habitat, mais aussi formation, emploi, information, santé. Élever les compétences et les capacités de création et d’activité de tous sans élitisme ni exclusions, est impératif. Peut-on faire cela dans un contexte de disruption technologique majeure avec l’intelligence artificielle quand l’Europe est sous la tutelle des géants américains du numérique, qui provoquent une addiction consumériste, et quand elle est appelée à choisir son camp dans la guerre technologique entre États-Unis et Chine ? Au cœur de l’agenda communautaire, il faut une stratégie industrielle associée à une perspective collective de plein-emploi des capacités humaines, de nouveau mode de productivité et d’efficacité sociale.
Identifier l’Europe comme un bien commun
Comme d’autres, je m’emploie depuis des années à poser la question centrale de l’identité européenne. Chaque individu doit pouvoir s’identifier à une Europe en mouvement, à une Union devenant communauté politique. Ceci implique des capacités personnelles d’éducation, d’information et d’expérience de la relation avec d’autres Européens. Ceci implique de s’attaquer aux inégalités fondamentales qui renvoient à un échec systémique du capitalisme et du cadre démocratique en Europe. L’identification des gens à leur communauté nationale est toujours première, mais elle ne doit plus faire écran entre l’Europe et nous, faute de connaissance des autres et de projets avec eux. Mobilisons-nous pour repenser et refonder notre Europe, exigeons de nos élus et dirigeants qu’ils sollicitent chacune et chacun. C’est urgent.