Stéphane Layani
Président du marché international de Rungis
L’accord entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, arraché in extremis le 24 décembre, achoppait sur quelques points-clefs et notamment la question de la pêche. De fait, comme l’ont révélé ces dix mois de négociation ardue, l’enjeu du commerce des produits frais et ultra-frais se révèle majeur au moment où le Royaume-Uni redevient un pays tiers, et que les contrôles aux frontières sont réinstitués.
Evénement inédit, le Brexit pose immédiatement la question du maintien des flux du commerce alimentaire tant à l’import qu’à l’export. Il impose aux Etats de réinventer ce que les institutions ont progressivement effacé depuis la création de l’Union européenne.
Plus de 5 millions de poids lourds traversent annuellement la Manche-Mer du nord. Alors que la construction de l’Eurostar avait permis de dépasser la contrainte géographique pour assurer une liaison rapide entre les pays, le Brexit vient ralentir les flux, ce qui n’est pas sans conséquence pour les produits alimentaires frais – quand ils ne sont pas « ultra-frais » comme les produits de la mer. Cette limite intra-européenne redevient donc une frontière entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, désormais considéré comme un pays tiers.
L’accord de commerce et de coopération trouvé in extremis le 24 décembre 2020 prévoit certaines facilités en termes de circulation des personnes et des biens, en particulier l’absence de contingents et de droits de douanes. Néanmoins, la sortie du marché unique implique le rétablissement des contrôles aux frontières, notamment sanitaires et phytosanitaires sur les produits alimentaires qui pénaliseront de facto la fluidité de la navette sous la Manche. Il s’agit d’une évolution sans précédent puisque le nombre de contrôles va considérablement augmenter. Les services de contrôle français estiment qu’ils devront procéder à 337 000 inspections à l’import de produits alimentaire, soit trois fois leur nombre national actuel.
Conscients de cet enjeu, les gouvernements français et britannique ont porté une attention toute particulière à la mise en place de procédures de contrôles frontaliers les plus rapides possible. Ils ont imaginé des systèmes d’information ad hoc, tout en renforçant les effectifs douaniers et sanitaires.
Nécessaire création d’une frontière « intelligente »
Matériellement, la frontière évolue également. Elle n’a rien des baraques démantelées dans les années 1990 après la ratification du Traité de Maastricht ; elle est « intelligente » et devrait permettre d’orienter les flots de véhicules en fonction de leur statut grâce à des feux de signalisation commandés par la lecture d’un code-barres généré lors de la notification du chargement.
Pourtant, dès décembre 2020 et donc avant même son déploiement, les infrastructures logistiques aux abords de la frontière montrent leurs limites, aussi bien côté français que britannique. Les espaces fonciers limités sont incapables d’absorber les flux croissants des économies de marché mondialisées. Dès lors, le Brexit pourrait conduire à une politique d’aménagement du territoire de grande ampleur qui ne fait que débuter avec l’implantation de nouveaux points de contrôle et la création de milliers de places de parking.
Au-delà de la capacité des services douaniers à faire face au surcroît d’activité, la problématique des produits frais est un cas particulier. La périssabilité des denrées impose des délais très resserrés. Le maintien de la production et l’acheminement des aliments avait d’ailleurs été jugé essentiel lors des confinements de 2020, tant par les consommateurs, parfois inquiets et enclins à des comportements de stockage de précaution que par les gouvernements soucieux de maintenir l’ordre public. Il s’agit d’une préoccupation largement partagée au sein de l’Union européenne, et notamment au Royaume-Uni, conscient de sa dépendance aux importations agroalimentaires. Fin décembre 2020, lors des 48 heures d’embargo imposés par la Covid, les principales grandes surfaces britanniques, à cours de stock en raison de la paralysie routière, se sont fait livrer par fret aérien des salades et autres légumes.
Le Royaume-Uni a déjà pris des mesures pour éviter les engorgements sur le continent en 2021 en réglementant l’accès au Kent pour les poids lourds par un permis spécifique. La France n’a pas mis en place de dispositif équivalent de son côté de la frontière. Cette réponse pourrait néanmoins devoir être complétée, par des solutions innovantes, car, en cas de saturation, la solution aérienne ne semble ni économiquement ni environnementalement durable.
