Agriculture, forêt, eau : les politiques sectorielles face aux enjeux climatiques

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Par Christian de Perthuis, Chercheur à l’Université Paris Dauphine-PSL, auteur de « Carbone fossile, carbone vivant » (Gallimard)

Le mouvement de protestation des agriculteurs s’est répandu dans toute l’Europe comme une trainée de poudre l’hiver dernier. Parmi ses motifs, le ras-le-bol des normes environnementales, des restrictions d’irrigation ou des objectifs contraignants sur des rejets de gaz à effet de serre. L’alerte doit être prise au sérieux. Elle témoigne des limites des approches en silo face aux enjeux du réchauffement planétaire et de la perte de biodiversité.

La réussite du « Green deal » européen implique une reconfiguration des politiques sectorielles, pour faire face aux résistances qui ne manqueront pas surgir sur le chemin du « net-zéro » climatique en 2050. Cela concerne le carbone fossile et la transition énergétique pour laquelle le plus dur est devant nous, et encore plus le « carbone vivant », à commencer par l’agriculture et la forêt sans lesquelles il n’y a pas de marche possible vers la neutralité climatique.

PAC et dérèglement climatique : les limites de la technique du sparadrap

Partons de l’agriculture. C’est de loin le secteur de l’économie le plus fortement encadré par des régulations européennes. Lancée au-début des années soixante, la PAC a favorisé la transformation des systèmes agricoles européens grâce à un système de prix garantis qui a permis à l’Union européenne de combler en quelques décennies le déficit massif de ses échanges agro-alimentaires.

Cette PAC originelle a été victime de son succès. Sitôt qu’un marché devient excédentaire, le coût du soutien de prix s’envole. Pour endiguer la hausse des coûts, la PAC a connu une profonde réforme consistant à contingenter la production laitière (1984) puis à convertir les garanties de prix en aides à l’hectare (1992). Malgré ces réformes, la PAC continue de mobiliser des sommes considérables : plus de 50 milliards d’euros en 2023, soit un tiers du budget européen.

Face au dérèglement climatique et ses impacts sur la biodiversité, la PAC n’a pas connu de réforme comparable à celle de 1992 provoquée par le dérèglement des marchés. On a répondu à la crise climatique par la technique du sparadrap en multipliant les éco-conditionnalités pour le versement des aides et en développant un « deuxième pilier » regroupant les aides non rattachées à un produit agricole. Sur la période récente, une couche supplémentaire est venue s’ajouter au dispositif, avec le programme dit « Farm to Fork ».

Cela a beaucoup complexifié, parfois à l’absurde, la vieille PAC mais ne l’a pas réformé en profondeur. Derrière la complexité administrative se cache une question plus fondamentale. Comme d’autres politiques sectorielles européennes, la PAC doit être repensée en fonction de la nouvelle donne climatique.

La résilience climatique, moteur de la transition agroécologique

Pour opérer cette reconstruction, il faut partir des contraintes qu’affrontent les agriculteurs face au réchauffement climatique. Les rapports du GIEC le rappellent les uns après les autres. L’agriculture, la sylviculture et la pêche sont les activités humaines les plus impactées par le réchauffement planétaire. Et ces impacts vont se durcir pendant au-moins deux à trois décennies dans les scénarios les plus optimistes de réduction des émissions.

Contrairement à une idée reçue, les systèmes agricoles hyperspécialisés et industrialisés des pays du Nord sont très vulnérables. Au Canada, la canicule de 2021 a par exemple provoqué une recul de plus de 40% de la production de blé et de 60% des exportations. C’est pratiquement l’équivalent d’un an d’exportation de blé ukrainien qui a manqué sur le marché mondial lorsque la Russie a envahi l’Ukraine. Dans l’Union européenne, les rendements céréaliers stagnent ou régressent depuis deux décennies malgré le haut niveau de technicité des agriculteurs.

Pour les producteurs agricoles, l’adaptation aux changements climatiques est le premier ressort de la transformation agroécologique. Cette transformation consiste, non pas à produire moins, mais à produire différemment en utilisant des techniques qui utilisent la diversité biologique et ses multiples symbioses pour produire de façon résilient, et souvent de façon intensive à l’hectare. Le « bio » n’en constitue que l’une des modalités. La protection des sols, le maintien d’un couvert végétal, l’utilisation de l’arbre et de l’animal comme auxiliaires de culture, sont des volets majeurs de cette marche vers des systèmes agricoles régénérateurs et résilients.

