Une stratégie industrielle « Made in Europe 2035 » pour le numérique européen et au-delà
Par Victor Warhem
Alors que l’AI Action Summit vient de se clore à Paris, que des centaines de milliards d’euros d’investissements ont été annoncés dans le numérique en France et en Europe, de nombreuses voix s’élèvent pour mettre en avant le besoin de repenser la stratégie européenne en matière de numérique.
Une relation transatlantique profondément déséquilibrée dans le numérique
Ce discours s’appuie tout d’abord sur une relation transatlantique, en la matière historiquement déséquilibrée, à la faveur des États-Unis. Alors que les investissements et l’innovation vont bon train dans le numérique outre-Atlantique depuis les années 1950, et que les entreprises américaines à succès mondial des dernières décennies en sont issues, l’Europe, elle, se démarque exclusivement sur des marchés de niche sans parvenir à structurer un secteur pourtant en forte croissance. Aujourd’hui, Google (Alphabet), Amazon, Facebook (Meta), Apple, Microsoft, qu’on regroupe communément en « GAFAM » ou depuis peu en « Sept Magnifiques » avec l’ajout de Nvidia et Tesla, constituent le cœur de l’économie numérique occidentale – voire mondiale, à l’exclusion de la Chine – et les Européens peinent à rivaliser.
Le caractère structurant des GAFAM leur permet de capter l’essentiel de la valeur ajoutée du secteur tout en leur conférant un pouvoir de marché extraordinaire, notamment en termes d’accès aux marchés de niche qu’elles contrôlent majoritairement en Europe dans la chaine de valeur du numérique (semiconducteurs, cloud, serveurs, ordinateurs, systèmes d’exploitation, plateformes numériques, voire logiciels/applications). C’est la raison pour laquelle la Commission européenne a cherché à réduire leur pouvoir de marché en les forçant grâce au Digital Markets Act à ne pas abuser de leur position de « gardiennes des portes » sur les marchés numériques, au détriment d’entreprises européennes souvent en bout de chaine. On peut noter néanmoins qu’à l’inverse, l’European Data Act, qui a eu pour effet depuis 2020 d’améliorer sensiblement la qualité moyenne des données exploitables en Europe, a largement profité aux GAFAM, seuls acteurs véritablement en mesure de pleinement en tirer profit.
Une nouvelle politique américaine du numérique sans concession
Que peut changer le second mandat de Donald Trump en la matière ? Depuis le 20 janvier, le président américain et son équipe ont surtout cherché à faire passer des messages. Via un premier executive order, toutes les réglementations fédérales en lien avec l’intelligence artificielle (IA) ont été abrogées, témoignant d’une volonté de conserver à tout prix le leadership à long-terme dans ce secteur, jugé clé pour tout le reste de l’économie – à commencer par l’innovation, que l’IA semble en voie d’accélérer. Par ailleurs, un second executive order a interdit toute tentative fédérale d’interférer avec les politiques de modération de contenu des plateformes numériques aux États-Unis. De même, le Vice-président Vance a exigé, juste après son entrée en fonction, de l’Union européenne qu’elle cesse de forcer les plateformes américaines du numérique à se conformer au Digital Services Act européen, qui introduit notamment l’obligation d’observer à la lettre les politiques nationales de modération de contenus numériques.
Ces différents signaux, associés à une attitude américaine, dans le cadre de l’AI Action Summit, agressive et dominatrice à l’égard de l’Europe et, une mise en sommeil très probable du Trade and Technology Council transatlantique, institué en 2021, dessinent une nouvelle politique américaine en matière de numérique sans concession, au moment où la Chine est plus qu’en mesure de rivaliser en termes de leadership technologique, avec le risque donc de voir nos dépendances en la matière instrumentalisées à des fins politiques. C’est pourquoi l’Union européenne va devoir se battre pour, d’une part, appliquer ses politiques destinées à limiter le pouvoir des grandes acteurs américains du numérique en Europe et, d’autre part, pour devenir structurante sur les marchés mondiaux, notamment dans le secteur de l’IA.
L’IA : une opportunité historique de remettre l’Europe dans la course au numérique
En effet, pour nous protéger efficacement de toute dépendance stratégique potentiellement catastrophique à l’égard des États Unis en matière de numérique, nous devons chercher à rivaliser avec eux tout comme avec la Chine, sur les marchés cruciaux de la chaine de valeur du numérique.
L’essor actuel de l’IA, notamment de l’IA de confiance, doit servir de tremplin à cette nouvelle économie européenne du numérique dont la maturité pourrait être atteinte à un horizon 2035. Pourquoi 2035 ? Car 10 ans est une durée appropriée en matière d’innovation pour changer de modèle, comme l’a prouvé la Chine avec sa stratégie « Made in China 2025 ». Et comme le secteur connait un bouleversement majeur avec l’arrivée des IA génératives, et probablement plus encore avec leurs évolutions à venir, l’Europe bénéficie d’une opportunité historique de se remettre dans la course au numérique.
Une stratégie industrielle européenne à développer sur toute la chaine de valeur du numérique
En amont de la chaine de valeur, la demande liée à l’essor de l’IA favorise le développement des puces d’un nouvel ordre, dont les représentantes emblématiques sont les Graphical Processing Units (GPU) de Nvidia. Dans ce cadre, l’Union européenne pourrait proposer un Chips Act 2 destiné essentiellement aux acteurs européens, mais également favoriser la consolidation dans ce secteur en Europe afin de proposer des alternatives européennes, alors que les Projets Importants d’Intérêt Européen Commun (PIIEC) consacrés aux semi-conducteurs ne semblent pas porter leurs fruits, et que la Chine, elle, est en passe de devenir un vrai rival des acteurs établis avec Huawei et SMIC.
