Pour une vraie Europe de l’énergie

Michel Derdevet

Président de Confrontations Europe, 

Ancien Secrétaire général et membre du directoire d’Enedis

Le Sommet européen de la mi-juillet, qui a entériné le lancement du plan de relance de 750 M€ et confié à la Commission européenne la compétence réelle (et inédite) de lever de l’emprunt au bénéfice des citoyens européens touchés par la crise sanitaire, ne doit pas nous faire oublier la nécessité de penser à de grands objectifs communs, et à mutualiser plus que jamais nos démarches économiques et industrielles. 

L’Europe ne peut pas se résumer à un exercice comptable de redistribution intergouvernemental, version « monnaie hélicoptère » appliquée aux Etats membres, dont la « frugalité » – confondue avec la saine gestion des finances publiques – serait le seul horizon politique1 ! Si l’Europe veut s’affirmer comme un acteur économique et industriel fort et souverain, elle doit s’en donner les moyens, avec de nouvelles ressources propres (taxe sur le plastique non recyclé, mécanisme d’ajustement carbone aux frontières européennes, taxe GAFA…), et surtout privilégier son unité, en mettant au second rang le « narcissisme des petites différences » entre Etats membres. Au titre des politiques communes à impulser, figure toujours, et plus que jamais, la politique énergétique, qui fut à l’origine historique du projet européen (en 1952, de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier – CECA, et en 1958 de la CEEA – Communauté européenne de l’Energie atomique), mais qui est devenue aujourd’hui une ardente obligation, compte tenu des enjeux planétaires liés au dérèglement climatique.

La décarbonation du mix énergétique européen à l’horizon 2050, posée comme objectif par la Présidente von der Leyen dès juillet 2019, doit rester une priorité majeure pour notre continent, et ne doit pas souffrir d’arbitrages à la baisse. Cela passe à l’évidence par une dépendance moindre aux énergies fossiles importées (charbon, pétrole, mais aussi gaz), qui renvoient aux deux siècles passés, car elles grèvent à la fois la souveraineté politique, le pouvoir d’achat  et la compétitivité de l’Union. Et, de ce point de vue, il y a urgence2. Les Etats membres sont autonomes dans le choix de leurs sources d’approvisionnement et de leur mix énergétique, mais au final cela se traduit, année après année, par une aggravation récurrente de la dépendance énergétique de l’Union3. 

 

Sortir de l’opposition renouvelables/nucléaire

Même si ces dernières années, la part des énergies renouvelables produites sur le sol européen s’est accrue, la dépendance à des importations d’énergies fossiles a elle aussi augmenté. Il faut donc rapidement, à la faveur de la crise, amorcer un virage vers des énergies endogènes, concourant toutes à l’objectif de décarbonation des économies européennes. Et sortir, au plus vite, des débats de chapelle sur la composition du mix de production. L’opposition renouvelables/nucléaire, historique et lancinante en Europe, est sclérosante et ne permet pas en tout cas de converger, entre Européens, autour d’espaces de travail communs. Parmi ceux-ci, en paraphrasant Fatih Birol, le directeur de l’AIE (Agence internationale de l’Energie), « il faut à la fois mobiliser l’efficacité énergétique, les énergies renouvelables, le vecteur électrique et l’hydrogène ».  

Concernant l’efficacité énergétique, elle recèle un potentiel formidable. L’Agence internationale de l’Energie évalue ainsi que des efforts soutenus en matière d’efficacité énergétique permettraient de diminuer de 30% les émissions de CO2. Rien qu’en France, les outils mis en place depuis la directive du 25 octobre 2012 et la loi de transition énergétique pour la croissance verte (TECV) du 18 août 2015 sur ce volet efficacité énergétique sont nombreux : contrats de performance énergétique, certificats d’économie d’énergie, audit énergétique, diagnostics performance énergétique, règlementations thermiques… Tout vise à faire du consommateur un consomm’acteur. Encore faut-il, pour cela, que ces actions soient moins complexes et plus lisibles. 

Concernant les énergies renouvelables, elles ont, au premier semestre 2020, franchi un cap historique. Pour la première fois, elles ont généré en Europe 40% de l’électricité produite sur les six premiers mois de l’année (+11%), contre 34% pour les combustibles fossiles, faisant reculer de 23% les émissions de CO2. Mais ce basculement, certes dû au confinement (qui a généré une baisse de la demande de l’ordre de 7%), interpelle quant à ses effets « collatéraux » : le maintien de la tension et de la fréquence sur les réseaux électriques a été durant toute cette séquence un enjeu majeur pour les gestionnaires de réseaux, avec des inquiétudes notamment en Allemagne et au Royaume-Uni. Plus que jamais, la solidarité et l’interconnexion des réseaux, au coeur historique de l’Europe de l’énergie, doivent donc être encouragées et prolongées. Loin du mythe de sources d’énergie uniquement locales, le développement des productions décentralisées suppose des infrastructures connectées et solidaires pour les acheminer et éviter le grand « black out ». Ce sera tout l’enjeu des prochains projets d’intérêt commun dans le domaine de l’énergie (PIC)4, qui ne devront plus uniquement raisonner de manière macro-économique, en terme d’interconnexions (électriques ou gazières) entre pays, mais aussi embarquer les réseaux locaux de distribution, qui collectent dans les territoires européens les énergies renouvelables et sont les architectes de leur essor.

