L’enjeu de souveraineté culturelle

Auteur : Jean-Noël Tronc

directeur général de la Sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique)

L’Union européenne détenait quatre des cinq marques de téléphone les plus vendues en 2003. Dix ans plus tard elle n’en avait plus aucune. Pourquoi ? Jean-Noël Tronc, directeur général de la Sacem, revient sur cet enjeu nécessaire de souveraineté européenne, marquée dans le domaine du numérique par une belle victoire, celle de la Directive sur le droit d’auteur.

 L’Europe n’a pas dit son dernier mot ! En se rendant aux urnes plus nombreux que d’habitude – 51 % de participation aux Européennes contre 42,6 % en 2014 – les citoyens européens nous ont adressé un message clair : ils souhaitent garder le contrôle de leur destin, et continuer à peser sur les grandes décisions qui dessineront l’avenir commun de nos 27 pays membres.

Leur choix renforce notre souveraineté européenne, à l’heure où se multiplient les défis : maîtrise de nos frontières et de nos flux migratoires et commerciaux, indépendance de notre politique énergétique et écologique, régulation du secteur numérique… Autant d’enjeux qui placent les pays européens devant la même alternative : soit se replier sur l’échelon national et prendre le risque de la cacophonie et de l’éparpillement, soit rassembler leurs forces et se coordonner pour changer le cours des choses. Plus que jamais, l’Union européenne apparaît comme une échelle d’action indispensable pour mettre en œuvre nos politiques de demain. Mais attention : si ce vote peut nous réjouir, il nous place face à nos obligations également. L’Union européenne a encore du chemin à parcourir avant d’exercer pleinement la responsabilité qui est la sienne, et d’être à la hauteur des espoirs que nous plaçons en elle. Les bonnes intentions ne suffisent plus, ni les ambitions sans moyens.

Pour qui veut comprendre l’ampleur de la tâche qui nous attend, l’exemple du secteur numérique est intéressant. En 2003, l’industrie européenne des télécoms était la première au monde, et comptait quatre des cinq marques de téléphone les plus vendues. En 2013, plus aucune d’entre elles n’est européenne. Que s’est-il passé ? L’Europe a sacrifié sa souveraineté numérique sur l’autel d’un consumérisme de court-terme. En demandant aux opérateurs de réduire drastiquement leurs marges, et en les soumettant à un système d’enchères très coûteux pour l’attribution des fréquences 3G, elle a contribué à affaiblir leur position au sein de notre industrie numérique et culturelle. Résultat : les géants internationaux ont eu les mains libres pour rendre incontournables leurs canaux et leurs contenus, dans tous les États membres. Aujourd’hui, si vous regardez un film ou une série sur Netflix, vous consommez probablement un contenu culturel américain, diffusé sur un terminal qui a été fabriqué en Asie. Cette internationalisation remet en cause notre écosystème de création culturelle, mais également notre capacité à imposer aux acteurs numériques « nos » normes et « nos » règles sur un certain nombre de sujets essentiels pour la démocratie, comme l’égalité face à l’impôt ou la responsabilité éditoriale liée aux contenus haineux et aux fausses informations.

Vision irénique de la mondialisation

Sur l’enjeu de la souveraineté numérique comme sur d’autres, l’Union européenne a été trop naïve. Elle a voulu casser les prix au moment où la Chine développait son propre réseau internet semi-fermé, et où les États-Unis cadenassaient leur marché intérieur avec un droit de la propriété intellectuelle très protecteur. Nous jouons encore avec des règles du jeu que plus personne ne respecte, et qui relèvent d’une vision irénique de la mondialisation : un monde où tous les pays ouvriraient leurs marchés en toute bonne foi et en toute transparence, grâce à des accords de libre-échange parfaitement équilibrés. Mais ce monde n’existe plus, ni dans le numérique, ni dans la culture, ni ailleurs !

Nous devons regarder notre monde tel qu’il est, avec lucidité : un monde plus global et plus incertain, plus numérique et plus connecté ; où la logique de plateforme se substitue à celle de silos industriels, et où certains géants numériques font jeu égal avec les États. Dans ce monde-là, notre priorité doit être d’ouvrir les yeux sur le poids démocratique et économique de l’Europe, et de le mettre à profit pour tisser des relations véritablement équitables avec l’ensemble de nos partenaires : pays, entreprises, institutions internationales… À 27, nous serons bien plus forts pour changer les règles du jeu.

C’est ambitieux ? Oui, mais parfaitement réaliste. Le vote récent de la directive sur le droit d’auteur a montré que cette voie porte tous ses fruits. Ce texte essentiel va garantir aux journalistes, aux entreprises de presse, aux auteurs et aux artistes une meilleure rémunération de la part des grands acteurs de l’Internet commercial. Il prouve que l’UE est capable de se mettre en ordre de bataille pour protéger sa souveraineté économique et politique, et même donner l’exemple au niveau mondial, comme elle l’avait fait avec le RGPD(1). Nous savons maintenant que la démocratie n’est pas condamnée à seulement « s’adapter » à l’évolution de la technologie : nous détenons en nous-mêmes les ressources pour décider quel usage nous voulons en faire, et pour transformer nos choix en actes.

Il nous appartient désormais d’amplifier ce mouvement, afin de construire pierre après pierre l’Europe souveraine dont nous voulons pour demain. Entreprises, responsables politiques, acteurs de la société civile : ce défi doit tous nous rassembler, car il est la clé de notre avenir commun.

  1. Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) est un règlement de l’Union européenne, mis en place en mai 2018, qui constitue le texte de référence en matière de protection des données à caractère personnel.

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