Dans la grande majorité des cas, la reconversion des systèmes agricoles vers l’agroécologie permet de réduire fortement les émissions nets de gaz à effet de serre, en limitant ses rejets bruts et en stockant plus de carbone dans les sols agricoles. Autrement dit, les moyens engagés au titre de l’adaptation sont également ceux qui servent à l’atténuation du changement climatique.

L’agroécologie requiert bien plus de technicité de la part des agriculteurs que les systèmes conventionnels. Une condition de réussite est le redéploiement de la recherche publique et surtout des réseaux de conseil agricole, orientés dans le passé par des objectifs productivistes. Au plan économique, cela nécessite une redistribution des soutiens de la PAC.

Normes environnementales ou rémunération des services écosystémiques ?

La question des revenus des agriculteurs a été un catalyseur majeur de la protestation agricole. Elle a relancé en France la question du prix garanti, une revendication récurrente de la Confédération paysanne, un moment soutenue de façon inattendue par Emmanuel Macron.

Le prix garanti est socialement injuste car il protège bien plus les producteurs les mieux dotés en moyens de production. Il incite au productivisme et à la rentabilité de court terme au détriment de la résilience et des objectifs climatiques.

Une voie alternative est de garantir des prix écologiquement justes, en redistribuant la masse des soutiens agricoles, notamment ceux de la PAC, au prorata des services rendus par les agriculteurs grâce aux pratiques agroécologiques. Les expérimentations de paiements pour services écosystémiques et de compensation carbone permettent de tester la valeur des externalités positives à rémunérer. Ils sont l’un et l’autre perfectibles. Si on était capable de tarifer correctement ces valeurs pour guider les soutiens agricoles, les milliards de la PAC n’apparaîtraient plus comme des aides, mais comme une composante de la rémunération due aux agriculteurs pour services rendus.

Il est un domaine où le prix écologiquement juste serait particulièrement utile : celui des phytosanitaires. Le Nodu est un indicateur synthétique mesurant la quantité de substances nocives pour le vivant utilisée sur les exploitations. On devrait le coupler à une tarification rémunérant les pratiques réduisant l’usage de ces substances. Le Nodu ne serait alors plus une norme imposée par l’administration mais un instrument de valorisation des pratiques agroécologiques vertueuses. On pourrait alors le réintroduire, après simplification, à la place de l’indicateur européen HRI1 considéré comme moins pertinent par la communauté scientifique.

La protection du puits de carbone forestier

Lorsqu’on rejette 100 tonnes de CO2 dans l’atmosphère, 25 sont absorbées par les océans et un peu moins de 30 par les plantes, principalement grâce aux forêts. La protection de ces puits de carbone est une condition majeure de stabilisation du réchauffement climatique à moyen et long terme.

Dans le monde, le puits de carbone forestier est affaibli par des atteintes anthropiques – la déforestation – et par des rétroactions climatiques. L’Europe a historiquement été l’un des premiers foyers de déforestation du fait de l’extension des surfaces dédiées à l’agriculture et l’élevage. La superficie de ses forêts s’élargit désormais, principalement en raison de la déprise agricole. En revanche, la capacité d’absorption du CO2 par ses forêts est affectée par le réchauffement global. Sur la dernière décennie elle a diminué de pratiquement un tiers.

Cette érosion résulte marginalement d’une pression accrue sur les massifs pour la production de bois énergie. Pour l’essentiel, elle résulte de rétroactions climatiques : sécheresses et vagues de chaleurs freinant la croissance des arbres, remontée des invasifs augmentant leur mortalité, intensification des évènements extrêmes (tempêtes, incendies).

Protéger le puits de carbone forestier est une tâche de longue haleine car elle implique d’adapter la composition des massifs aux conditions climatiques de demain. La résilience des forêts passe généralement par un moindre recours aux exploitations en monoculture à rendements rapides, par la plantation d’essences diversifiées et résistantes aux stress climatiques et par une attention accrue portée aux cycles de l’eau.

Le réchauffement climatique et la « rareté de l’eau »

Le réchauffement planétaire perturbe le fonctionnement des sociétés via ses impacts sur le cycle de l’eau. Le dispositif européen mis en place depuis la directive cadre sur la gestion de l’eau adoptée en 2000, complétée par des textes plus ciblés comme ceux sur les nitrates ou les normes de qualité environnementale, ne prennent pas la mesure de ces impacts. Comme pour l’agriculture et la forêt, les enjeux climat et biodiversité vont impliquer de repenser ces dispositifs sectoriels.

