Bâtir une UE fiscalement forte

Delphine SIQUIER-DELOT

Analyste senior, Institut Friedland

En novembre prochain, la Commission européenne devrait présenter deux propositions de directive sur l’harmonisation de la fiscalité directe européenne, avec pour objectif la relance de l’« assiette commune consolidée à l’impôt sur les sociétés » (ACCIS).

Le projet d’harmonisation fiscale européenne ne date pas d’hier et trouve ses racines dans d’importants travaux menés dès les années soixante qui abordaient déjà la question de l’harmonisation des régimes d’imposition des sociétés au niveau de l’assiette mais aussi des taux(1). Cette question, toujours d’actualité aujourd’hui, soulève d’épineux enjeux tant pour les États membres que pour les entreprises.
Pour mieux appréhender les enjeux d’aujourd’hui, il importe de revenir sur le projet d’ACCIS (assiette commune consolidée à l’impôt sur les sociétés) tel qu’il avait été proposé en 2011 par la Commission. Après plus de dix années de collaboration avec des experts des administrations nationales et du monde des affaires, la Commission européenne présentait le 16 mars 2011 une proposition de directive(2) qui a abouti à la naissance de l’ACCIS ou CCCTB(3) en anglais. Avec pour ambition première de réduire les charges administratives et les coûts de mise en conformité des entreprises opérant dans plusieurs États membres.

Dans le projet de 2011, le système devait être optionnel. Il s’agissait de permettre aux entreprises de calculer leur base imposable non plus selon vingt-sept systèmes fiscaux mais selon un mode de calcul harmonisé au niveau européen. La tête de groupe soumise à l’ACCIS devait établir un seul résultat fiscal, somme algébrique issue des résultats nets bénéficiaires et déficitaires du groupe.
Un mécanisme de répartition devait ensuite permettre de redistribuer l’assiette taxable entre les États membres où la société était active selon une clé de répartition comprenant trois facteurs (un tiers les immobilisations corporelles, un tiers la main-d’œuvre et un tiers les ventes). Une fois l’assiette imposable répartie, les États membres restaient libres d’imposer la part qui leur revenait en appliquant leur taux national d’impôt sur les sociétés. Mais les États membres, soucieux de leur souveraineté, n’ont finalement jamais adopté ce texte.

Imposition équitable
Cinq ans plus tard, qu’en est-il ? Aujourd’hui, le contexte a changé. Le sujet de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales concentre toute l’attention de l’opinion publique. Le débat autour de la notion d’imposition équitable invite à s’interroger sur ce que devrait être un nouveau système fiscal plus efficace, plus juste et surtout plus transparent.
Profitant de la pression du Parlement et de l’opinion publique pour faire avancer le projet, la Commission réaffirme la nécessité d’assurer une imposition plus proche du lieu où les bénéfices sont réalisés et place l’assiette commune consolidée au cœur de son plan d’action présenté en juin 2015(4). Faisant ainsi écho aux discussions en cours au niveau international dans le cadre des travaux BEPS de l’OCDE, la Commission présente l’assiette commune consolidée comme un puissant instrument pour lutter contre l’évasion fiscale des entreprises, permettant notamment de supprimer les disparités entre les systèmes nationaux qui sont souvent exploitées par ceux qui se livrent à la planification fiscale agressive tels que les prix de transfert, les régimes fiscaux favorables aux brevets (patent boxes) et l’endettement…

Pour mieux faire passer cette ambitieuse réforme et faire fi des blocages antérieurs (notamment sur la clé de répartition), comment la Commission compte-t-elle s’y prendre ? Elle préconise une approche en deux temps, avec pour objectif de présenter en novembre prochain deux propositions de directive(5). La première visera d’abord à mettre en place l’assiette commune avec un mode de calcul du bénéfice imposable harmonisé au niveau européen. La seconde, introduira, à un stade ultérieur, la consolidation pour permettre aux entreprises établies en Europe de compenser leurs pertes et profits au niveau de leur société mère. Selon certaines associations d’entreprises(6), l’assiette commune sans la consolidation ne peut être considérée comme une solution pérenne dans la mesure où seule la consolidation permettra de résoudre les questions de prix de transfert, de compensation des pertes transfrontières et de lutter de manière efficace contre la planification fiscale agressive. Enfin, si l’approche graduelle peut s’avérer stratégique politiquement, l’on peut craindre qu’elle soit source d’incertitudes pour les entreprises. À moins qu’un calendrier précis de mise en œuvre de la consolidation soit prévu dès le départ… ?