 

Le grand chantier de l’hydrogène bas carbone

L’Europe est la zone du monde qui offre en l’état la meilleure qualité de services énergétiques, mais cet atout est fragile et doit être conforté. Car les réseaux énergétiques sont soumis à un cahier des charges profondément renouvelé dans le cadre de la transition énergétique5. A l’image du New Deal de Roosevelt, on pourrait donc choisir d’incarner la relance de l’économie européenne par des investissements directement destinés au renforcement des interconnexions électriques européennes, mais aussi à l’enfouissement et à la digitalisation des réseaux de distribution d’électricité. Cela permettrait de relancer la solidarité énergétique européenne, en augmentant et en sécurisant les échanges aux frontières, et irait à l’évidence dans le sens du Green Deal. 

On pourrait aussi envisager un plan massif de développement des recharges électriques, permettant de relancer la mobilité verte, ce qui indirectement pourrait aider le secteur automobile. Les centaines de milliards d’euros nécessaires pourraient être mobilisés par l’intermédiaire de l’émission de networks bonds, qui financeraient l’entretien, la modernisation et le développement des réseaux énergétiques européens. Ce système est d’ailleurs souhaité par plusieurs pays européens. 

Le dernier grand chantier européen à impulser concerne l’hydrogène bas carbone, qui est l’un des vecteurs énergétiques d’avenir pour décarboner notre économie. En effet, l’hydrogène bas carbone peut être utilisé en tant qu’intrant dans des process industriels, carburant pour la mobilité, solution d’autonomie énergétique ou solution de stockage pour aider à l’intégration massive des énergies renouvelables électriques au réseau. Il peut également venir alimenter les réseaux de gaz existants en substitution au gaz fossile (jusqu’à 10% d’ici 2030 selon les estimations des principaux acteurs gaziers français). 

La Commission européenne elle-même a présenté le 8 juillet dernier un plan stratégique pour l’hydrogène vert, avec un objectif de capacité d’électrolyse installée de 6 gigawatts (GW) en 2024, et de 40 GW en 2030 (permettant de produire alors 10 millions de tonnes d’hydrogène renouvelable). Pour y parvenir, une « Alliance européenne pour un hydrogène propre » a été créée sur le modèle de l’Alliance européenne des batteries (AEB), créée en 2017. Le but est de développer la demande et les capacités de production d’hydrogène vert par électrolyse de l’eau à partir d’énergies renouvelables, et de contribuer ainsi en 2050 à 14% de la consommation finale d’énergie en Europe.

La crise de la Covid-19 a bouleversé nos modes de pensée, et la sortie de crise passera à l’évidence par beaucoup d’imagination, et pour reprendre la formule de Danton, par « de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace » afin de ne pas laisser les Etats-Unis et la Chine nous considérer comme un terrain de jeu industriel annexe !

 

1 Quand on compare les chiffres, les 750 M€ du bienvenu plan de relance sont à rapprocher des 14.000 M€ du PIB de l’Europe. En l’état, avec 150 M€/an, le budget de l’Union européenne arrive à peine à 1% de la richesse produite chaque année, et le prochain cadre financier pluriannuel 2021-2027, doté sur six ans de 1074 M€, reste, dans cette épure, à comparer au budget fédéral annuel des Etats-Unis, de 4700 M$ en 2020 !

2 La facture énergétique actuelle, pour l’ensemble de l’Union, est d’environ un milliard d’euros/jour travaillé

3 L’UE dépend pour 54% de sa consommation d’énergies fossiles importées, alors qu’en 1990, celles-ci ne représentaient que 44 % du total

4 Les PIC sont des projets d’infrastructure transfrontalière qui relient les systèmes énergétiques des États membres de l’UE. https://www.synopia.fr/rapport-les-reseaux-delectricite-vecteurs-du-nouveau-modele-europeen-decarbone/

5 A lire le rapport rédigé par l’auteur intitulé Les réseaux d’électricité, vecteurs du nouveau modèle européen décarboné sur le site synopia.fr

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