Une difficulté est que les acteurs ont souvent une représentation erronée de ces impacts : le réchauffement accroîtrait la rareté de l’eau. Sa prise en compte consisterait donc à renforcer les régulations existantes luttant contre les gaspillages et promouvant la sobriété. La réalité est bien plus complexe. Le réchauffement n’accroît en aucune façon la rareté de l’eau. Il intensifie au contraire son cycle en accroissant le volume globale des précipitations tout en perturbant sa distribution dans l’espace et dans le temps.

Au sein de l’Union européenne, cela ne se traduit pas des impacts très contrastés. Dans les zones méridionales, les stress hydriques et les épisodes de précipitations intenses dévastatrices vont se multiplier ; dans les zones septentrionales, le volume global des précipitations va augmenter ainsi que leur irrégularité. La politique de l’eau va devoir s’adapter aux multiples changements de la cartographie des risques dont tous ne peuvent être anticipés avec certitude.

Les nouveaux défis de la politique de l’eau révèlent bien les interdépendances entre les approches sectorielles et les enjeux globaux climat-biodiversité. Les stratégies gagnantes seront celles utilisant positivement ces interdépendances. Par exemple, le stockage de l’eau dans les sols agricoles grâce à l’agroécologie permet de lutter contre les risques de déficit hydrique et de stocker du carbone dans les sols. Pratiquée sur les bassins versants, l’agroécologie limite les risques de crue et contribue à la purification de l’eau douce en évitant de coûteux investissements à l’aval.

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Agriculture, forestry, water: sectoral policies in the face of climate challenges 

By Christian de Perthuis, 

Researcher at Université Paris Dauphine-PSL,  author of Carbone fossile, carbone vivant (Gallimard) 

Farmers’ protests spread like wildfire across Europe last winter. Their reasons included exasperation with environmental standards, restrictions on irrigation and restrictive goals with regard to greenhouse gas emissions. Alarm bells are ringing and must be taken seriously. They point to the limits of siloed approaches faced with the challenges of global climate change and the loss of biodiversity. 

The success of the European “Green Deal” requires the reconfiguring of sectoral policies to address the various forms of resistance that are sure to emerge on the path to “net zero” by 2050. This concerns fossil carbon and the energy transition, the hard part of which still lies ahead of us, but also and to an even greater extent “living carbon”, beginning with agriculture and forestry, without which carbon neutrality is impossible. 

CAP and climate change: the limitations of superficial reforms 

Let us start with agriculture. This is by far the sector of the economy most heavily affected by European regulations. Launched in the early 1960s, the Common Agricultural Policy, or “CAP”, helped to transform European farming systems thanks to a system of guaranteed prices, which enabled the European Union to close its massive trade gap in food and agricultural products.

This original CAP was a victim of its own success. As soon as supply outstrips demand in a market, the cost of maintaining prices rockets. In order to curb rising costs, the CAP was subject to an in-depth reform consisting of the introduction of quotas for milk production 

(1984) then the conversion of price guarantees into aid per hectare (1992). Despite these reforms, the CAP continues to drain considerable sums: more than €50billion in 2023, i.e. one third of the European budget. 

Faced with climate change and its impact on biodiversity, the CAP has not been subject to the same level of reform as that of 1992 in response to market disruption. The response to the climate crisis has been a series of superficial measures, subjecting the payment of aids to increasing eco-conditionality and developing a “second pillar” covering aids unrelated to farming products. An additional layer has recently been added to the system with the so called Farm to Fork scheme. 

This has greatly complicated the old CAP, sometimes to the point of absurdity, without reforming it in depth. But behind the administrative complexity lies a more fundamental question. Like other European sectoral policies, the CAP needs to be redesigned for this new era of climate change. 

Climate resilience, a driver of the agroecological transition 

In order to bring about this in-depth change, we need to start with the problems facing farmers as a result of climate change. Successive reports of the IPCC have made this clear. Farming, forestry and fishing are the human activities most heavily impacted by global warming. These impacts are going to intensify over at least the next two to three decades in the most optimistic emissions reduction scenarios. 

Contrary to popular misconception, the hyperspecialised and industrialised farming systems of northern countries are very vulnerable. In Canada, for example, the heatwave in 2021 caused a 40% drop in wheat production and a 60% drop in exports. This is almost the equivalent of the year’s worth of Ukrainian wheat lost to the global market when Russia invaded Ukraine. In the European Union, cereal yields have been stagnating or declining for two decades now, despite farmers’ high level of technical sophistication.

For agricultural producers, adaptation to climate change constitutes the first level of agroecological transformation. This transformation consists not in producing less but in producing differently, through techniques using biological diversity and the many areas of symbiosis it offers for more resilient and often more intensive production. Organic farming is only one of these methods. Soil protection, the maintenance of plant cover and the use of trees and animals as crop auxiliaries also constitute major developments in this shift towards regenerative and resilient farming systems. 