Par ailleurs, l’assiette commune deviendrait obligatoire, au moins pour les entreprises multinationales(7), afin d’éviter que celles qui se livrent à des stratégies fiscales agressives ne puissent avoir le choix de décider d’opter ou non pour l’ACCIS, en fonction de ce qui pourrait être le plus avantageux pour elles. Certains lobbies essayent déjà de faire pression pour rendre cette réforme optionnelle. Mais si l’ACCIS était rendue obligatoire, ne risquerait-on pas de rendre le processus d’accord politique plus long et plus complexe ?

Vers une convergence des taux ?
À supposer que le projet aboutisse et que les assiettes s’harmonisent au niveau européen, le taux deviendrait alors l’une des composantes essentielles de la souveraineté fiscale des États membres. La fixation d’une assiette commune pourrait-elle constituer un premier pas pour faire converger les taux de l’impôt sur les sociétés ? Ce débat, que la Commission s’est toujours refusé d’ouvrir, est éminemment sensible au regard des questions de souveraineté fiscale qu’il pose.
Actuellement, les écarts de taux nominaux de l’impôt sur les sociétés sont considérables entre pays européens (de 12,5 % en Irlande à 33,33 % en France voire 34,43 % avec la contribution sociale sur les bénéfices pour les grandes entreprises). Mais derrière ces écarts de taux se cachent des divergences d’assiette. Et l’on ne parle ici que des taux apparents et non des taux effectifs d’imposition…
De manière rationnelle, l’on peut se dire que selon que l’assiette actuelle est plus ou moins étroite par rapport à l’assiette cible de la directive, elle devrait conduire certains États membres à augmenter leurs taux pour compenser la perte d’assiette en résultant, tandis que d’autres trouveront mécaniquement de nouvelles opportunités de baisse des taux profitant de l’occasion créée résultant de l’élargissement de l’assiette(8).

Aller dans le sens de l’harmonisation c’est accepter de renoncer à agir sur des leviers fiscaux actuellement au cœur des stratégies budgétaires et économiques nationales. L’ACCIS invite à repenser la question même de l’attribution des profits dans l’espace européen, ce qui n’est pas sans incidence budgétaire pour les États membres. Pour faire avancer le débat et le rendre plus transparent, les décideurs et les acteurs économiques ont besoin d’une évaluation plus fine des impacts financiers d’un projet d’une telle envergure. La tâche est délicate et complexe. Mais pas impossible ?
Des interrogations demeurent. Les institutions européennes sont-elles en capacité d’être en phase avec les enjeux d’une économie mondialisée qui nécessite adaptabilité et réactivité ? La règle de l’unanimité qui prévaut en matière fiscale est-elle toujours opportune et adaptée aux nouvelles contraintes auxquelles doivent faire face nos économies ? Par là même, le projet de l’ACCIS, conçu dans ses grandes lignes il y a presque quinze ans, est-il toujours pertinent au regard des nouvelles approches développées par l’OCDE ?

Au-delà de ces questions bien sûr majeures, parviendra-t-on à un accord sur une assiette commune consolidée dans sa version « un C » ou « deux C » ? Pour éviter que ce projet ne tombe une nouvelle fois sous les fourches caudines de l’unanimité, la Commission compte sur la « coopération renforcée », un mode de décision qui permet de se mettre d’accord en comité restreint (au moins neuf États membres).
Au Parlement européen, ce projet d’harmonisation est plébiscité et soutenu. Et de manière très active par Alain Lamassoure, président de la commission spéciale « Taxe » du Parlement européen. De son côté, la Commission souhaite avant tout créer les bonnes conditions pour redonner aux États membres l’envie de se lancer dans cette voie. Pour construire une Union fiscale forte et structurée.

1) Cf. le rapport Neumark en 1962, puis le rapport Tempel en 1970.
2) Conférence de presse de Algirdas Semeta, 16 mars 2011, IP/11/319.
3) CCCTB : Common Consolidated Corporate TaxBase.
4) Plan d’action Commission européenne, 17 juin 2015, COM(2015) 302 final, « Un système d’imposition des sociétés juste et efficace au sein de l’Union européenne : cinq domaines d’action prioritaires ».
5) Selon les informations dont nous disposons à l’heure où nous bouclons ce numéro.
6) Ces dernières ont pu notamment s’exprimer dans le cadre de l’appel à consultation publique lancé par la Commission européenne et ouvert du 8 octobre 2015 au 8 janvier 2016. 175 contributions ont été reçues.
7) Aucun seuil n’étant précisé à ce stade.
8) Cf. récente étude d’Ernst & Young : « Compétition fiscale et projet d’une assiette commune de l’IS en Europe », mai 2016.

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