Dans le cloud, auquel les entreprises auront d’autant plus recours à mesure que l’IA prendra son essor, aucun acteur européen n’est en mesure de rivaliser sérieusement avec les acteurs américains que sont Amazon Web Services, Google Cloud, ou Microsoft Azure. Les acteurs américains détiennent en effet près de 70% de ce marché à l’heure actuelle. Pourtant, les alternatives européennes existent (Gaia-X, OVHcloud, Scaleway, Aruba Cloud, etc.) mais il est probable ici qu’une consolidation européenne permette de changer la dynamique sur ce marché. Et il le faut car il est extrêmement stratégique. En effet, l’Europe cherche à garantir la conformité du traitement des données personnelles vis-à-vis du règlement général de protection des données (RGPD). Or, s’appuyer principalement sur des acteurs américains pour les gérer, alors qu’elles sont susceptibles d’être envoyées aux États Unis où, malgré le Data Privacy Framework, l’état américain pourrait y avoir accès via son Cloud Act, constitue en réalité un danger réel en matière de souveraineté.
S’agissant du matériel (serveurs, ordinateurs) et des systèmes d’exploitation, l’Europe ne semble pas en mesure, ni de près ni de loin, de rivaliser avec les États-Unis, où Microsoft, Apple, et Google règnent en maitres. Pour autant, compte tenu des opportunités qu’offre l’IA en matière d’accélération de la création logicielle, il n’est pas absurde de penser à une mission Moonshot européenne destinée à créer des systèmes d’exploitation européens. La Chine l’a fait avec HarmonyOS en 2019, pourquoi pas nous ? Cela semble plus difficile pour le matériel mais qu’est ce qui nous en empêche véritablement hormis un manque de volonté politique et par conséquent d’investissements européens ? Ce sont ces marchés qui contrôlent la distribution du numérique, ils sont plus que clés pour nous assurer une souveraineté européenne en la matière.
Il en va de même pour les logiciels d’IA (modèles de fondation, agents d’IA) et autres, dont les investissements actuels en Europe devraient continuer à augmenter afin de mettre sur pied un véritable écosystème européen compétitif. Nous aurons en effet tout à gagner à développer nos propres champions pour répondre à notre propre demande – Deepseek a montré que cela était possible en à peine plus d’un an.
Une stratégie industrielle européenne qui devrait dans la méthode s’inspirer des réussites américaines et chinoises
Pour ce faire, l’Union européenne peut s’appuyer sur les rapports Draghi, Letta, Heitor ou Tirole de 2024. Budget européen élargi favorisant l’innovation, approfondissement du marché intérieur notamment avec un 28ème régime pour les entreprises innovantes, constitution de marchés de capitaux européens, encouragement de l’entrepreneuriat et refonte des modèles éducatifs… nous savons comment faire. Il convient néanmoins d’ajouter deux projets pour mettre sur pied une véritable stratégie « Made in Europe 2035 », notamment dans le numérique, afin de rééquilibrer nos rapports en la matière avec les États-Unis.
Nous pourrions nous appuyer, d’une part, sur une agence européenne pour l’innovation de rupture de défense, inspirée des méthodes américaines éprouvées de la Defense Advanced Research Project Agency (DARPA), et guidée par des objectifs technologiques clés pour notre souveraineté européenne. Il ne faut en effet pas oublier que l’Internet est né de l’Arpanet, développé à la DARPA dans les années 1960, et que 80% des composantes de l’IPhone ont au début de leur développement été financés par cette même institution, selon Mariana Mazzucato. L’innovation duale a donc historiquement eu un impact considérable sur le développement des industries numériques. Dans ce cadre, puisque les dépenses de défense seront très probablement désormais exclues du Pacte de Stabilité et de Croissance, comme l’a récemment annoncé Ursula von der Leyen, pourquoi ne pas financer cette agence novatrice, d’abord via de la dette nationale ou commune à hauteur de quelques milliards d’euros par an, puis via le cadre financier pluriannuel 2028-2034, afin de nous aider à retrouver un avantage comparatif dans le secteur du numérique ?
D’autre part, à cette approche « top-down » pourrait s’associer une approche « bottom-up », inspiré du modèle « nation entière » chinois (Juguo), où les projets technologiques les plus prometteurs – ici dans le numérique – sélectionnés de manière décentralisée auraient accès à des conditions de financement et de développement exceptionnelles dans la mesure où, comme son nom l’indique, tous les acteurs économiques (universités, États, grandes entreprises, marchés financiers, etc.) devraient intervenir pour favoriser leur succès. Contrairement à ce que la majorité des Européens croit, la Chine est désormais une vraie source d’inspiration en matière d’innovation, et nous aurions tort de ne regarder que de l’autre côté de l’Atlantique.
Gagner notre souveraineté numérique, c’est protéger notre modèle et rester dans l’Histoire
Voilà en somme ce dont l’Union européenne a besoin pour rééquilibrer sa relation avec les États-Unis en matière de numérique. Lorsqu’on observe les incartades incessantes des géants américains dans notre vie politique, il va de soi que ce rééquilibrage est plus que jamais une priorité. Il en va de notre modèle européen, de nos démocraties. Et de la paix.
 l’aide d’une stratégie « Made in Europe 2035 » assumée et mise en œuvre, nous aurons l’opportunité de peser à tous les étages de la chaine de valeur du numérique, à commencer par l’IA.
C’est notamment ainsi que l’Europe protègera son modèle sans sortir de l’Histoire, au moins dans les décennies à venir.
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