In the vast majority of cases, the conversion of farming systems to agroecology makes it possible to significantly reduce net greenhouse gas emissions by limiting gross emissions and by storing more carbon in farmland. In other words, the methods used to adapt to climate change are the same needed to limit global warming. 

Agroecology requires much more technical expertise of farmers than conventional systems. One condition for success is the redeployment of public research and, above all, farm advisory networks, previously focused on productivity objectives. From an economic point of view, this requires a redistribution of CAP support. 

Environmental standards or remuneration of ecosystemic services? 

The question of farmers’ income was a major catalyst for the farmers’ protests. In France, these protests again brought up the issue of guaranteed prices, a recurring demand by the Confédération Paysanne (the second-largest French farmers’ union) and unexpectedly well supported, for Emmanuel Macron at least. 

Guaranteed prices are socially unfair as they protect the largest producers by far the most. They encourage productivism and short-term profitability to the detriment of resilience and climate goals. 

An alternative solution is to guarantee environmentally fair prices by redistributing farm subsidies, particularly from the CAP, in proportion to the services rendered by farmers thanks to agroecological practices. Experiments with payments for ecosystemic services and carbon offsetting can test the value of the positive externalities to be remunerated. Both have scope for improvement. If we could correctly price these values to guide the distribution of farming aid, billions of CAP funds would no longer appear as subsidies but rather as part of the remuneration payable to farmers for services rendered.

There is one area in which environmentally fair pricing would be particularly useful: phytosanitary products. The “Nodu” is a synthetic indicator used in France to measure the quantity of substances harmful for living organisms used on farms. This should be combined with pricing that remunerates practices that reduce the use of such substances. The Nodu would then no longer be a standard imposed by the authorities but a tool for rewarding virtuous agroecological practices. It could then be reintroduced, in simplified form, to replace the European HRI1 indicator, considered by the scientific community as being less relevant. 

The protection of forest-based carbon sinks 

When we emit 100tonnes of CO2 into the atmosphere, 25tonnes are absorbed by the oceans and just under 30tonnes by plants, primarily thanks to forests. Protecting these carbon sinks is a major condition for the stabilisation of global warming in the medium and long term. 

Worldwide, forest sinks are weakened by anthropic actions – deforestation – and by climate change feedbacks. Historically, Europe has been one of the largest areas of deforestation due to the extension of land given over to farming and livestock. The surface area of its forests is now growing again, mainly due to the decline of farming. On the other hand, the CO2 absorption capacity of its forests is affected by global warming. This has fallen by almost a third in the last decade. 

A small part of this erosion is due to increased pressure on forests for the production of fuelwood. Mainly, though, it is due to climate change feedbacks: droughts and heatwaves stunting trees’ growth, the rise in invasive species increasing their rate of mortality and more intense extreme weather events (storms and forest fires). 

Protecting forest sinks is a long-term matter as it involves adapting the composition of forests to the climate conditions of the future. Improving forest resilience generally means making less use of monoculture forestry offering rapid yields, planting a diverse range of species resistant to climate stress and paying greater attention to water cycles.

Global warming and “water scarcity” 

Global warming is disrupting how societies function through its impact on the water cycle. The European measures set up since the Water Framework Directive adopted in 2000, supplemented by more targeted texts such as those concerning nitrates and environmental quality standards, do not take the scale of these impacts into account. As for agriculture and forestry, the challenges of climate change and biodiversity will require an overhaul of these sectoral measures. 

One difficulty is that the players involved often misunderstand these impacts, believing that global warming will increase the scarcity of water. Taking this into account therefore means reinforcing existing regulations to combat waste and promote water sobriety. The reality is more complex, however. Global warming in no way increases the scarcity of water. On the contrary, it intensifies the water cycle by increasing the total amount of precipitation while disrupting its distribution in space and time. 

Within the European Union, the impacts of this will vary considerably. Southern Europe will experience greater hydric stress and increasingly frequent devastating episodes of intense precipitation, while in northern Europe, the total amount of precipitation will increase, as will its irregularity. The water policy is going to have to adapt to many changes in the risk mapping, not all of which can be predicted with certainty. 

The new challenges facing the water policy clearly reveal the interdependence between sectoral approaches and the global climate and biodiversity challenges. The winning strategies will be those that make positive use of this interdependence. For example, storing water in farmland thanks to agroecology can help to combat the risk of a hydric deficit and store carbon in the soil. Used in river basins, agroecology limits the risk of flooding and helps purify fresh water while avoiding costly investment upstream.

2.E.-Perthuis-1

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