Bouleversements liés à l’effet prix et la préférence nationale
Le Brexit, en tant que résultat d’un vote orienté vers la préférence nationale, risque aussi d’amplifier la concurrence entre les produits britanniques et les produits d’origines étrangères. Bien que l’accord de décembre 2020 ne prévoie pas de droits de douanes sur les produits européens, une perte de compétitivité hors prix résultant des contraintes logistiques viendra pénaliser les produits étrangers. La force d’opérateurs tels que ceux présents à Rungis est la capacité de stockage et la performance logistique. Deux atouts de taille qui leur permettent de garantir une livraison le lendemain de la commande. Impossible de maintenir cette promesse lorsque l’on est soumis à des délais de contrôles sanitaires et douaniers qui n’existeront pas pour les denrées produites sur place.
Sans compter que le Royaume-Uni a tout intérêt à préserver sa sécurité alimentaire tout comme le pouvoir d’achat des Britanniques. Le gouvernement britannique serait bien inspiré d’accompagner le Brexit d’une politique agricole et agroalimentaire pour se garantir une production insulaire. Car il ne produit que la moitié de ce qu’il consomme, contre les trois-quarts au début des années 1990…
Le maintien d’une concurrence équitable constitue dans le même temps un point de vigilance majeur pour les Européens. L’accord conclu le 24 décembre a prévu des « garde-fous », notamment des rééquilibrage par de possibles droits de douanes unilatéraux. Peut-on néanmoins n’avoir aucune crainte en la matière ? Nos efforts de coopération auraient échoué si de tels mécanismes devaient être actionnés. Mais le proverbe veut que si vis pacem, para bellum ; fort heureusement, les patrouilleurs de la Navy n’auront pas à arraisonner les pêcheurs européens, un compromis ayant pu émerger sur la délicate question des quotas de poissons.
Pour faire face aux probables turbulences de marché, de nombreux groupes alimentaires ont anticipé de plus longue date le changement de leur modèle économique et ont, pour certains, délocalisé une partie de leur production dédiée au marché britannique dans des unités locales. C’est le cas d’Agrial qui faisait l’acquisition en mars 2019 d’une serre géante de 28 hectares, couvrant ainsi 50 % de ses besoins britanniques en salades et jeunes pousses. Une stratégie pertinente mais qui ne pourra certainement pas se généraliser ; elle n’est a priori pas adaptée au tissu des TPE-PME présentes à Rungis.
Autre conséquence, la concurrence entre les produits d’origine européenne pourrait se renforcer aussi bien à l’international que sur le marché commun par effet ricochet des perturbations sur le marché britannique. C’est ce que nous a enseigné l’embargo russe sur les produits alimentaires de 2014, certes plus extrême, qui a conduit à des mesures de soutien de la filière agricole européenne pendant plusieurs années.
Enfin, le Brexit pose également la question de la concurrence entre les infrastructures logistiques côtières des Etats membres : les ports d’Anvers et Rotterdam, par exemple, ont dès le début de la procédure de retrait largement communiqué sur l’excellente préparation de leur site à poursuivre les trajets et à fournir des services à leurs utilisateurs. Le Brexit a même pris la forme d’une mascotte « monstre bleu » qui déambule sur le port de Rotterdam, pesant plusieurs points de PIB et des milliers d’emplois, et distribue des tracts aux usagers du port les mettant en garde contre les problèmes monstrueux à venir. En dépit des efforts d’anticipation et de communication de chacun, les incertitudes sur les temps de traversée subsistent, y compris pour les chargements en provenance d’Irlande. Ces doutes conduisent à l’ouverture de nouvelles routes logistiques : depuis le 3 janvier, des liaisons maritimes sont assurées entre Rosslare en Irlande et Dunkerque en France, permettant d’éviter toute formalité de transit pour les marchandises contrairement au « landbridge ».
Ainsi, le Brexit interroge la capacité des 27 à coopérer et s’entraider tant pour la réalisation des contrôles des marchandises entrant dans l’Union européenne, que pour mettre en place des schémas logistiques complémentaires et performants du point de vue économique et environnemental. Le maintien du marché commun européen dans ces conditions peut montrer le sens et l’importance de ce socle économique et protecteur, générateur de valeur et d’identité européenne. Il questionne également notre rapport à l’insularité et au temps, nos modes de consommation et nos biens et valeurs essentiels en ces temps de crise sanitaire.