Nicole ALIX
Présidente de La Coop des Communs et administratrice de Confrontations Europe
Les business models des géants numériques tendent au monopole, sans assurer de véritable redistribution aux communautés qui créent la valeur, ni répondre aux défaillances de marché et à la nécessité de biens communs. Il est temps pour l’UE de faciliter aussi l’émergence de plateformes équitables et solidaires.
Les plateformes numériques sont au cœur de l’économie dite « collaborative ». Elles constituent des outils puissants de mise en relation, de partage et de coopération. Elles posent aussi des questions de propriété et de gouvernance. En effet, la plupart des industries numériques prônent le partage, la décentralisation et la démocratie, mais elles sont aussi captées par des monopoles « netarchiques », selon l’expression de Michel Bauwens.
On ne peut pas se contenter de décrire les dangers de concentration et de captation de la valeur par des firmes toutes puissantes de la mutation numérique et leur imposer des régulations qui datent de l’ère industrielle. On peut éclairer l’avenir et les décideurs publics avec des modèles diversifiés de solutions « en communs ». Celles-ci revêtent souvent des formes d’organisations collectives de l’économie sociale et solidaire : coopératives, associations, mutuelles.
Partout en Europe et dans le monde, des citoyens et des entrepreneurs, des collectifs inventent de nouvelles formes de partage et de coopération pour créer, préserver ou accéder à des biens et des services en « communs ». Leurs objectifs d’équité et de redistribution les distinguent fondamentalement des plateformes numériques qui captent la valeur créée par leurs contributeurs et utilisateurs en se situant au-dessus des lois et de la justice sociale.
Par exemple, le mouvement « Platform Cooperativism », lancé fin 2015 à New York réunit des plateformes coopératives gouvernées par leurs utilisateurs et qui redistribuent de la valeur dans les communautés qu’elles animent. Il a trouvé écho dans les groupements qui, en Europe, militent pour une économie numérique de justice et de partage. Le modèle coopératif est plébiscité pour construire des plateformes numériques équitables et solidaires, qui peuvent aussi permettre à l’économie sociale et solidaire de réinventer son modèle de gouvernance décentralisée.
Préservation des biens communs
« La diversité des formes d’entreprendre est consubstantielle du modèle social européen autant que le dialogue social », rappelle Luca Jahier, Président du groupe III du Comité économique et social européen (CESE). Favoriser des dynamiques de mobilisation diversifiées, éviter le modèle unique, la polarisation qui implique l’appauvrissement, prendre soin des exclus des transitions, inventer de nouveaux modèles gagnants, voilà des enjeux qui s’inscrivent dans une perspective de préservation des biens communs, dont le plus fragile est sans doute celui de la construction des liens sociaux.
Le CESE a donc permis à 6 organisations proches de l’économie sociale et solidaire et des communs(1) de faire découvrir, le 5 décembre dernier(2), à près de 200 personnes des expériences innovantes de plateformes coopératives, dans le domaine de la culture (1DLab, première plateforme de streaming équitable), de l’alimentation durable (BeesCoop, supermarché coopératif), du foncier (Dynamocoop, coopérative immobilière pour des lieux de création collectifs), des échanges de services entre entreprises (France Barter) et de prise de décision collective à distance (Loomio, créé par Inspiral). Cette conférence a été aussi l’occasion d’échanger sur les questions de régulation : propriété des données (qui conduit actuellement à la constitution de monopoles), rémunération et protection sociale des travailleurs, financement des nouveaux modèles d’affaires, avec des financements participatifs et des monnaies locales, mais aussi de pointer leurs attentes vis-à-vis de l’Union européenne, des États et des collectivités locales, et de promouvoir de possibles partenariats entre mondes coopératifs, des communs, des villes…
Ces modèles coopératifs méritent reconnaissance et soutien, comme une partie intégrante du projet politique européen. La réglementation européenne gagnerait à les aider à répondre aux réelles défaillances de marché et à nourrir le bien commun et l’intérêt général, tout en responsabilisant les consommateurs et en protégeant les travailleurs. Ainsi, l’UE peut d’autant moins continuer à se contenter de voir l’économie collaborative comme un nouveau marché, que les « bienfaits de l’automatisation », sur la redistribution que certains mettent en avant, n’apparaissent pas toujours en termes monétaires : taxer les robots pour générer de nouvelles recettes publiques et une possible redistribution n’est pas une solution si simple à mettre en œuvre…
1) La Coop des Communs, Confrontations Europe, P2P Foundation, SMart, Ouishare, Cecop.
2) Cf. les présentations et les enregistrements audio sur le site de Confrontations Europe : https://confrontations.org/restitutions-de- travaux/vers-une-economie-collaborative-equitable-et-participative-le-role-des-plateformes-cooperatives.
À NOTER : En février, un Interface revenant sur les temps forts de la conférence sur les « communs » sera publié.